Stimmung et identité narrative
a) Les humeurs
et l’identité
Nous nous
proposons dans cette étude un retravail de la notion
d’identité narrative. Il s’agit pour nous d’explorer quelques
pistes en direction d’un élargissement de ce concept, ceci afin
d’y intégrer tout un ensemble de phénomènes qui semblent lui échapper.
A l’horizon de cette discussion, se profile une mise en question
de la notion même d’identité, tant dans ses aspects narratifs
et littéraires, que phénoménologiques et psychologiques.
Le
champ de phénomènes qui retient ici notre attention, est celui
qui cherche sa traduction à travers les notions bien connues
d’humeur, de
Stimmung, de
tonalité affective ou de
disposition affective. Nous voulons d’abord saisir les
contours de ce champ à travers ses représentations littéraires.
C’est à l’occasion de cette première visée que nous essaierons
de cerner le domaine de questionnement qui nous occupe ici. Dans
quelle mesure l’humeur fonctionne-t-elle de manière à identifier
un “soi-même” ? Quelle est sa “vertu identificatoire” ? Comment
s’articule-t-elle à l’action et au récit ? Qui est l’être affecté d’une
humeur, et comment ascrire cette identité à partir de sa description
?
C’est à partir
de cette constellation de questions, issues de la manifestation
littéraire des humeurs, que nous pourrons ensuite interroger
les outils que nous fournit Paul Ricoeur pour une herméneutique
de l’identité. Ce sont bien entendu les études qui constituent
le recueil
Soi-même comme un autre qui retiendront ici toute notre attention
.
Il
s’agira alors de tenter s’il y a lieu d’élargir cet ensemble
de notions chez Ricoeur, en visant un dépassement de l’identité narrative
vers son fond humoral. L’espace d’une telle étude n’autorise
cependant qu’une première ébauche du problème. Dans un but prospectif,
nous ne désirons qu’ouvrir des directions de recherche, sans
prétendre dépasser le stade de la mise en questions.
b) Les
humeurs dans les récits littéraires
Il n’entre pas dans notre projet de déterminer une typologie
exacte des humeurs. Il nous est également impossible d’interroger
en profondeur les différents procédés textuels qui les mettent
en oeuvre. Nous pouvons néanmoins dégager quelques traits essentiels
des humeurs à partir de leur figuration littéraire, pour ensuite
pouvoir apprécier leur valeur dans la problématique de l’identité.
Commençons
tout de suite par citer quelques fragments de récits, dans lesquels
un ou plusieurs personnages se trouvent affectés d’une humeur.
Nous avons essayé de sélectionner des passages correspondant à des
types d’humeur les plus variés possibles, et à des genres de
récits suffisamment représentatifs sans être trop typés. Le premier
exemple est tiré du Lenz de Büchner, le suivant du Loup des steppes de
Hermann Hesse, et le dernier provient d’Alexis Zorba, de Nikos Kazantzakis.
1.“Vers
le soir, il arriva au sommet, au champ de neige d’où l’on redescendait
vers la plaine, à l’ouest. Là-haut, il s’assit. Cela s’était
apaisé vers le soir. Les nuages reposaient au ciel, fermes et
immobiles; aussi loin que portait le regard, sommets <sic> se
déroulaient en larges pentes, et tout si tranquille, gris, crépusculaire.
Il se sentit effroyablement solitaire; il était seul, tout seul.
Il voulut se parler à lui-même mais il n’y arriva pas, à peine
s’il osait respirer; la flexion de son pied grondait comme le
tonnerre sous lui, il dut s’asseoir. Une indicible peur le saisit
dans ce néant: il était dans le vide! Il s’arracha de sa place
et dévala le versant.
Il
faisait sombre à présent, ciel et terre se confondaient. Il lui
semblait que quelque chose était à ses trousses, quelque chose
d’effrayant et qui devait le rejoindre, une chose que nul homme
ne pouvait supporter, comme si la Démence le pourchassait, montée
sur des chevaux. Enfin il entendit des voix; il vit des lumières
et se sentit plus léger. On lui apprit qu’il était à une demi-heure
de Waldbach.” [3]
2.“C’est
une bien belle chose que ce contentement, que cette absence de
douleur, que ces jours supportables et assoupis, où ni la souffrance
ni le plaisir n’osent crier, où tout chuchote et glisse sur la
pointe des pieds. Malheureusement, je suis ainsi fait que c’est
précisément cette satisfaction que je supporte le moins; après
une brève durée, elle me répugne et m’horripile inexprimablement,
et je dois par désespoir me réfugier dans quelque autre climat,
si possible, par la voie des plaisirs, mais si nécessaire, par
celle des douleurs. Quand je reste un peu de temps sans peine
et sans joie, à respirer la fade et tiède abomination de ces
bons jours, ou soi-disant tels, mon âme pleine d’enfantillages
se sent prise d’une telle misère, d’un tourment si cuisant, que
je saisis la lyre rouillée de la gratitude et que je la flanque à la
figure béate du dieu engourdi de satisfaction, car je préfère
une douleur franchement diabolique à cette confortable température
moyenne ! Je sens me brûler une soif sauvage de sensations violentes,
une fureur contre cette existence neutre, plate, réglée et stérilisée,
un désir forcené de saccager quelque chose, un grand magasin,
ou une cathédrale, ou moi-même, de faire des sottises enragées,
d’arracher leur perruque à quelques idoles respectées, d’aider
des écoliers en révolte à s’embarquer sur un paquebot, de séduire
une petite fille, ou de tordre le cou à un quelconque représentant
de l’ordre bourgeois. Car c’est cela que je hais, que je maudis
et que j’abomine du plus profond de mon coeur: cette béatitude,
cette santé, ce confort, cet optimisme soigné, ce gras et prospère élevage
du moyen, du médiocre et de l’ordinaire.”
