Stimmung et identité narrative

par Michel Vanni

a) Les humeurs et l’identité
Nous nous proposons dans cette étude un retravail de la notion d’identité narrative. Il s’agit pour nous d’explorer quelques pistes en direction d’un élargissement de ce concept, ceci afin d’y intégrer tout un ensemble de phénomènes qui semblent lui échapper. A l’horizon de cette discussion, se profile une mise en question de la notion même d’identité, tant dans ses aspects narratifs et littéraires, que phénoménologiques et psychologiques.
            Le champ de phénomènes qui retient ici notre attention, est celui qui cherche sa traduction à travers les notions bien connues d’humeur, de Stimmung, de tonalité affective ou de disposition affective[1]. Nous voulons d’abord saisir les contours de ce champ à travers ses représentations littéraires. C’est à l’occasion de cette première visée que nous essaierons de cerner le domaine de questionnement qui nous occupe ici. Dans quelle mesure l’humeur fonctionne-t-elle de manière à identifier un “soi-même” ? Quelle est sa “vertu identificatoire” ? Comment s’articule-t-elle à l’action et au récit ? Qui est l’être affecté d’une humeur, et comment ascrire cette identité à partir de sa description ?
            C’est à partir de cette constellation de questions, issues de la manifestation littéraire des humeurs, que nous pourrons ensuite interroger les outils que nous fournit Paul Ricoeur pour une herméneutique de l’identité. Ce sont bien entendu les études qui constituent le recueil Soi-même comme un autre qui retiendront ici toute notre attention[2].
            Il s’agira alors de tenter s’il y a lieu d’élargir cet ensemble de notions chez Ricoeur, en visant un dépassement de l’identité narrative vers son fond humoral. L’espace d’une telle étude n’autorise cependant qu’une première ébauche du problème. Dans un but prospectif, nous ne désirons qu’ouvrir des directions de recherche, sans prétendre dépasser le stade de la mise en questions.
b) Les humeurs dans les récits littéraires
Il n’entre pas dans notre projet de déterminer une typologie exacte des humeurs. Il nous est également impossible d’interroger en profondeur les différents procédés textuels qui les mettent en oeuvre. Nous pouvons néanmoins dégager quelques traits essentiels des humeurs à partir de leur figuration littéraire, pour ensuite pouvoir apprécier leur valeur dans la problématique de l’identité.
            Commençons tout de suite par citer quelques fragments de récits, dans lesquels un ou plusieurs personnages se trouvent affectés d’une humeur. Nous avons essayé de sélectionner des passages correspondant à des types d’humeur les plus variés possibles, et à des genres de récits suffisamment représentatifs sans être trop typés. Le premier exemple est tiré du Lenz de Büchner, le suivant du Loup des steppes de Hermann Hesse, et le dernier provient d’Alexis Zorba, de Nikos Kazantzakis.
            1.“Vers le soir, il arriva au sommet, au champ de neige d’où l’on redescendait vers la plaine, à l’ouest. Là-haut, il s’assit. Cela s’était apaisé vers le soir. Les nuages reposaient au ciel, fermes et immobiles; aussi loin que portait le regard, sommets <sic> se déroulaient en larges pentes, et tout si tranquille, gris, crépusculaire. Il se sentit effroyablement solitaire; il était seul, tout seul. Il voulut se parler à lui-même mais il n’y arriva pas, à peine s’il osait respirer; la flexion de son pied grondait comme le tonnerre sous lui, il dut s’asseoir. Une indicible peur le saisit dans ce néant: il était dans le vide! Il s’arracha de sa place et dévala le versant.
            Il faisait sombre à présent, ciel et terre se confondaient. Il lui semblait que quelque chose était à ses trousses, quelque chose d’effrayant et qui devait le rejoindre, une chose que nul homme ne pouvait supporter, comme si la Démence le pourchassait, montée sur des chevaux. Enfin il entendit des voix; il vit des lumières et se sentit plus léger. On lui apprit qu’il était à une demi-heure de Waldbach.” [3]
            2.“C’est une bien belle chose que ce contentement, que cette absence de douleur, que ces jours supportables et assoupis, où ni la souffrance ni le plaisir n’osent crier, où tout chuchote et glisse sur la pointe des pieds. Malheureusement, je suis ainsi fait que c’est précisément cette satisfaction que je supporte le moins; après une brève durée, elle me répugne et m’horripile inexprimablement, et je dois par désespoir me réfugier dans quelque autre climat, si possible, par la voie des plaisirs, mais si nécessaire, par celle des douleurs. Quand je reste un peu de temps sans peine et sans joie, à respirer la fade et tiède abomination de ces bons jours, ou soi-disant tels, mon âme pleine d’enfantillages se sent prise d’une telle misère, d’un tourment si cuisant, que je saisis la lyre rouillée de la gratitude et que je la flanque à la figure béate du dieu engourdi de satisfaction, car je préfère une douleur franchement diabolique à cette confortable température moyenne ! Je sens me brûler une soif sauvage de sensations violentes, une fureur contre cette existence neutre, plate, réglée et stérilisée, un désir forcené de saccager quelque chose, un grand magasin, ou une cathédrale, ou moi-même, de faire des sottises enragées, d’arracher leur perruque à quelques idoles respectées, d’aider des écoliers en révolte à s’embarquer sur un paquebot, de séduire une petite fille, ou de tordre le cou à un quelconque représentant de l’ordre bourgeois. Car c’est cela que je hais, que je maudis et que j’abomine du plus profond de mon coeur: cette béatitude, cette santé, ce confort, cet optimisme soigné, ce gras et prospère élevage du moyen, du médiocre et de l’ordinaire.” [4]
            3.“Les arbres n’avaient pas encore de feuilles, mais les bourgeons se gonflaient déjà, éclataient, remplis  de sève. Dans chaque bourgeon on sentait la présence de jeunes pousses, de fleurs, de fruits futurs, embusqués, concentrés et prêts à s’élancer vers la lumière. Sous les écorces sèches, sans bruit, en cachette, jour et nuit, se tramait au coeur de l’hiver le grand miracle du printemps.
            Soudain je poussai un cris joyeux. Devant moi, dans un creux abrité, un amandier plein d’audace avait fleuri au coeur de l’hiver, ouvrant la marche à tous les arbres et annonçant le printemps.
            J’éprouvai un grand soulagement. Je respirai profondément la légère odeur poivrée, je m’écartai de la route et allai me tapir sous les rameaux fleuris.
            Je restai là un long moment, sans penser à rien, sans aucun souci, heureux. J’étais assis, dans l’éternité, sous un arbre du Paradis.
            Soudain, une grosse voix sauvage me rejeta sur la terre.
            - Qu’est-ce que tu fais dans ce trou, patron ?” [5]
            Nous pouvons d’emblée constater, à l’oeuvre dans ces textes, la connexion du phénomène de l’humeur avec le travail herméneutique de l’identité. L’identification des personnages (par eux-mêmes comme par le lecteur) ne s’effectue pas uniquement par le jeu d’ascription à un agent d’une série temporelle d’actes. Elle est aussi la résultante d’une certaine configuration affective. Le personnage n’est pas seulement un agent qui délibère en situation, qui accomplit des choix, met en oeuvre des stratégies, et collabore avec d’autres dans cette mise en oeuvre. Il est aussi celui qui ressent la situation, qui s’en trouve affecté selon des modalités qui lui sont propres. Il se distingue et s’identifie alors par son mode d’affection particulier.
