Le récit de fiction et la prospection du champ de l'action chez Paul Ricoeur et Emmanuel Lévinas
Au
point de départ de ces réflexions, j'aimerais revendiquer un double
postulat, directement inspiré par la pensée de Paul Ricœur. Le
premier, formulé dans Temps et récit, consiste à poser la notion de récit en général comme schème le plus
adéquat pour décrire l'expérience humaine ou la praxis[1]. C'est tout particulièrement au niveau
fondamental de la temporalité de cette expérience que le récit ferait valoir sa
pertinence, face aux apories d'une spéculation philosophique purement
conceptuelle. Le second postulat, formulé dans Soi-même
comme un autre, reprend et
développe le premier en l'orientant dans une direction bien particulière[2].
Le récit s'applique ici spécifiquement à la schématisation de l'identité du
sujet agissant. Et c'est notamment toute la dimension proprement éthique de l'identité qui vient alors au premier plan. Le
récit - et Ricoeur se focalise ici explicitement sur la fiction
littéraire - est envisagé comme un véritable laboratoire pour l'éthique.
Dans les rapports entre éthique et littérature, c'est ici la littérature
qui précède la réflexion philosophique sur l'éthique, et qui donne à cette
dernière ses outils et ses schèmes de base.
“Il n'est pas de récit éthiquement neutre. La littérature est un vaste
laboratoire où sont essayés des estimations, des évaluations,
des jugements d'approbation et de condamnation par quoi la narrativité sert
de propédeutique à l'éthique.”
Mais si nous adoptons
pour notre part un tel postulat de base, encore faut-il déterminer
de quelle éthique on parle. On peut accepter le postulat de base
qui consiste à souligner la pertinence du schème narratif appliqué à l'éthique,
sans pour autant adopter telle quelle toute la conception spécifiquement
ricoeurienne de l'éthique. Plus encore, il faut également savoir
de quel récit on parle, et quelles sont les caractéristiques propres à la
narrativité qui vont être retenues pour les articuler sur la problématique
de l'éthique. Là encore, accepter le postulat de base formulé par
Ricoeur ne conduit pas nécessairement à adopter dans son intégralité la
conception ricoeurienne du récit. Pour avancer dans cette double
problématique - quel récit pour quelle éthique ? - j'aimerais confronter
ici la position de Ricoeur à une autre pensée, spécifiquement axée
sur l'éthique, et dont Ricoeur s'inspire en partie dans Soi-même
comme un autre, à savoir celle
d'Emmanuel Lévinas. Je
vais donc exposer tout d'abord dans ses grandes lignes la pensée
de Lévinas, pour revenir ensuite à Ricoeur, en cherchant à mesurer
la pertinence de son analyse du récit à partir de l'éthique de
Lévinas.
Il faut souligner d'emblée
que la confrontation se transforme alors en épreuve pour la notion
même de récit, tant celle-ci prend un sens péjoratif sous la plume
de Lévinas. Celui-ci critique la notion de récit, en la rangeant
parmi les figures de la synthèse, du rassemblement, et de la totalité. Au même titre que les instances privilégiées de la
tradition philosophique occidentale - être, monde, sujet absolu,
conscience ou encore ego transcendantal - le schème du récit institue
selon lui une totalité de sens cohérente, synthétise des éléments
hétérogènes en une unité dans laquelle chaque élément se trouve
intégré à sa juste place, chaque événement assimilé dans une forme
générale qui le dépasse. Au niveau temporel, le récit - en tant
que synthèse - rassemble les événements narrés en une continuité re-mémorable
ou re-présentable dans laquelle la singularité de l'événement se
trouve nivelée au profit de son intégration dans l'orientation
globale de l'histoire.
“La phénoménalité - l’essence - se fait phénomène, se fixe, rassemblée
en fable, se synchronise, se présente, se prête au nom, reçoit
un titre. L’étant, ou une configuration d’étants, émergent thématisés
et s’identifient dans le synchronisme de la dénomination (ou
dans l’unité indéphasable de la fable), se font histoire, se
livrent à l’écrit, au livre où le temps du récit, sans se renverser,
recommence.”