3.“Les
arbres n’avaient pas encore de feuilles, mais les bourgeons se
gonflaient déjà, éclataient, remplis de sève. Dans chaque
bourgeon on sentait la présence de jeunes pousses, de fleurs,
de fruits futurs, embusqués, concentrés et prêts à s’élancer
vers la lumière. Sous les écorces sèches, sans bruit, en cachette,
jour et nuit, se tramait au coeur de l’hiver le grand miracle
du printemps.
Soudain
je poussai un cris joyeux. Devant moi, dans un creux abrité,
un amandier plein d’audace avait fleuri au coeur de l’hiver,
ouvrant la marche à tous les arbres et annonçant le printemps.
J’éprouvai
un grand soulagement. Je respirai profondément la légère odeur
poivrée, je m’écartai de la route et allai me tapir sous les
rameaux fleuris.
Je
restai là un long moment, sans penser à rien, sans aucun souci,
heureux. J’étais assis, dans l’éternité, sous un arbre du Paradis.
Soudain,
une grosse voix sauvage me rejeta sur la terre.
-
Qu’est-ce que tu fais dans ce trou, patron ?”
Nous
pouvons d’emblée constater, à l’oeuvre dans ces textes, la connexion
du phénomène de l’humeur avec le travail herméneutique de l’identité.
L’identification des personnages (par eux-mêmes comme par le
lecteur) ne s’effectue pas uniquement par le jeu d’ascription à un
agent d’une série temporelle d’actes. Elle est aussi la résultante
d’une certaine configuration affective. Le personnage n’est pas
seulement un agent qui délibère en situation, qui accomplit des
choix, met en oeuvre des stratégies, et collabore avec d’autres
dans cette mise en oeuvre. Il est aussi celui qui ressent la
situation, qui s’en trouve affecté selon des modalités qui lui
sont propres. Il se distingue et s’identifie alors par son mode
d’affection particulier.
Il
nous faut toutefois distinguer deux plans différents de manifestation
humorale dans le texte littéraire. L’humeur se manifeste d’une
part au niveau des personnages, de leur vécu et des circonstances
qui accompagnent leurs actions, C’est ce qui ressort le plus
clairement des exemples que nous avons cités. Mais il se trouve
cependant un autre plan de manifestation qui ne saurait apparaître
directement à partir de tels fragments isolés. Nous voulons parler
de la configuration d’humeurs qui se dégage d’un texte ou d’une
oeuvre entière, par delà les éléments, événements ou personnages
particuliers du récit.
Toute
oeuvre littéraire, tout récit, sécrète une certaine ambiance,
une tonalité particulière, par delà sa configuration strictement
narrative. Cette tonalité contribue alors de manière déterminante à identifier le
monde d’une oeuvre ou d’un auteur.
Il se dégage ainsi par exemple de la lecture d’Alexis Zorba une
tonalité générale qui résulte
de la succession et de l’accumulation des descriptions de paysages,
et des moments d’euphorie ou de doute partagés par Zorba et le
narrateur. De même que ce dernier (re)découvre au contact de
Zorba une joie et une simplicité oubliée, le lecteur ressort
de la lecture avec au coeur une modification de son humeur générale,
ou de son “style d’être au monde”. Cette modification s’est au
moins autant effectuée au niveau des tonalités affectives qu’à celui
de la configuration des actions. De même, nous retenons de Tolstoï un
certain éclairage affectif sur les hommes et leurs passions.
Quelques scènes ressortent plus particulièrement: l’extase du
Prince André à Austerlitz (La guerre et la paix),
la compassion du même prince à Borodino ou celle de Karénine
pour la tromperie de sa femme, les désirs un peu naïfs de Pierre
Bézoukhof (La guerre et la paix) ou de Constantin
Lévine (Anna
Karénine)...etc.
Tous ces éléments s’accumulent pour constituer chez le lecteur
une tonalité générale, qu’il identifiera à “Tolstoï”, ou au style
de celui-ci. Et que dire d’une oeuvre centrée sur les perceptions
et les humeurs d’un seul personnage, tels le Lenz de
Büchner, ou la Nausée de Sartre.
Le
lecteur pourra ensuite déterminer s’il se sent en harmonie avec
telle ou telle tonalité, sécrétée par telle ou telle oeuvre.
Il aura une réaction de rejet si celle-ci lui paraît trop sombre
ou au contraire trop naïve. Mais sa propre humeur peut changer.
Qui donc a envie de lire La Nausée ou 1984 un beau jour de printemps ou la veille
de son mariage. Et faites donc lire Le Petit Prince à un dépressif convaincu... Ces relations
d’harmonie ou de disharmonie humorale entre lecteur et oeuvre
nous paraissent contribuer de manière déterminante à la compréhension
ou à la lisibilité elle-même. Je peux comprendre l’univers de
Kafka, mais ne pas me sentir touché ou affecté par son ambiance,
voire même être repoussé par son aspect noirâtre et oppressant.
Voilà qui peut perturber sérieusement, au stade de ce que Ricoeur
nomme Mimésis III dans Temps et récit, la refiguration de son expérience par le lecteur.