            Il nous faut toutefois distinguer deux plans différents de manifestation humorale dans le texte littéraire. L’humeur se manifeste d’une part au niveau des personnages, de leur vécu et des circonstances qui accompagnent leurs actions, C’est ce qui ressort le plus clairement des exemples que nous avons cités. Mais il se trouve cependant un autre plan de manifestation qui ne saurait apparaître directement à partir de tels fragments isolés. Nous voulons parler de la configuration d’humeurs qui se dégage d’un texte ou d’une oeuvre entière, par delà les éléments, événements ou personnages particuliers du récit.
            Toute oeuvre littéraire, tout récit, sécrète une certaine ambiance, une tonalité particulière, par delà sa configuration strictement narrative. Cette tonalité contribue alors de manière déterminante à identifier le monde d’une oeuvre ou d’un auteur. Il se dégage ainsi par exemple de la lecture d’Alexis Zorba une tonalité générale qui résulte de la succession et de l’accumulation des descriptions de paysages, et des moments d’euphorie ou de doute partagés par Zorba et le narrateur. De même que ce dernier (re)découvre au contact de Zorba une joie et une simplicité oubliée, le lecteur ressort de la lecture avec au coeur une modification de son humeur générale, ou de son “style d’être au monde”. Cette modification s’est au moins autant effectuée au niveau des tonalités affectives qu’à celui de la configuration des actions. De même, nous retenons de Tolstoï un certain éclairage affectif sur les hommes et leurs passions. Quelques scènes ressortent plus particulièrement: l’extase du Prince André à Austerlitz (La guerre et la paix), la compassion du même prince à Borodino ou celle de Karénine pour la tromperie de sa femme, les désirs un peu naïfs de Pierre Bézoukhof (La guerre et la paix) ou de Constantin Lévine (Anna Karénine)...etc. Tous ces éléments s’accumulent pour constituer chez le lecteur une tonalité générale, qu’il identifiera à “Tolstoï”, ou au style de celui-ci. Et que dire d’une oeuvre centrée sur les perceptions et les humeurs d’un seul personnage, tels le Lenz de Büchner, ou la Nausée de Sartre.
            Le lecteur pourra ensuite déterminer s’il se sent en harmonie avec telle ou telle tonalité, sécrétée par telle ou telle oeuvre. Il aura une réaction de rejet si celle-ci lui paraît trop sombre ou au contraire trop naïve. Mais sa propre humeur peut changer. Qui donc a envie de lire La Nausée ou 1984 un beau jour de printemps ou la veille de son mariage. Et faites donc lire Le Petit Prince à un dépressif convaincu... Ces relations d’harmonie ou de disharmonie humorale entre lecteur et oeuvre nous paraissent contribuer de manière déterminante à la compréhension ou à la lisibilité elle-même. Je peux comprendre l’univers de Kafka, mais ne pas me sentir touché ou affecté par son ambiance, voire même être repoussé par son aspect noirâtre et oppressant. Voilà qui peut perturber sérieusement, au stade de ce que Ricoeur nomme Mimésis III dans Temps et récit, la refiguration de son expérience par le lecteur.
            Nous n’avons pas le loisir ici de développer une théorie générale de la réception et de la lecture à ce niveau des humeurs. Il nous semble néanmoins important d’ajouter encore un élément à cette esquisse, qui concerne la manière dont le texte agit sur “l’être affecté par les humeurs” du lecteur. Quel type d’interaction est ici à l’oeuvre ? L’élaboration d’une ébauche de réponse peut s’appuyer sur une analogie. Nous faisons l’hypothèse que l’aspect humoral du texte entre en résonance avec le lecteur - et participe ainsi à la refiguration de son expérience - de la même manière que s’opère pour les personnages mêmes des récits une transformation de leur tonalité affective. La plupart du temps, cette transformation est provoquée par le surgissement inattendu (hors de l’espace d’attente et de projet du personnage) d’un événement qui fonctionne alors comme exemple à imiter, ou plutôt comme incitateur ou excitant qui pousse le sujet à s’adapter, à s’harmoniser avec la configuration humorale que cet événement représente. Celui-ci évoque en nous par imitation / adaptation le même état dont il se trouve lui-même déjà investi. Un peu comme le caméléon qui adopte la couleur de l’objet qu’il touche.
            Cet événement peut être une madeleine, une musique, la simple vision d’une réalité triste ou gaie, ou le contacte d’une personne ainsi disposée. Dans l’exemple suivant, tiré de La guerre et la paix, les personnages principaux, Natacha et Nicolas Rostov, sont enchantés par une musique que leur joue leur oncle:
            4.“D’un geste quelque peu théâtral, le coude gauche écarté du corps, il saisit la guitare par le haut du manche, cligna de l’oeil à Anissia et, à la suite d’un accord pur et sonore, entama sur un rythme lent, d’un jeu ferme et posé, non point la barynia mais la fameuse chanson “Le long de la rue, de la rue pavée...”
            Aussitôt le motif de la chanson vibra comme un écho dans l’âme de Natacha et de Nicolas, avec cette même douce gaieté qui émanait de toute la personne d’Anissia Fedorovna. Celle-ci rougit et, se cachant le visage dans son fichu, sortit en riant de la pièce. L’oncle continuait à égrener la chanson avec application. Son jeu était net et énergique. Il fixait d’un regard changé, inspiré, l’endroit que venait de quitter Anissia Fedorovna. Un vague sourire s’estompait sous sa moustache grise et allait s’épanouissant à mesure que le rythme s’accélérait et laissait, pendant les variations, percevoir comme un brisement.
            - C’est charmant, charmant, mon oncle; encore, encore ! s’écria Natacha quand il eut fini. Et, bondissant de sa place, elle courut l’embrasser. - Nicolas, mon petit Nicolas!ajouta-t-elle en se tournant vers son frère comme pour lui dire:-Mais qu’est-ce qui nous arrive ?
            Nicolas aussi était enchanté. L’oncle rejoua la chanson.” [6]
            Ce qui semble frappant dans ce passage, c’est l’association de l’état affectif décrit avec la personne d’Anissia Fedorovna, la femme de l’oncle. Tolstoï reprend ici une idée qu’il avait déjà esquissée deux pages auparavant: en fait c’est toute la maison, tous les objets, toutes les personnes qui y séjournent, même temporairement, qui sont contaminés par le rayonnement de la maîtresse de maison:
            “Elle apporta encore des confitures au miel et au sucre, du jambon et une poularde sortant du four.
            Tout cela était le fruit des soins d’Anissia Fédorovna. Tout cela avait l’odeur et le goût d’Anissia Fedorovna. Tout cela avait sa succulence, sa propreté, sa blancheur et son aimable sourire.” [7]