Le récit apparaît ici
comme le paradigme même de la représentation temporelle des phénomènes,
du rassemblement continu de l'être autour d'une conscience. Et
on l'aura deviné, c'est l'altérité comme
telle qui se trouve ainsi niée selon Lévinas par son assimilation à la
synthèse unifiante du récit. Aucune rupture, aucune surprise véritable
n'est possible, car tout s'annonce à partir de la forme globale
anticipée. L'altérité de l'autre homme se réduit à un rôle, et
son étrangeté se trouve assimilée dans l'unité du sens narré. Cette
unité - qu'elle soit explicitement centrée autour de l'auto-affirmation
d'une subjectivité, ou alors qu'elle soit l'unité neutre d'un monde
ou de l'être - s'impose comme figure du Même, le Même intégrant
et réduisant l'Autre dans son mouvement d'auto-position. Ethiquement,
c'est en ce point que se situe pour Lévinas la racine de toute
injustice commise à l'encontre d'autrui. A l'inverse, le surgissement
de l'autre comme tel, ou l'événement proprement éthique de l'altérité,
vient briser ou interrompre cette position du Même, fracturer les
identités constituées, et déranger l'ordre du récit, ou l'ordre
de la totalité de l'être dans son mouvement de rassemblement temporel.
L'autre comme tel, ou l'éthique comme surgissement de l'altérité,
a toujours valeur d'interruption ou
de rupture chez Lévinas. L'éthique, c'est une signification qui
ne s'inscrit dans aucun horizon, dans aucune trame, hors de tout
contexte et de toute intégration à un sens anticipable.
Nous avons donc là un
double mouvement: la totalité tend à recouvrir et annuler de façon
injuste l'altérité d'une part, mais dans le même temps cette altérité interrompt
toujours à nouveau le mouvement de totalisation et lui échappe
d'autre part. Mais, ces deux mouvements ne se jouent pas sur le
même plan. L'interruption éthique d'autrui ne se produit pas comme
un événement du monde, au devant du sujet ou aux frontières de
son univers, car alors cet événement de rupture serait immédiatement
absorbé dans la continuité d'une interprétation, d'une vision du
monde, la crise occasionnée par son surgissement serait susceptible
d'être remémorée et narrée, renouant ainsi le fil d'un parcours à peine ébranlé dans
sa marche. Chez le Lévinas d'Autrement qu'être, la rupture ou l'interruption s'est bien plutôt toujours déjà produite,
dans une dimension qu'il nomme immémorial,
c'est-à-dire dans un passé qui échappe à toute remémoration, comme
par en dessous, avant même que je n'ai commencé à agir et à parler,
mais toujours à nouveau. Je ne peux me retourner pour comprendre
et récupérer l'affect qui m'a déjà atteint. Mon activité de sujet
est ainsi toujours minée de l'intérieur par une passivité irrattrapable,
une passivité que Lévinas met explicitement en relation avec la
vulnérabilité du corps, de mon corps toujours déjà exposé et vieillissant.
Il utilise notamment la métaphore de l'hémorragie pour
décrire cette situation. L'altérité de l'autre homme m'a toujours
déjà atteint à travers la fragilité de mon corps exposé comme une
blessure saignante, une blessure qui interrompt ou compromet par
en dessous toutes mes entreprises actives. Et cette blessure ou
cet événement immémorial n'apparaît pas dans le monde, ne peut être
saisie, elle ne se présente à moi que par ses traces dit Lévinas, des traces déjà effacées ou brouillées.
Mais on comprend alors
que l'événement éthique - précédant toute constitution de sens
dans sa dimension d'immémorial - se trouve en fait à l'origine
même de cette constitution de sens, une origine certes non situable,
non représentable (an-archique dit Lévinas), mais qui oriente toujours
dès l'abord toute constitution ultérieure comme une sorte de crise instituante. Nous retrouvons ici le double mouvement déjà esquissé tout à l'heure:
l'événement éthique génère la constitution du sens, celle-ci répondant
en somme à cette crise provocatrice non situable Mais la réponse
tend à étouffer son origine, à la recouvrir ou à l'oublier. En
répondant à la provocation éthique d'autrui, on le manque toujours à nouveau,
on recouvre inévitablement l'urgence de son appel par une construction
de sens totalisante. Lévinas utilise la polarité conceptuelle du Dire et du Dit pour
exprimer cette relation: Le Dire génère des Dits, mais ceux-ci
recouvrent et trahissent toujours déjà le Dire qui les a institués.