Nous
n’avons pas le loisir ici de développer une théorie générale
de la réception et de la lecture à ce niveau des humeurs. Il
nous semble néanmoins important d’ajouter encore un élément à cette
esquisse, qui concerne la manière dont le texte agit sur “l’être
affecté par les humeurs” du lecteur. Quel type d’interaction
est ici à l’oeuvre ? L’élaboration d’une ébauche de réponse peut
s’appuyer sur une analogie. Nous faisons l’hypothèse que l’aspect
humoral du texte entre en résonance avec le lecteur - et participe
ainsi à la refiguration de son expérience - de la même manière
que s’opère pour les personnages mêmes des récits une transformation
de leur tonalité affective. La plupart du temps, cette transformation
est provoquée par le surgissement inattendu (hors de l’espace
d’attente et de projet du personnage) d’un événement qui fonctionne
alors comme exemple à imiter, ou plutôt comme incitateur ou excitant
qui pousse le sujet à s’adapter, à s’harmoniser avec la configuration
humorale que cet événement représente. Celui-ci évoque en nous
par imitation / adaptation le même état dont il se trouve lui-même
déjà investi. Un peu comme le caméléon qui adopte la couleur
de l’objet qu’il touche.
Cet événement
peut être une madeleine, une musique, la simple vision d’une
réalité triste ou gaie, ou le contacte d’une personne ainsi disposée.
Dans l’exemple suivant, tiré de La guerre et la paix,
les personnages principaux, Natacha et Nicolas Rostov, sont enchantés
par une musique que leur joue leur oncle:
4.“D’un
geste quelque peu théâtral, le coude gauche écarté du corps,
il saisit la guitare par le haut du manche, cligna de l’oeil à Anissia
et, à la suite d’un accord pur et sonore, entama sur un rythme
lent, d’un jeu ferme et posé, non point la barynia mais la fameuse
chanson “Le long de la rue, de la rue pavée...”
Aussitôt
le motif de la chanson vibra comme un écho dans l’âme de Natacha
et de Nicolas, avec cette même douce gaieté qui émanait de toute
la personne d’Anissia Fedorovna. Celle-ci rougit et, se cachant
le visage dans son fichu, sortit en riant de la pièce. L’oncle
continuait à égrener la chanson avec application. Son jeu était
net et énergique. Il fixait d’un regard changé, inspiré, l’endroit
que venait de quitter Anissia Fedorovna. Un vague sourire s’estompait
sous sa moustache grise et allait s’épanouissant à mesure que
le rythme s’accélérait et laissait, pendant les variations, percevoir
comme un brisement.
-
C’est charmant, charmant, mon oncle; encore, encore ! s’écria
Natacha quand il eut fini. Et, bondissant de sa place, elle courut
l’embrasser. - Nicolas, mon petit Nicolas!ajouta-t-elle en se
tournant vers son frère comme pour lui dire:-Mais qu’est-ce qui
nous arrive ?
Nicolas
aussi était enchanté. L’oncle rejoua la chanson.”
Ce
qui semble frappant dans ce passage, c’est l’association de l’état
affectif décrit avec la personne d’Anissia Fedorovna, la femme
de l’oncle. Tolstoï reprend ici une idée qu’il avait déjà esquissée
deux pages auparavant: en fait c’est toute la maison, tous les
objets, toutes les personnes qui y séjournent, même temporairement,
qui sont contaminés par le rayonnement de la maîtresse de maison:
“Elle
apporta encore des confitures au miel et au sucre, du jambon
et une poularde sortant du four.
Tout
cela était le fruit des soins d’Anissia Fédorovna. Tout cela
avait l’odeur et le goût d’Anissia Fedorovna. Tout cela avait
sa succulence, sa propreté, sa blancheur et son aimable sourire.”
L’humeur
est contagieuse, c’est une vérité bien connue. Mais cela nous
entraîne, par delà cette simple constatation, vers l’idée de
style, ou de configuration humorale unifiée d’un lieu ou d’un
personnage (ou plutôt “et” d’un personnage
) . Nous pouvons également évoquer à partir
de cet exemple une des caractéristiques essentielles des humeurs:
elles transcendent les objets et les actions. Quels que soient
les objets de l’entourage d’Anissia Fedorovna, ils baignent tous
dans sa présence comme dans un milieu unifiant. Quels que soient
les actes d’Anissia Fedorovna, ils sont imprégnés d’un même style,
d’un même rayonnement.
Cette
caractéristique est importante pour la dialectique identificatoire
qui se joue entre humeur et action (représentation d’humeur ou
représentation d’action). L’humeur semble indépendante des actes
pris en eux-mêmes, et paraît les entourer comme un arrière-fond
inamovible. Pourtant, n’est-ce pas la somme des gestes et des
actes d’un personnage qui produit son style, qui forme sa tonalité caractéristique?
Mais aucun de ses faits et gestes ne peut être ici désigné en
particulier. Et le même geste produit par A. Roquentin
ou A. Zorba ne produira pas la même
impression affective sur celui qui l’observe (le même point de
couleur, intégré dans un tableau de Van Gogh ou de Klimt non
plus). Quelle identité le lecteur reconnaît-il dans ces personnages.
Est-ce celle qui résulte de la série de leurs actions, ou celle
qui naît de leur configuration humorale, de la manière dont ils
vivent ces actions ? La notion de style nous semble se situer à la
limite ou dans la zone frontière des deux termes de l’opposition.
Nous y reviendrons dans notre conclusion.
Nous
avons déjà évoqué le fait que l’humeur se développe comme un
arrière-fond indépendant des objets et des actes particuliers.