            L’humeur est contagieuse, c’est une vérité bien connue. Mais cela nous entraîne, par delà cette simple constatation, vers l’idée de style, ou de configuration humorale unifiée d’un lieu ou d’un personnage (ou plutôt “et” d’un personnage[8]) . Nous pouvons également évoquer à partir de cet exemple une des caractéristiques essentielles des humeurs: elles transcendent les objets et les actions. Quels que soient les objets de l’entourage d’Anissia Fedorovna, ils baignent tous dans sa présence comme dans un milieu unifiant. Quels que soient les actes d’Anissia Fedorovna, ils sont imprégnés d’un même style, d’un même rayonnement.
            Cette caractéristique est importante pour la dialectique identificatoire qui se joue entre humeur et action (représentation d’humeur ou représentation d’action). L’humeur semble indépendante des actes pris en eux-mêmes, et paraît les entourer comme un arrière-fond inamovible. Pourtant, n’est-ce pas la somme des gestes et des actes d’un personnage qui produit son style, qui forme sa tonalité caractéristique? Mais aucun de ses faits et gestes ne peut être ici désigné en particulier. Et le même geste produit par A. Roquentin[9] ou A. Zorba ne produira pas la même impression affective sur celui qui l’observe (le même point de couleur, intégré dans un tableau de Van Gogh ou de Klimt non plus). Quelle identité le lecteur reconnaît-il dans ces personnages. Est-ce celle qui résulte de la série de leurs actions, ou celle qui naît de leur configuration humorale, de la manière dont ils vivent ces actions ? La notion de style nous semble se situer à la limite ou dans la zone frontière des deux termes de l’opposition. Nous y reviendrons dans notre conclusion.
            Nous avons déjà évoqué le fait que l’humeur se développe comme un arrière-fond indépendant des objets et des actes particuliers. Cette première caractéristique se trouve connectée à une seconde, tout aussi importante. L’humeur fonctionne également comme un arrière-fond pour le sujet lui-même, comme un horizon qui le dépasse ou dans lequel il baigne, mais qu’il “n’est” pas au sens d’une stricte coïncidence.
            Reprenons nos exemples. Lenz est véritablement “saisi” par la peur et la solitude. Ce sentiment s’installe en lui, le domine. Lui-même aimerait briser cet envoûtement, se ressaisir en propre (“Il voulut se parler à lui-même”), mais quelque chose de plus vaste que lui l’envahit et le déproprie de lui-même. Il parle alors de folie (“la Démence”). L’ennui douillet du quotidien constitue également pour Harry Haller (le “Loup des steppes”), un climat général qui l’oppresse et dont il aimerait se libérer par une action violente. Comme si tous ses actes familiers se trouvaient englués dans la “fade” tiédeur de l’existence bourgeoise, et comme si celle-ci annulait sa singularité et sa fière identité. La joie que ressent le narrateur d’Alexis Zorba devant l’amandier en fleurs est également un sentiment large, qui s’étend autour de lui à toute la nature environnante, qui n’est pas seulement en lui mais hors de lui, comme une vaste atmosphère humorale qui enveloppe tout.
            Si nous résumons ici notre propos, nous pouvons donc dire de l’humeur qu’elle est indépendante des actes et des objets, et qu’elle est également indépendante du sujet, au sens où elle le dépasse, elle le déborde, et qu’il ne s’y retrouve lui-même que perdu en elle. Il est devenu tout entier l’humeur; il s’est fait envahir ou saisir par elle. De plus, elle agit sur le sujet sans s’annoncer, sans se laisser anticiper, par pure contamination involontaire. Nous apercevons immédiatement ce qu’a de troublant, dans le cadre de notre recherche sur l’identité, cette deuxième caractéristique. L’humeur identifie un auteur, une oeuvre, un personnage, mais pourtant elle semble échapper au sujet. Il la subit plus qu’il ne s’y identifie (par un travail interprétatif).
            Il n’est pas surprenant de retrouver dans une telle description les traits caractéristiques de la Stimmung déjà dégagés par Heidegger[10]. Dans l’angoisse ou l’ennui tels que les analyse Heidegger, le Dasein n’est rien d’autre que le “rien” comme pure ouverture d’être, avant de se ressaisir dans un projet et dans des actes. Et ce rien est également un néant d’objets. Aucun étant n’est constitué, il n’y a que l’être. Une telle description correspond également à ce que dit Lévinas de l’Il y a: existence sans existants, ou Neutre dans lequel se dissous le sujet[11]. Nous retrouvons enfin les grandes lignes des analyses de O.-F. Bollnow, dans son ouvrage important, entièrement consacré aux tonalités affectives[12]. Ce qu’il nous paraît important de relever, tant chez Lévinas que chez Heidegger, c’est le fait que c’est précisément à partir de cette neutralité sans sujet que surgit et se pose la question “Qui?”. Nous pourrions également retrouver en psychanalyse des éléments analogues[13].
            Nous jugions cependant qu’il était indispensable pour notre propos de dégager les traits essentiels des humeurs à partir d’exemples littéraires. La discussion pourra alors se situer avec Ricoeur non seulement au niveau transcendantal d’une phénoménologie de l’existence, mais également au niveau “poiètique” de la refiguration textuelle de l’expérience.
            Nous voulons pour terminer signaler encore une troisième caractéristique fondamentale des humeurs, fortement imbriquée dans les deux autres, mais qui concerne sa temporalité. Nous l’avons en fait déjà touchée du doigt lorsqu’il s’agissait de mieux cerner le mode d’apparition de l’humeur, et son mode d’action sur le sujet. L’humeur n’est pas un élément qui s’inscrit dans la chaîne temporelle des actions et des événements. Comme horizon même de cette chaîne, elle se situe bien plutôt dans le registre de l’intemporel, ou du non chronologique. Au plus fort de l’humeur, le sujet n’a plus l’impression d’avancer dans le temps. Tout s’arrête, ou du moins tout se déroule en dehors du souci, de l’anticipation ou de la rétention. Il semble alors au sujet, ou au personnage de nos récits, qu’elle a toujours été là, immobile, qu’elle l’attendait. Le personnage est entré dans l’humeur comme on redécouvre une dimension oubliée, à laquelle on accède à nouveau. Mais elle-même n’a pas évolué entre-temps.
            Il nous faut alors distinguer deux états différents des tonalités affectives. Elles constituent toujours le fond immobile de l’existence, mais elles n’apparaissent comme telles qu’en de certaines occasions ou moments particuliers. Le plus souvent, elles demeurent en latence et ne se font pas sentir explicitement dans l’agir quotidien. C’est dans leur phase explicite ou virulente, dans ces moments d’emprise tels que les décrivent nos récits, qu’elles se révèlent dans leur “toujours déjà”. L’état dévoilé de la tonalité fait découvrir après coup l’implicite généralisé dans lequel elle se masquait[14].
c) La description des humeurs et le modèle de l’herméneutique narrative chez Paul Ricoeur
A l’orée de notre discussion avec Ricoeur, il s’agit d’emblée de bien considérer la difficulté générée par notre démarche même. C’est en effet vouloir en quelque sorte faire violence à l’herméneutique narrative que de prétendre y intégrer les humeurs. Ricoeur entend bâtir sa théorie autour de l’action et de la représentation des actions. C’est la schématisation des actions par la mise en intrigue narrative qui constitue un sens interprétable. Or qu’y a-t-il de moins narratif qu’une tonalité affective ? Qu’y a-t-il de plus éloigné de tout engagement pratique ?