L'éthique selon Lévinas se joue comme une alternance. Constamment,
le Dit cristallisé se trouve remis en cause par un Dire qui vient
le fracturer ou l'interrompre, et constamment cette interruption
se fait recouvrir et annuler par le Dit qu'elle a elle-même provoqué.
L'éthique se signale comme la trace d'un traumatisme indépassable
et pourtant toujours déjà recouvert, trace qui luit énigmatiquement
dans l'alternance du Dit et de son interruption. Chez Lévinas,
le sens ne se produit pas comme auto-production active du Même,
mais résulte au contraire d'un affect hétérogène, venant d'une
altérité radicalement étrangère qui ne saurait être récupérée.
Dès lors, toute formation de sens - le récit, le sujet ou son monde
- se décrivent comme intrinsèquement répondants, d'une réponse toujours trop tardive, toujours dépassée.
L'identité même du sujet se constitue dès l'abord comme réponse à l'affect
d'autrui, élue par celui-ci dit Lévinas. Un affect ou un traumatisme dit Lévinas, qui est intrinsèquement éthique, dans
l'exigence ou l'appel qu'il représente en provenance d'autrui.
Par contre, selon lui, toute réponse possible prendra nécessairement
la forme d'une totalisation, et donc d'une trahison de l'affect.
Ainsi, il ne saurait y avoir de récit adéquat pour traduire l'appel éthique
dans ses prolongements et ses résonances dans mon existence.
Après avoir esquissé à grands
traits certains éléments de base de la pensée de Lévinas, j'aimerais
revenir maintenant à Ricoeur, en mesurant sa conception du récit à partir
de l'éthique lévinassienne. Dans Soi-même
comme un autre, Ricoeur reprend tout d'abord et développe
les analyses de Temps et Récit,
pour montrer comment le récit constitue un schème de synthèse temporelle,
qui configure les événements en rassemblant dialectiquement leur
concordance et leur discordance. Au fur et à mesure de l'avancement
du récit, les hasards et les ruptures sont intégrés après coup
dans l'unité du parcours, par un effet de nécessité rétroactif.
La synthèse construite par le récit se pose alors comme une identité en
mouvement, une identité temporellement configurées à travers des
séries d'actions, identité qui se reporte et se confond avec l'identité des
personnages du récit. L'identité d'une personne n'est rien d'autre
que la série déroulée de ses actes, schématisée et synthétisée
par l'acte de la configuration narrative ou de la mise en intrigue.
L'identité est toujours une identité racontée, ce que Ricoeur appelle
une identité narrative.
“La dialectique consiste en ceci que, selon la ligne de concordance,
le personnage tire sa singularité de l'unité de sa vie considérée
comme la totalité temporelle elle-même singulière qui le distingue
de tout autre. Selon la ligne de discordance, cette totalité temporelle
est menacée par l'effet de rupture des événements imprévisibles
qui la ponctuent (rencontres, accidents, etc.); la synthèse concordante-discordante
fait que la contingence de l'événement contribue à la nécessité en
quelque sorte rétroactive de l'histoire d'une vie, à quoi s'égale
l'identité du personnage. Ainsi le hasard est-il transmué en
destin. Et l'identité du personnage qu'on peut dire mis en intrigue
ne se laisse comprendre que sous le signe de cette dialectique.
[…] La personne, comprise comme personnage de récit, n'est pas
une entité distincte de ses «expériences».
Bien au contraire: elle partage le régime de l'identité du personnage,
qu'on peut appeler son identité narrative, en construisant celle
de l'histoire racontée. C'est l'identité de l'histoire qui fait
l'identité du personnage.”