Cette première caractéristique se trouve connectée à une seconde,
tout aussi importante. L’humeur fonctionne également comme un
arrière-fond pour le sujet lui-même, comme un horizon qui le
dépasse ou dans lequel il baigne, mais qu’il “n’est” pas au sens
d’une stricte coïncidence.
Reprenons
nos exemples. Lenz est véritablement “saisi” par la peur et la
solitude. Ce sentiment s’installe en lui, le domine. Lui-même
aimerait briser cet envoûtement, se ressaisir en propre (“Il
voulut se parler à lui-même”), mais quelque chose de plus vaste
que lui l’envahit et le déproprie de lui-même. Il parle alors
de folie (“la Démence”). L’ennui douillet du quotidien constitue également
pour Harry Haller (le “Loup des steppes”), un climat général
qui l’oppresse et dont il aimerait se libérer par une action
violente. Comme si tous ses actes familiers se trouvaient englués
dans la “fade” tiédeur de l’existence bourgeoise, et comme si
celle-ci annulait sa singularité et sa fière identité. La joie
que ressent le narrateur d’Alexis Zorba devant
l’amandier en fleurs est également
un sentiment large, qui s’étend autour de lui à toute la nature
environnante, qui n’est pas seulement en lui mais hors de lui,
comme une vaste atmosphère humorale qui enveloppe tout.
Si
nous résumons ici notre propos, nous pouvons donc dire de l’humeur
qu’elle est indépendante des actes et des objets, et qu’elle
est également indépendante du sujet, au sens où elle le dépasse,
elle le déborde, et qu’il ne s’y retrouve lui-même que perdu
en elle. Il est devenu tout entier l’humeur; il s’est fait envahir
ou saisir par elle. De plus, elle agit sur le sujet sans s’annoncer,
sans se laisser anticiper, par pure contamination involontaire.
Nous apercevons immédiatement ce qu’a de troublant, dans le cadre
de notre recherche sur l’identité, cette deuxième caractéristique.
L’humeur identifie un auteur, une oeuvre, un personnage, mais
pourtant elle semble échapper au sujet. Il la subit plus qu’il
ne s’y identifie (par un travail interprétatif).
Il
n’est pas surprenant de retrouver dans une telle description
les traits caractéristiques de la
Stimmung déjà dégagés
par Heidegger
.
Dans l’angoisse ou l’ennui tels que les analyse Heidegger, le
Dasein n’est rien d’autre que le “rien” comme
pure ouverture d’être, avant de se ressaisir dans un projet et
dans des actes. Et ce rien est également un néant d’objets. Aucun étant
n’est constitué, il n’y a que l’être. Une telle description correspond également à ce
que dit Lévinas de l’
Il y a: existence sans existants, ou
Neutre dans lequel se dissous le sujet
. Nous retrouvons enfin les grandes
lignes des analyses de O.-F. Bollnow, dans son ouvrage important,
entièrement consacré aux tonalités affectives
. Ce qu’il nous paraît important de
relever, tant chez Lévinas que chez Heidegger, c’est le fait
que c’est précisément à partir de cette neutralité sans sujet
que surgit et se pose la question “Qui?”. Nous pourrions également
retrouver en psychanalyse des éléments analogues
.
Nous
jugions cependant qu’il était indispensable pour notre propos
de dégager les traits essentiels des humeurs à partir d’exemples
littéraires. La discussion pourra alors se situer avec Ricoeur
non seulement au niveau transcendantal d’une phénoménologie de
l’existence, mais également au niveau “poiètique” de la refiguration
textuelle de l’expérience.
Nous
voulons pour terminer signaler encore une troisième caractéristique
fondamentale des humeurs, fortement imbriquée dans les deux autres,
mais qui concerne sa temporalité. Nous l’avons en fait déjà touchée du doigt lorsqu’il s’agissait de mieux
cerner le mode d’apparition de l’humeur, et son mode d’action
sur le sujet. L’humeur n’est pas un élément qui s’inscrit dans
la chaîne temporelle des actions et des événements. Comme horizon
même de cette chaîne, elle se situe bien plutôt dans le registre
de l’intemporel, ou du non chronologique. Au plus fort de l’humeur,
le sujet n’a plus l’impression d’avancer dans le temps. Tout
s’arrête, ou du moins tout se déroule en dehors du souci, de
l’anticipation ou de la rétention. Il semble alors au sujet,
ou au personnage de nos récits, qu’elle a toujours été là, immobile,
qu’elle l’attendait. Le personnage est entré dans l’humeur comme
on redécouvre une dimension oubliée, à laquelle on accède à nouveau.
Mais elle-même n’a pas évolué entre-temps.
Il
nous faut alors distinguer deux états différents des tonalités
affectives. Elles constituent toujours le fond immobile de l’existence,
mais elles n’apparaissent comme telles qu’en de certaines occasions
ou moments particuliers. Le plus souvent, elles demeurent en
latence et ne se font pas sentir explicitement dans l’agir quotidien.
C’est dans leur phase explicite ou virulente, dans ces moments
d’emprise tels que les décrivent nos récits, qu’elles se révèlent
dans leur “toujours déjà”. L’état dévoilé de la tonalité fait
découvrir après coup l’implicite généralisé dans lequel elle
se masquait
.
c) La description
des humeurs et le modèle de l’herméneutique
narrative chez Paul Ricoeur
A l’orée de notre discussion avec Ricoeur, il s’agit d’emblée
de bien considérer la difficulté générée par notre démarche même.