            Nous répondrons d’abord en nous appuyant sur le fait suivant, qui constitue en somme le présupposé de base de notre réflexion: l’humeur a un contenu. Si elle n’est pas un acte, elle n’en forme pas moins, par la diversité de ses modes, un véritable champ de possibles, une palette aux couleurs distinctes, aux traits différenciés, et donc reconnaissables et identifiables. Nous pouvons alors lui appliquer la triade herméneutique de Temps et Récit: préfiguration - configuration - refiguration. Le problème qui se pose ensuite, au niveau de la configuration même, tient cependant à l’intégration des tonalités affectives dans le champ de ce que Ricoeur nomme Praxis. Si le récit est un “laboratoire” de possibles narratifs, à partir desquels s’effectue le travail de configuration de l’identité, comment ceux-ci intègrent-ils les possibilités humorales ?
1. Stimmung et caractère
Une première direction de recherche peut être envisagée en suivant le fil de la dialectique développée par Ricoeur entre idem et ipse, dialectique qui structure en fait toute la démarche de son ouvrage. Nous renvoyons le lecteur, pour plus de détails, aux Ve et VIe études de l’ouvrage de Ricoeur. Précisons simplement qu’il aborde la configuration textuelle de l’identité à partir de deux modèles distincts mais entrecroisés par le récit. D’une part l’identité peut être décrite par la catégorie du même, ou idem, comme simple pôle logique d’attribution de prédicats ou de critères fixes. D’autre part, comme soi, ou ipse, l’identité n’est pas attribuée de l’extérieur, mais s’atteste elle-même en se rapportant à soi de manière constante, en se maintenant vis à vis d’elle-même dans un certain rapport.
            A la notion d’idem est liée celle de caractère, à l’ipse celle de maintien de soi. Entre sédimentation et innovation, l’humeur pourrait alors être rangée du côté du caractère et des habitudes contractées. Or, comme l’indique Ricoeur, le caractère est redéployé par la narration. “Le caractère a un histoire”[15]. Le récit constitue ainsi la schématisation temporelle de la polarité qui lie la mêmeté du caractère d’une part, et l’ipséité du maintien de soi d’autre part.
            Il semble néanmoins difficile de ranger les tonalités affectives parmi les traits de caractère, identifiables de l’extérieur par des critères (mêmeté), et non par attestation (ipséité). Certes, un individu ou un personnage de récit peut être caractérisé par une certaine configuration humorale. Mais est-ce à dire que des critères tels que “joyeux”, “triste”, “mélancolique” ou “gris” peuvent servir à désigner un caractère, dont les actions seront par la suite synthétisées dans l’acte configurant du récit (selon la dialectique concordance-discordance) en une connexion unitaire ? Un mouvement inverse n’est-il pas à l’oeuvre ? Et n’est-ce pas plutôt la connexion des actions elle-même (jusqu’à la “connexion d’une vie”[16]) qui se trouve déjà sous l’emprise de la tonalité ?
            Nous avons vu en effet que la tonalité affective constitue un horizon général pour les actes eux-mêmes, un arrière-fond qui imprègne ceux-ci de sa teinte particulière. Et si le récit déploie ou déroule le caractère sédimenté, il ne saurait déployer un tel fond qui semble plutôt le recouvrir d’ores et déjà. L’humeur est par ailleurs indépendante du sujet, elle échappe au contrôle du moi et le saisit également comme un horizon plus vaste que lui. Comment parler alors de caractère, d’intériorisation et de sédimentation ?
            Il s’agit en conséquence de suivre une autre piste que celle de l’idem dans son rapport dialectique à l’ipse, et ce en se référant à cette double caractéristique de la tonalité, qui se situe à la fois par delà les actes et par delà le sujet ou l’auteur de ces actes.
2. Stimmung et crise
Or, dans les chapitres de Soi-même comme un autre où il traite de l’identité narrative, Ricoeur aborde une situation qui ressemble étrangement à cet aspect de la Stimmung, par lequel celle-ci déborde et éclate véritablement les limites du sujet, semblant ainsi compromettre paradoxalement toute identification. Il s’agit des cas limites de la fiction littéraire, qu’il confronte aux puzzling cases de la philosophie analytique (Parfit[17]). A partir notamment de l’exemple de Musil (L’homme sans qualités), Ricoeur montre comment certains récits mettent en scène la perte de l’identité d’un personnage. Selon lui, il s’agit alors moins d’une perte totale d’identité que d’une “mise à nu de l’ipséité par perte de support de la mêmeté”[18]. Plus loin, il parle à ce propos d’une véritable crise de l’identité. C’est le moment où le sujet se trouve confronté à la possibilité de son anéantissement, c’est-à-dire qu’il n’est plus qu’un pur ipse comme nudité de la question: “Qui suis-je ?”. Il n’est plus que cette question[19]. C’est, comme le dit Ricoeur, un moment de dépossession et d’effacement de soi[20]
            La Stimmung manifeste également ce caractère de dépossession par rapport au soi. Nous pouvons alors utiliser cette catégorie de la crise pour la décrire. Mais quelle valeur et quel rôle possède cette catégorie chez Ricoeur lui-même ? A peine esquissée à la fin de la VIe étude, la réponse à cette question se trouve développée dans la dernière, la Xe étude, qui consiste en une reprise du problème de l’identité au niveau de l’ontologie. En tant que mise à nu de l’ipse, la crise de l’identité équivaut également à la mise à nu de l’attestation: mouvement par lequel le soi se manifeste dans sa différence par rapport à l’identification objective de l’idem. Dans la Xe étude, c’est justement la nature de cette attestation qui est interrogée. Et nous retrouvons alors le problème de la perte de l’identité, abordé cette fois à partir du concept général de passivité.
            Or, et ce ne doit pas être étonnant pour nous (en effet, le sujet est toujours affecté d’une humeur, il la subit passivement), c’est justement en abordant la question de la passivité, et alors seulement, que Ricoeur effleure la notion de tonalité affective. Il aborde la question de la passivité à deux niveaux différents: dans un premier temps à propos de l’altérité/passivité du corps[21], et ensuite à propos de l’altérité de la conscience[22]. C’est à cette seconde problématique que nous nous intéresserons essentiellement.
            Ricoeur évoque les tonalités dans sa relecture de Heidegger et de l’analytique du Dasein[23]. Il entend confronter son concept d’attestation avec le Gewissen (ou “conscience morale”) heideggerien, qui est selon les propres mots de Heidegger: “attestation d’un pouvoir-être authentique”[24]. Chez Heidegger, cet appel de la conscience surgit du Dasein lui-même comme facticité: néantité d’une existence jetée. Or c’est ici qu’intervient la notion de Stimmung, en tant qu’accès privilégié à cette facticité. L’attestation de cet être-jeté, dans la Stimmung, débouche alors chez Heidegger sur la résolution (Entschlossenheit), comme projet et être pour la mort. Il faut insister sur cette structure bipolaire, liant dépossession, Stimmung, d’une part, et résolution ou décision d’autre part.