C’est en effet vouloir en quelque sorte faire violence à l’herméneutique
narrative que de prétendre y intégrer les humeurs. Ricoeur entend
bâtir sa théorie autour de l’action et de la représentation des
actions. C’est la schématisation des actions par la mise en intrigue
narrative qui constitue un sens interprétable. Or qu’y a-t-il
de moins narratif qu’une tonalité affective ? Qu’y a-t-il de
plus éloigné de tout engagement pratique ?
Nous
répondrons d’abord en nous appuyant sur le fait suivant, qui
constitue en somme le présupposé de base de notre réflexion:
l’humeur a un contenu. Si elle n’est pas un acte, elle
n’en forme pas moins, par la diversité de ses modes, un véritable champ
de possibles,
une palette aux couleurs distinctes, aux traits différenciés,
et donc reconnaissables et identifiables. Nous pouvons alors
lui appliquer la triade herméneutique de Temps et Récit: préfiguration
- configuration - refiguration. Le problème qui se pose ensuite,
au niveau de la configuration même, tient cependant à l’intégration
des tonalités affectives dans le champ de ce que Ricoeur nomme Praxis.
Si le récit est un “laboratoire” de
possibles narratifs, à partir desquels s’effectue le travail
de configuration de l’identité, comment ceux-ci intègrent-ils
les possibilités humorales ?
1. Stimmung et
caractère
Une première direction de recherche peut être envisagée en
suivant le fil de la dialectique développée par Ricoeur entre idem et ipse,
dialectique qui structure en fait toute la démarche de son ouvrage. Nous renvoyons le lecteur,
pour plus de détails, aux Ve et VIe études de l’ouvrage de Ricoeur.
Précisons simplement qu’il aborde la configuration textuelle
de l’identité à partir de deux modèles distincts mais entrecroisés
par le récit. D’une part l’identité peut être décrite par la
catégorie du même, ou idem, comme
simple pôle logique d’attribution de prédicats ou
de critères fixes. D’autre part, comme soi, ou ipse, l’identité n’est pas attribuée de l’extérieur,
mais s’atteste elle-même en se rapportant à soi
de manière constante, en se maintenant vis à vis d’elle-même
dans un certain rapport.
A
la notion
d’idem est
liée celle de
caractère, à
l’ipse celle de
maintien de soi.
Entre sédimentation et innovation,
l’humeur pourrait alors être rangée du côté du caractère et des
habitudes contractées. Or, comme l’indique Ricoeur, le caractère
est redéployé par la narration.
“Le caractère a un histoire”. Le récit constitue ainsi la schématisation
temporelle de la polarité qui lie la
mêmeté du caractère d’une
part, et
l’ipséité du maintien
de soi d’autre
part.
Il
semble néanmoins difficile de ranger les tonalités affectives
parmi les traits de caractère, identifiables de l’extérieur par
des critères (
mêmeté), et non par attestation (
ipséité).
Certes, un individu ou un personnage de récit peut être caractérisé par une certaine configuration
humorale. Mais est-ce à dire que des critères tels que “joyeux”, “triste”, “mélancolique” ou “gris” peuvent
servir à désigner un caractère, dont les actions seront par la
suite synthétisées dans l’acte configurant du récit (selon la
dialectique concordance-discordance) en une connexion unitaire
? Un mouvement inverse n’est-il pas à l’oeuvre ? Et n’est-ce
pas plutôt la connexion des actions elle-même (jusqu’à la
“connexion
d’une vie”) qui se trouve déjà sous l’emprise
de la tonalité ?
Nous
avons vu en effet que la tonalité affective constitue un horizon
général pour les actes eux-mêmes, un arrière-fond qui imprègne
ceux-ci de sa teinte particulière. Et si le récit déploie ou
déroule le caractère sédimenté, il ne saurait déployer un tel
fond qui semble plutôt le recouvrir d’ores et déjà. L’humeur
est par ailleurs indépendante du sujet, elle échappe au contrôle
du moi et le saisit également comme un horizon plus vaste que
lui. Comment parler alors de caractère, d’intériorisation et
de sédimentation ?
Il
s’agit en conséquence de suivre une autre piste que celle de l’idem dans
son rapport dialectique à l’ipse, et ce en se référant à cette double
caractéristique de la tonalité, qui se situe à la fois par delà les
actes et par delà le sujet ou l’auteur de ces actes.
2. Stimmung et crise
Or, dans les chapitres de
Soi-même
comme un autre où il traite de l’identité narrative,
Ricoeur aborde une situation qui ressemble étrangement à cet
aspect de la
Stimmung,
par lequel celle-ci déborde et éclate véritablement les limites
du sujet, semblant ainsi compromettre paradoxalement toute identification.
Il s’agit des cas limites de la fiction littéraire, qu’il confronte
aux
puzzling cases de la philosophie analytique (Parfit
). A partir notamment de l’exemple
de Musil (
L’homme sans qualités), Ricoeur montre
comment certains récits mettent en scène la perte de l’identité d’un personnage.
Selon lui, il s’agit alors moins d’une perte totale d’identité que
d’une “mise à nu de l’ipséité par perte de support de la mêmeté”
.
Plus loin, il parle à ce propos d’une véritable
crise de
l’identité. C’est le moment où le
sujet se trouve confronté à la possibilité de son anéantissement,
c’est-à-dire qu’il n’est plus qu’un pur ipse comme nudité de
la question: “Qui suis-je ?”. Il
n’est plus que cette question
. C’est,
comme le dit Ricoeur, un moment de
dépossession et
d’
effacement de soi
La Stimmung manifeste également
ce caractère de dépossession par rapport au soi. Nous pouvons
alors utiliser cette catégorie de la crise pour
la décrire. Mais quelle valeur
et quel rôle possède cette catégorie chez Ricoeur lui-même ?