            Ricoeur reproche néanmoins à cette notion de résolution son manque de contenu, son indétermination[25]. Elle ne se projette vers aucune possibilité factive déterminée, vers aucun engagement pratique précis. Il y substitue alors son concept d’injonction éthique, qui implique quant à lui une orientation déterminée vers la Praxis, selon l’optatif du bien vivre (“être appelé à vivre-bien avec et pour autrui dans des institutions justes”[26]). Ricoeur reproche en fait à Heidegger un excès “d’ontologisation”, qui l’empêche d’envisager le lien de l’attestation à la praxis, celle-ci trop vite associée à la préoccupation et au “On”. Le rôle de la tonalité affective chez Heidegger, comme pur signe ou indice de la contingence facticielle du Dasein, reflète bien cette orientation ontologique.
            Mais si la critique de Ricoeur nous semble éminemment légitime, nous pensons aussi qu’il néglige trop vite les humeurs, et que celles-ci doivent être réinterprétées en dehors de leur réduction à une pure ouverture ontologique vidée de toute orientation vers l’action, comme tel semble être le cas chez Heidegger. Nous reprenons alors à notre compte les critiques de Binswanger et de Bollnow[27], en reprochant à Heidegger d’avoir réduit la diversité des tonalités affectives, réduction issue de leur subordination à l’angoisse comme seul accès authentique à la facticité du Dasein. Les tonalités représentent selon nous des possibilités différenciées, dont aucune n’a droit à quelque mérite ontologique particulier. Qu’elles possèdent également une dimension d’envoi et une orientation vers l’action, c’est ce qu’il importe maintenant de montrer.
            Il convient tout d’abord de rappeler que la catégorie de la crise ne peut s’appliquer qu’à l’état explicite de la tonalité affective, et non pas à sa forme latente et implicite. Dans nos exemples de récits, les personnages se trouvent soudain saisis et mis en crise. Si nous voulons parler d’orientation de l’action par la Stimmung, nous devons alors dire que cette orientation ne se révèle et ne devient lisible, que dans le moment de crise. Le plus souvent, l’arrière-fond humoral n’apparaît pas, n’est pas lisible, et ceci pour le personnage comme pour le lecteur. Le moment de crise est alors vécu comme une expérience déterminante, puisqu’il révèle un sens implicite. C’est ce sens qui oriente et fonde ensuite la décision. La tonalité n’oriente pas l’action en déterminant ses modalités, mais en lui conférant un sens, une valeur à l’intérieur d’un champ.
            Les mondes de Lenz, de Harry Haller, des Rostov et du narrateur d'Alexis Zorba ont chacun leur tonalité propre. Chaque événement, chaque acte y est affecté a priori d’un sens qui l’intègre au tout. Mais ce mouvement d’intégration n’apparaît en général pas, car l’implicite humoral correspond à un ressaisissementde soi-même par le sujet, faisant suite au dessaisissement de la crise. Cependant, qu’un tel ressaisissement, espace de la décision et de l’action, soit fuite ou confirmation de la crise, qu’il soit reprise en charge du sens ou refus de celui-ci, il sera toujours une réponse: réponse à la mise en question par la tonalité, et en quelque sens qu’on l’entende: fidélité dans cette réponse.
            Cette idée d’alternance entre désaisissement et ressaisissement, correspond à la dialectique suggérée par Bollnow entre tonalité d’une part, et “attitude” ou “maintien” (Haltung) d’autre part[28]. En tant que libre comportement du sujet à l’égard de lui-même, l’attitude modèlerait (formieren) a posteriori l’assise fondamentale donnée dans la Stimmung. Le “maintien” ou “attitude” chez Bollnow, en tant que “fidélité à soi-même”[29] s’accorde par ailleurs de façon fort heureuse avec ce que Ricoeur nomme “maintien de soi”.
            Dans les récits qui nous ont servi d’exemples, le moment de crise de la tonalité affective vient frapper de loin en loin nos personnages. Ainsi se constitue comme une alternance entre de longues plages narratives et des moments d’arrêt, suspendus hors du temps configuré par l’action. Le rythme de cette alternance peut varier dans les textes, sur un spectre allant d’une emprise humorale quasi constante (Lenz ou La Nausée), jusqu’à une absence totale de moments d’explicitation de la tonalité (dans les contes par exemple).
3. Stimmung et destin
Le moment de crise ne correspond cependant pas à un événement parmi d’autres, que le récit configurerait par synthèse du discordant en une unité narrative, schématisation temporelle d’identités agissantes. Le moment de dépossession humorale constitue la révélation ou l’explicitation d’un englobant, d’un arrière-fond orientant et unifiant. Comme tel il forme avec l’identité strictement narrative une dialectique d’un autre genre, dont les modalités de configuration par la fiction littéraire sont encore à explorer et à préciser plus avant. Au centre de cette dialectique opère la tension entre désaisissement et ressaisissement. Mais quelle identité se configure dans la confrontation entre identité narrative et possibilité humorale, entre un “me voici” narrativisé dans des choix, et un “qui suis-je” teinté par les différents modes de la tonalité: angoisse, joie, mélancolie, ennui ... etc ?
            Nous avons évoqué le fait que le ressaisissement narratif constitue une réponse à la mise en question humorale. Mais la tonalité affective ne constitue-t-elle pas déjà une réponse figée, une chape inamovible qui pèserait sur le sujet comme un destin, que le sujet ne parviendrait pas à déplacer vraiment, une disposition qui se rappellerait de loin en loin au personnage sans que celui-ci puisse influer sur elle? La tonalité évolue-t-elle, et le sujet peut-il la réassumer librement en la modifiant par ses choix ?
            Si Ricoeur n’aborde pas de front la notion de tonalité affective, c’est sans doute parce que celle-ci semble échapper à toute délibération, à toute mise en débat, et par là-même à tout développement narratif. Nous trouvons une trace de cette exclusion dans le prologue à la IXe étude de Soi-même comme un autre, intitulé “Le tragique de l’action”. Ricoeur y aborde une possible “sagesse tragique” en analysant les conflits de motivations à l’oeuvre dans l’Antigone de Sophocle. Or il évoque à ce propos des “grandeurs spirituelles” qui dépassent les agents, et qui “fraient la voie à des énergies archaïques et mythiques qui sont aussi les sources immémoriales du malheur”[30]. Nous croyons reconnaître quant à nous dans ces “énergies” une des modalités des tonalités affectives. En ce qui concerne le personnage même d’Antigone, il s’agit d’une sorte de fidélité mélancolique au service des morts et aux puissances infernales elles-mêmes. La nature humorale de ces motivations nous est par ailleurs révélée par Ricoeur lorsqu’il énonce leur caractère “non philosophique”: elles échappent à toute délibération, à toute analyse et ne peuvent être l’objet que d’une catharsis préalable à la compréhension de l’intrigue[31].
            “C’est pourquoi, si le tragique peut s’adresser indirectement à notre pouvoir de délibérer, c’est dans la mesure où la catharsis s’est adressée directement aux passions qu’elle ne se borne pas à susciter, mais qu’elle est destinée à purifier.” [32]
            Nous n’avons pas le loisir d’entrer ici en débat sur la question de la purification des passions, “suscitées” par le texte (nous pensons à la manière qu’a un texte de susciter une Stimmung). Il est cependant frappant de voir Ricoeur rejeter ainsi la Stimmung hors du champ de l’interprétation et de la compréhension, puisqu’elle doit être purifiée avant de s’adresser à notre “pouvoir de délibérer”. Il évoque également le caractère de contrainte destinale des motivations à l’oeuvre dans le tragique:
            “Tels sont les traits qui marquent le caractère non philosophique de la tragédie: puissances mythiques adverses doublant les conflits identifiables de rôles; mélange inanalysable de contraintes destinales et de choix délibérés; effet purgatif exercé par le spectacle lui-même au coeur des passions que celui-ci engendre.” [33]
            Si nous pensons quant à nous avoir suffisamment plaidé en faveur du rôle, analysable, de la tonalité affective dans le travail herméneutique de l’identité, sa valeur de contrainte pose néanmoins toujours problème. C’est en effet le versant éthique de la question de l’identité qu’il convient de garder en vue. La tonalité n’est pas contrainte parce que le sujet ne parviendrait absolument pas à s’en ressaisir - nous avons pu observer au contraire qu’un récit est l’aventure constamment reprise d’une sortie hors de la Stimmung par l’action (même si celle-ci reste fidèle à la crise en y répondant) - mais parce qu’elle survient sans pouvoir être anticipée, et surtout parce que son mode propre de transformation échappe à toute délibération.
            Si l’humeur fait événement en surgissant explicitement, elle-même semble par contre peu susceptible d’évolution. Le sujet se trouve constamment ramené à un certain réservoir d’humeurs, dont la configuration constante lui est propre. Ce qui signifie que le sujet “n’apprend” que difficilement de nouvelles humeurs inconnues de lui jusqu’alors. Ainsi Lenz, par exemple, est victime d’une même configuration humorale (qui intègre aussi des phases euphoriques) dont la fréquence et la virulence d’explicitation l’oppresse et le conduit au suicide. C’est le cas extrême d’une absence de ressaisissement. Même pour le narrateur de Zorba ou pour les héros de Tolstoï, si elle ne menace pas leur maintien de soi, la tonalité (ou la configuration de tonalités qui leur est propre) ne s’en manifeste pas moins de manière constante et inamovible, toujours identique à elle-même.
            Le cas de Harry Haller est toutefois différent. Si les deux premiers tiers du roman sont dominés par l’ambiance noire et cynique qui émane du regard de loup du personnage, celui-ci subit cependant par la suite une transformation complète de son univers. Cette transformation se traduit certes au plan narratif par des rencontres, des événements, des actes et des choix, mais également au plan humoral par un retournement ou une inversion radicale des tonalités affectives.
            Nous avons affaire ici à un type spécifique de récit, dont l’étude approfondie permettrait sans doute de mieux dégager les conditions de possibilité d’une véritable transformation des tonalités affectives. Reprenant une indication de Ricoeur, dans ce chapitre où il traite de la crise de l’identité à travers l’exemple de Musil, nous parlerons ici de récit de conversion[34]. Nous aurions alors deux types narratifs distincts, selon que les transformations configurées par le récit impliquent ou non également une modification sensible de son arrière-fond humoral, ou de la configuration humorale des personnages. Au récit de conversion s’opposerait ainsi le modèle bien plus fréquent du récit de formation, que celui-ci aboutisse ou échoue à la constitution de rôles et d’identités précises, forgées et confirmées par la seule ressaisie narrative de leurs actes.
d) Stimmung et Identité narrative: vers une élaboration plus précise
Nous avons exploré dans cette étude quelques pistes en vue d’une intégration du phénomène de l’humeur à la théorie narrative de l’identité chez Paul Ricoeur. Ces quelques coups de sonde demeurent cependant bien insuffisants. Cela tient en bonne partie à la démarche même que nous nous sommes imposée. Utilisant Ricoeur comme cadre de référence conceptuel, nous n’avons pas pu développer d’instruments précis pour la description des tonalités, et ceci tout simplement parce que ces instruments et ces notions n’existent pas du tout chez lui. Il n’aborde les humeurs que très indirectement, et ce n’est en somme que par contraste, ou en creux, que sa théorie peut servir à mieux les cerner[35]. Une élaboration positive de notre objet du point de vue d’une herméneutique narrative fait défaut. Elle reste encore à créer. Nous voulons pour conclure esquisser deux directions de recherche propres selon nous à préparer une telle élaboration.
            Il faudrait dans un premier temps mettre à jour de façon détaillée tous les procédés qui permettent au texte, des plans syntaxiques et sémantiques jusqu’au niveau phonique, de configurer des tonalités. On s’apercevrait alors que ce n’est pas tant la mise en scène de situations humorales, telles que celles qui nous ont servi d’illustration, qui rend le récit apte à véhiculer et à susciter une tonalité, mais bien plutôt son rythme propre et la scansion de ses éléments. Dans le même ordre d’idées, une mise en lumière du rôle de la métaphore dans l’inscription textuelle des tonalités serait nécessaire. Nul besoin de préciser que les recherches de Ricoeur en la matière seraient alors également convoquées[36].
            Un second axe de recherche devrait être consacré à cet autre lieu de passivité évoqué par Ricoeur dans sa Xe étude: le corps. Dans la droite ligne des phénoménologies du corps-propre, Ricoeur n’envisage cependant le problème que sous l’angle pratique de l’être-au-monde, dans lequel le corps n’est que le lieu d’inscription de ma mienneté dans le réseau de renvois des actions et de leur sens, le lieu d’articulation de l’agir et du pâtir. S’il évoque les humeurs avec Maine de Biran[37], c’est pour relever aussitôt chez cet auteur le croisement mal accordé du point de vue humoral (bien-être ou mal-être) et du point de vue pratique (le corps propre comme effort et résistance), et ne plus se consacrer qu’à ce dernier.
            Or c’est précisément ce croisement qui doit être pensé, si nous voulons saisir au plus près l’enjeu même de notre démarche: l’intégration de la tonalité à la praxis, de l’humeur et du geste, intégration réalisée et schématisée par le texte comme par le corps. Comment cette schématisation se produit-elle ? Comment geste et humeur passent-ils l’un dans l’autre et s’évoquent-ils mutuellement ? C’est vers l’idée de style que nous envisagerions une réponse: notion de style qui sert à décrire autant le rythme et l’arrangement des éléments d’un texte littéraire, que l’harmonie propre aux gestes d’un agent particulier.