A peine esquissée à la fin de la VIe étude, la réponse à cette
question se trouve développée dans la dernière, la Xe étude,
qui consiste en une reprise du problème de l’identité au niveau
de l’ontologie. En tant que mise à nu de l’ipse,
la crise de l’identité équivaut également à la
mise à nu de l’attestation: mouvement par lequel le soi se manifeste dans sa
différence par rapport à l’identification objective de l’idem.
Dans la Xe étude, c’est justement
la nature de cette attestation qui est interrogée. Et nous retrouvons
alors le problème de la perte de l’identité, abordé cette fois à partir
du concept général de passivité.
Or,
et ce ne doit pas être étonnant pour nous (en effet, le sujet
est toujours
affecté d’une humeur, il la subit passivement),
c’est justement en abordant la question de la passivité, et alors
seulement, que Ricoeur effleure la notion de tonalité affective.
Il aborde la question de la passivité à deux niveaux différents:
dans un premier temps à propos de l’altérité/passivité du
corps, et ensuite à propos de l’altérité de
la
conscience.
C’est à cette seconde problématique
que nous nous intéresserons essentiellement.
Ricoeur évoque
les tonalités dans sa relecture de Heidegger et de l’analytique
du
Dasein. Il entend confronter son concept
d’attestation avec le
Gewissen (ou “conscience morale”) heideggerien,
qui est selon les propres mots de Heidegger: “attestation d’un
pouvoir-être authentique”
. Chez
Heidegger, cet appel de la conscience surgit du
Dasein lui-même comme facticité: néantité d’une
existence jetée. Or c’est ici qu’intervient la notion de
Stimmung,
en tant qu’accès privilégié à cette
facticité. L’attestation de cet être-jeté, dans la
Stimmung,
débouche alors chez Heidegger sur
la
résolution (
Entschlossenheit),
comme projet et être pour la mort.
Il faut insister sur cette structure bipolaire, liant dépossession,
Stimmung,
d’une part, et résolution ou décision
d’autre part.
Ricoeur
reproche néanmoins à cette notion de résolution son manque de
contenu, son indétermination
. Elle ne se projette
vers aucune possibilité factive déterminée, vers aucun engagement
pratique précis. Il y substitue alors son concept d’
injonction éthique,
qui implique quant à lui une orientation
déterminée vers la
Praxis, selon l’optatif du bien vivre (“être appelé à vivre-bien
avec et pour autrui dans des institutions justes”
). Ricoeur reproche en fait à Heidegger
un excès “d’ontologisation”, qui l’empêche d’envisager le lien
de l’attestation à la praxis, celle-ci trop vite associée à la
préoccupation et au “On”. Le rôle de la tonalité affective chez
Heidegger, comme pur signe ou indice de la contingence facticielle
du
Dasein, reflète bien cette orientation ontologique.
Mais
si la critique de Ricoeur nous semble éminemment légitime, nous
pensons aussi qu’il néglige trop vite les humeurs, et que celles-ci
doivent être réinterprétées en dehors de leur réduction à une
pure ouverture ontologique vidée de toute orientation vers l’action,
comme tel semble être le cas chez Heidegger. Nous reprenons alors à notre
compte les critiques de Binswanger et de Bollnow
, en reprochant à Heidegger
d’avoir réduit la diversité des tonalités affectives, réduction
issue de leur subordination à
l’angoisse comme
seul accès authentique à la
facticité du
Dasein. Les tonalités représentent selon nous des possibilités différenciées,
dont aucune n’a droit à quelque mérite ontologique particulier.
Qu’elles possèdent également une dimension
d’envoi et une orientation vers l’action, c’est ce qu’il importe
maintenant de montrer.
Il
convient tout d’abord de rappeler que la catégorie de la crise
ne peut s’appliquer qu’à l’état explicite de la tonalité affective,
et non pas à sa forme latente et implicite. Dans nos exemples
de récits, les personnages se trouvent soudain saisis et mis
en crise. Si nous voulons parler d’orientation de l’action par
la Stimmung, nous devons alors dire que cette orientation
ne se révèle
et ne devient lisible, que dans le moment de crise.
Le plus souvent, l’arrière-fond humoral
n’apparaît pas, n’est pas lisible, et ceci pour le personnage
comme pour le lecteur. Le moment de crise est alors vécu comme
une expérience déterminante, puisqu’il révèle un sens implicite.
C’est ce sens qui oriente et fonde ensuite la décision.
La tonalité n’oriente pas l’action
en déterminant ses modalités, mais en lui conférant un sens,
une valeur à l’intérieur d’un champ.
Les
mondes de Lenz, de Harry Haller, des Rostov et du narrateur d'Alexis
Zorba ont chacun leur tonalité propre.
Chaque événement, chaque acte y est affecté a priori d’un sens qui l’intègre au tout.
Mais ce mouvement d’intégration n’apparaît en général pas, car
l’implicite humoral correspond à un ressaisissementde
soi-même par le sujet, faisant suite au dessaisissement de
la crise. Cependant, qu’un tel
ressaisissement, espace de la décision et de l’action, soit fuite
ou confirmation de la crise, qu’il soit reprise en charge du
sens ou refus de celui-ci, il sera toujours une réponse:
réponse à la mise en question par la tonalité, et
en quelque sens qu’on l’entende: fidélité dans cette réponse.
Cette
idée d’alternance entre désaisissement et ressaisissement, correspond à la
dialectique suggérée par Bollnow entre tonalité d’une part, et “attitude” ou “maintien” (
Haltung)
d’autre part
. En
tant que libre comportement du sujet à l’égard de lui-même, l’attitude
modèlerait (
formieren)
a posteriori l’assise fondamentale donnée
dans la
Stimmung. Le “maintien” ou “attitude” chez
Bollnow, en tant que “fidélité à soi-même”
s’accorde
par ailleurs de façon fort heureuse avec ce que Ricoeur nomme “maintien
de soi”.
Dans
les récits qui nous ont servi d’exemples, le moment de crise
de la tonalité affective vient frapper de loin en loin nos personnages.
Ainsi se constitue comme une alternance entre de longues plages
narratives et des moments d’arrêt, suspendus hors du temps configuré par
l’action. Le rythme de cette alternance peut varier dans les
textes, sur un spectre allant d’une emprise humorale quasi constante
(Lenz ou La
Nausée),
jusqu’à une absence totale de moments d’explicitation de la tonalité (dans
les contes par exemple).
3. Stimmung et destin
Le moment
de crise ne correspond cependant pas à un événement
parmi d’autres, que le récit configurerait par synthèse du discordant
en une unité narrative, schématisation temporelle d’identités
agissantes. Le moment de dépossession humorale constitue la révélation
ou l’explicitation d’un englobant, d’un arrière-fond orientant
et unifiant. Comme tel il forme avec l’identité strictement narrative
une dialectique d’un autre genre, dont les modalités de configuration
par la fiction littéraire sont encore à explorer et à préciser
plus avant. Au centre de cette dialectique opère la tension entre
désaisissement et ressaisissement. Mais quelle identité se configure
dans la confrontation entre identité narrative et possibilité humorale,
entre un “me voici” narrativisé dans des choix, et un “qui suis-je” teinté par
les différents modes de la tonalité: angoisse, joie, mélancolie,
ennui ... etc ?
Nous
avons évoqué le fait que le ressaisissement narratif constitue
une réponse à la mise en question humorale. Mais la tonalité affective
ne constitue-t-elle pas déjà une réponse figée, une chape inamovible
qui pèserait sur le sujet comme un destin, que le sujet ne parviendrait
pas à déplacer vraiment, une disposition qui se rappellerait
de loin en loin au personnage sans que celui-ci puisse influer
sur elle? La tonalité évolue-t-elle, et le sujet peut-il la réassumer
librement en la modifiant par ses choix ?
Si
Ricoeur n’aborde pas de front la notion de tonalité affective,
c’est sans doute parce que celle-ci semble échapper à toute
délibération, à toute mise en débat, et par là-même à tout
développement narratif. Nous trouvons une trace de cette exclusion
dans le prologue à la IXe étude de
Soi-même comme un autre,
intitulé “Le tragique de l’action”.
Ricoeur y aborde une possible “sagesse tragique” en analysant
les conflits de motivations à l’oeuvre dans
l’Antigone de
Sophocle. Or il évoque à ce propos
des “grandeurs spirituelles” qui dépassent les agents, et qui “fraient
la voie à des énergies archaïques et mythiques qui sont aussi
les sources immémoriales du malheur”
. Nous
croyons reconnaître quant à nous dans ces “énergies” une des
modalités des tonalités affectives. En ce qui concerne le personnage
même d’Antigone, il s’agit d’une sorte de fidélité mélancolique
au service des morts et aux puissances infernales elles-mêmes.
La nature humorale de ces motivations nous est par ailleurs révélée
par Ricoeur lorsqu’il énonce leur caractère “non philosophique”:
elles échappent à toute délibération, à toute analyse et ne peuvent être
l’objet que d’une catharsis préalable à la compréhension de l’intrigue
.
“C’est
pourquoi, si le tragique peut s’adresser indirectement à notre
pouvoir de délibérer, c’est dans la mesure où la catharsis s’est
adressée directement aux passions qu’elle ne se borne pas à susciter,
mais qu’elle est destinée à purifier.”
Nous
n’avons pas le loisir d’entrer ici en débat sur la question de
la purification des passions, “suscitées” par le texte (nous
pensons à la manière qu’a un texte de susciter une Stimmung). Il est cependant frappant de voir Ricoeur rejeter ainsi la Stimmung hors
du champ de l’interprétation
et de la compréhension, puisqu’elle doit être purifiée avant
de s’adresser à notre “pouvoir de délibérer”. Il évoque également
le caractère de contrainte destinale des motivations à l’oeuvre
dans le tragique:
“Tels
sont les traits qui marquent le caractère non philosophique de
la tragédie: puissances mythiques adverses doublant les conflits
identifiables de rôles; mélange inanalysable de contraintes destinales
et de choix délibérés; effet purgatif exercé par le spectacle
lui-même au coeur des passions que celui-ci engendre.”
Si
nous pensons quant à nous avoir suffisamment plaidé en faveur
du rôle, analysable, de la tonalité affective dans le travail
herméneutique de l’identité, sa valeur de contrainte pose néanmoins
toujours problème. C’est en effet le versant éthique de la question
de l’identité qu’il convient de garder en vue. La tonalité n’est
pas contrainte parce que le sujet ne parviendrait absolument
pas à s’en ressaisir - nous avons pu observer au contraire qu’un
récit est l’aventure constamment reprise d’une sortie hors de
la Stimmung par l’action (même si celle-ci reste
fidèle à la crise en y répondant) - mais parce qu’elle survient
sans pouvoir être anticipée, et surtout parce que son mode propre
de transformation échappe à toute délibération.