[1]  Nous ne jugeons pas nécessaire de définir dès l’abord des nuances terminologiques subtiles entre ces notions, ni de fixer un sens précis qui nous servirait de référence. Le phénomène de l’humeur est certes vaste, mais ses contours se préciseront au fur et à mesure de la progression de nos études.
[2]  Paul Ricoeur: Soi-même comme un autre, Paris: Seuil, 1990. Noté SA dans la suite du texte.
[3]  Georg Büchner: Lenz, suivi d’un extrait du journal d’Oberlin, Trad. B. Kreiss, Nîmes: éd. Jacqueline Chambon, 1991, pp. 17-18.
[4]  Hermann Hesse : Le loup des steppes, trad. J. Pary, Paris: Calmann-Lévy, coll. Presses Pocket, 1985, pp. 35-36.
[5]  Nikos Kazantzakis : Alexis Zorba, trad. Y. Gauthier, Plon, Paris: Plon, coll Presses Pocket, 1977, pp. 144-145
[6]  Tolstoï: La guerre et la paix, trad. H. Mongault, Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 665.
[7]  Ibid., p. 662.
[8]  Voir à ce propos l’exemple de La chute de la maison Usher d'Edgar Allan Poe.
[9]  Le narrateur de La Nausée, de Sartre.
[10]  Pour l’angoisse: Etre et Temps, Trad. F. Vezin, Paris: Gallimard, 1986. Pour l’ennui: Les concepts fondamentaux de la métaphysique (monde, finitude, solitude), Trad. D. Panis, Paris: Gallimard, 1992.
[11]  E. Lévinas: De l’existence à l’existant, Paris: Vrin, 1947, ou Le temps et l’autre, Paris: PUF, 1985.
[12]  Otto Friedrich Bollnow, Das Wesen der Stimmungen, Frankfurt a. Main: Vitorio Klostermann,, 1943. (Les tonalités affectives, trad. L. et R. Savioz, Neuchâtel: La Baconnière, 1953).
[13]  Notamment: E. Jacobson: Depression, New-York: International Universities Press, 1971, Ie partie, chap.3 sur les humeurs.
[14]  “On doit comprendre la vie humaine en général dans cette tension qui vient de ce que, d’une part, la tonalité affective est toujours là comme base de support, et que, d’autre part, elle peut, dans certains cas, se faire remarquer; de ce que, tantôt, en tant que soubassement, elle rend possibles toutes les activités supérieures de l’âme, tantôt, comme force impétueuse, elle détruit toute vie supérieure et autonome.” (Bollnow, op. cit., trad., p. 149).
[15]  SA, p. 147.
[16]  SA, p. 139.
[17]  SA, p. 177.
[18]  SA, p. 178.
[19]  SA, p. 196-197.
[20]  SA, p. 198.
[21]  SA, p. 369.
[22]  SA, p. 393.
[23]  SA, p. 394 et 401-406.
[24]  M. Heidegger, Etre et Temps, trad. Vezin, p. 287.
[25]  SA, p. 404.
[26]  SA, p. 405-406.
[27] Pour  les deux critiques: Bollnow, op. cit., pp. 122-129.
[28]  Ibid., p. 144-161.
[29]  Ibid., p. 157.
[30]  SA, p. 281.
[31]  SA, p. 282.
[32]  SA, p. 282.
[33]  SA, p. 283
[34]  SA, p. 197.
[35]  C’est en fait à la seule phénoménologie que nous avons emprunté notre  langage lorsqu’il s’agissait d’élaborer positivement notre objet d’étude, un langage phénoménologique plus apte à décrire certaines propriétés des humeurs: ainsi les termes d’arrière- fond ou d’horizon par exemple. Nous ne sommes cependant pas complètement dupes de l’insuffisance de ce langage, voire de sa valeur métaphorique. Nous désirons précisément palier à cette insuffisance, qui est autant celle d’un langage que celle d’une perspective philosophique, en l’intégrant à une herméneutique narrative.
[36]  Une telle étude autoriserait l’intégration d’autres types de textes, non narratifs, au processus herméneutique d’identification. Nous pensons ici tout particulièrement à la poésie.
[37]  SA, p. 372.

 

Article publié le 10 novembre 2005

 

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Bibliographie

 

 

 

 

 

 

Avant-propos

par Raphaël Baroni

Cet article a été publié une première fois en 1996 dans le volume Autour de la poétique de Paul Ricœur, édité par Raphaël Célis et Maurice Sierro dans la collection « Etudes de Lettres » de l’Université de Lausanne. Ainsi que nous y invite Michel Vanni, l’identité narrative peut être abordée d’un point de vue « humoral ». En rapprochant le concept heideggerien de Stimmung (ou disposition affective) avec la question de l’identité narrative, Michel Vanni propose de distinguer un « me voici ! », narrativisé par des choix (comme le fait Ricœur) d’un « qui suis-je ? », modalisé par les différents modes de la tonalité affective. Pour lui, « le moment de dépossession humorale constitue la révélation ou l’explicitation d’un englobant, d’un arrière-fond orientant et unifiant. Comme tel, il forme avec l’identité strictement narrative une dialectique d’un autre genre, dont les modalités de configuration par la fiction littéraire sont encore à explorer ». Il précise néanmoins qu’au centre de cette dialectique opère la « tension entre dessaisissement et ressaisissement ». Le dessaisissement est défini par Vanni comme une « crise » que l’on pourrait faire correspondre, dans une analyse séquentielle du récit, au nouement de l’intrigue.

Si la dimension « humorale » reste le parent pauvre des études sur le récit, Michel Vanni dessine malgré tout une perspective qui permettrait de repenser l’intégration de la tonalité à la praxis, de l’humeur au geste, intégration qu’il suppose réalisée et schématisée aussi bien par le texte que par le corps : « Comment geste et humeur passent-ils l’un dans l’autre et s’évoquent-ils mutuellement ? C’est vers l’idée de style que nous envisagerions une réponse : notion de style qui sert à décrire autant le rythme et l’arrangement des éléments d’un texte littéraire, que l’harmonie propre aux gestes d’un agent particulier » (1996 : 108). Ce point de vue sur le style rappelle la conception de Roland Barthes exposée dans Le Degré zéro de l’écriture. A l’opposé d’une stylistique conçue comme un inventaire de figures rhétoriques figées par la tradition, Barthes, dans le prolongement de la conception romantique, propose une définition beaucoup plus individualiste, passionnelle et incarnée du style : « des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de l’écrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art. » Barthes ajoute que le « style est proprement un phénomène d’ordre germinatif, il est la transmutation d’une Humeur » (1953 : 12).

Barthes, R. (1972), Le Degré zéro de l'écriture; suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil.

Ricœur, P. (1990), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.

Vanni, M. (1996), “Stimmung et identité narrative”, in Autour de la poétique de Paul Ricœur, Raphaël Célis et Maurice Sierro (éd.), Etudes de Lettres, p. 89-108.

Vanni, M. (2004), L'Impatience des réponses. L'éthique d'Emmanuel Lévinas au risque de son inscription pratique, Paris, CNRS Editions.

 

Biographie de l’auteur

Michel Vanni est docteur en philosophie de l’Université de Lausanne (Suisse). Il a dirigé un groupe de recherche en philosophie politique à l’Université Marc Bloch de Strasbourg et enseigne actuellement la philosophie contemporaine à l’Université de Lausanne. Il a récemment publié un ouvrage tiré de sa thèse de doctorat intitulé : L’impatience des réponses. L’éthique d’Emmanuel Lévinas au risque de son inscription pratique (2004, CNRS éditions).

 

 

 

 

 

 

Vox Petica 2005