Si
l’humeur fait événement en surgissant explicitement, elle-même
semble par contre peu susceptible d’évolution. Le sujet se trouve
constamment ramené à un certain réservoir d’humeurs, dont la
configuration constante lui est propre. Ce qui signifie que le
sujet “n’apprend” que difficilement de nouvelles humeurs inconnues
de lui jusqu’alors. Ainsi Lenz, par exemple, est victime d’une
même configuration humorale (qui intègre aussi des phases euphoriques)
dont la fréquence et la virulence d’explicitation l’oppresse
et le conduit au suicide. C’est le cas extrême d’une absence
de ressaisissement. Même pour le narrateur de Zorba ou
pour les héros de Tolstoï, si elle ne menace pas leur maintien
de soi, la tonalité (ou la configuration de tonalités qui leur
est propre) ne s’en manifeste pas moins de manière constante
et inamovible, toujours identique à elle-même.
Le
cas de Harry Haller est toutefois différent. Si les deux premiers
tiers du roman sont dominés par l’ambiance noire et cynique qui émane
du regard de loup du personnage, celui-ci subit cependant par
la suite une transformation complète de son univers. Cette transformation
se traduit certes au plan narratif par des rencontres, des événements,
des actes et des choix, mais également au plan humoral par un
retournement ou une inversion radicale des tonalités affectives.
Nous
avons affaire ici à un type spécifique de récit, dont l’étude
approfondie permettrait sans doute de mieux dégager les conditions
de possibilité d’une véritable transformation des tonalités affectives.
Reprenant une indication de Ricoeur, dans ce chapitre où il traite
de la crise de l’identité à travers l’exemple de Musil, nous
parlerons ici de
récit de conversion. Nous aurions alors deux types
narratifs distincts, selon que les transformations configurées par le récit
impliquent ou non également une modification sensible de son
arrière-fond humoral, ou de la configuration humorale des personnages.
Au récit de conversion s’opposerait ainsi le modèle bien plus
fréquent du
récit de formation,
que celui-ci aboutisse ou échoue à la constitution de rôles et
d’identités précises, forgées et confirmées par la seule ressaisie
narrative de leurs actes.
d) Stimmung et
Identité narrative: vers une élaboration plus précise
Nous avons
exploré dans cette étude quelques pistes en vue
d’une intégration du phénomène de l’humeur à la théorie narrative
de l’identité chez Paul Ricoeur. Ces quelques coups de sonde
demeurent cependant bien insuffisants. Cela tient en bonne partie à la
démarche même que nous nous sommes imposée. Utilisant Ricoeur
comme cadre de référence conceptuel, nous n’avons pas pu développer
d’instruments précis pour la description des tonalités, et ceci
tout simplement parce que ces instruments et ces notions n’existent
pas du tout chez lui. Il n’aborde les humeurs que très indirectement,
et ce n’est en somme que par contraste, ou en creux, que sa théorie
peut servir à mieux les cerner
. Une élaboration positive de notre
objet du point de vue d’une herméneutique narrative fait défaut.
Elle reste encore à créer. Nous voulons pour conclure esquisser
deux directions de recherche propres selon nous à préparer une
telle élaboration.
Il
faudrait dans un premier temps mettre à jour de façon détaillée
tous les procédés qui permettent au texte, des plans syntaxiques
et sémantiques jusqu’au niveau phonique, de configurer des tonalités.
On s’apercevrait alors que ce n’est pas tant la mise en scène
de situations humorales, telles que celles qui nous ont servi
d’illustration, qui rend le récit apte à véhiculer et à susciter
une tonalité, mais bien plutôt son rythme propre et la scansion
de ses éléments. Dans le même ordre d’idées, une mise en lumière
du rôle de la métaphore dans l’inscription textuelle des tonalités
serait nécessaire. Nul besoin de préciser que les recherches
de Ricoeur en la matière seraient alors également convoquées
.
Un
second axe de recherche devrait être consacré à cet autre lieu
de passivité évoqué par Ricoeur dans sa Xe étude: le
corps.
Dans la droite ligne des phénoménologies
du corps-propre, Ricoeur n’envisage cependant le problème que
sous l’angle pratique de l’être-au-monde, dans lequel le corps
n’est que le lieu d’inscription de ma mienneté dans le réseau
de renvois des actions et de leur sens, le lieu d’articulation
de l’agir et du pâtir. S’il évoque les humeurs avec Maine de
Biran
, c’est
pour relever aussitôt chez cet auteur le croisement mal accordé du
point de vue humoral (bien-être ou mal-être) et du point de vue
pratique (le corps propre comme effort et résistance), et ne
plus se consacrer qu’à ce dernier.
Or
c’est précisément ce croisement qui doit être pensé, si nous
voulons saisir au plus près l’enjeu même de notre démarche: l’intégration
de la tonalité à la praxis, de l’humeur et du geste, intégration
réalisée et schématisée par le texte comme par le corps. Comment
cette schématisation se produit-elle ? Comment geste et humeur
passent-ils l’un dans l’autre et s’évoquent-ils mutuellement
? C’est vers l’idée de style que nous envisagerions
une réponse: notion de style
qui sert à décrire autant le rythme et l’arrangement des éléments
d’un texte littéraire, que l’harmonie propre aux gestes d’un
agent particulier.
Pour les
deux critiques: Bollnow,
op. cit., pp. 122-129.
Article publié le 10 novembre 2005