Cette identité narrative,
configurée par le récit, est envisagée par Ricoeur selon une perspective
herméneutique de compréhension et d'appropriation de soi. Non pas
simplement l'identité figée d'une monade, cristallisée sous forme
de caractère, mais l'identité dynamique d'un maintien de soi ou
d'une quête de soi, quête de soi à travers un parcours toujours
ouvert de confrontation à l'altérité et aux ruptures, mais aussi à travers
le dépassement des sédimentations acquises. L'identité narrative
constitue la médiation configurante de ces deux pôles que Ricoeur
nomme idem et ipse,
ou même et soi, médiation par laquelle l'identité figée du même
se trouve mise en mouvement comme quête de soi. Et l'unité toujours
rétroactive du récit se rapporte ici à l'unité visée par
le sujet dans l'optique d'une saisie compréhensive et appropriante
de soi. Une visée jamais atteinte, à la manière de l'idéal régulatif
kantien, mais qui oriente la “transformation réglée” du parcours
ou de la quête. C'est en ce point que l'herméneutique narrative
rejoint l'éthique chez Ricoeur, une éthique de type aristotélicienne,
orientée teleologiquement par la visée d'une vie bonne et vertueuse.
“Dans une perspective
délibérément éthique […], l'idée d'un rassemblement de la vie
en forme de récit est destinée à servir de point d'appui à la
visée de la vie «bonne», clé de voûte de […] notre éthique. Comment,
en effet, un sujet d'action pourrait-il donner à sa propre vie,
prise en entier, une qualification éthique, si cette vie n'était
pas rassemblée, et comment le serait-elle si ce n'est précisément
en forme de récit ?”
Il faut encore préciser
que le mouvement d'interprétation de soi mis en intrigue à l'intérieur
du récit, se transpose bien évidemment au niveau de la lecture.
Le lecteur d'une fiction littéraire y trouve des modèles d'intelligibilité susceptibles
de l'aider à interpréter et à refigurer sa propre expérience pratique
et éthique. Il passe lui-même par la médiation de l'altérité du
texte pour s'approprier soi-même.
On l'aura sans doute
deviné, la conception ricoeurienne du récit prête le flanc en bonne
partie à la critique de Lévinas, pour autant qu'on accorde quelque
crédit à cette dernière. L'altérité de
l'autre homme ou l'altérité de l'événement hétérogène se trouvent
rapidement dépassés et intégrés dans le mouvement de synthèse du
récit. L'événement, la rupture ou la crise sont toujours
soumis a priori à une forme englobante qui en efface l'altérité. C'est toujours le “soi-même” (dans la tension - schématisée
par le récit - entre idem et ipse:
soi et même) qui est au centre, et qui intègre au fur et à mesure l'hétérogène
pour le “maintien de soi” . Cette schématisation par le récit ou la fiction de soi,
par le “comme” du détour narratif, ne connaît pas l'altérité. Le
soi-même est “comme un autre” au sens où l'altérité n'est toujours
que médiation - provisoire - de l'ipséité dans son trajet d'identification,
trajet de “reconnaissance de soi”.
“Les manières
multiples dont l'autre que soi affecte la
compréhension de soi par soi marquent précisément la différence
entre l'ego qui se pose et le soi qui ne se reconnaît qu'à travers ces affections mêmes.”
Chez Ricoeur, l'altérité est
rencontrée à partir d'une visée préalable de compréhension, visée
ancrée dans une subjectivité en quête de son auto-appropriation,
même si cette subjectivité est conçue comme ipséité ouverte, et
disponible à une constante remise en question par sa confrontation à l'altérité.
Mais toujours on commence en soi pour retourner à soi, selon un
mouvement traditionnel à la pensée occidentale. Alors que chez
Lévinas, ce n'est pas la quête de soi qui est première, mais la
requête d'autrui. Ici on commence à l'extérieur, on commence par
répondre, et de cette réponse naît la subjectivité dans son identité en
tant que primordialement requise ou élue par autrui. Le sujet lévinassien
est un pro-nom appelé par autrui: un “me voici!” en réponse à une
assignation incontournable et inassimilable. Mon identité ou mon élection
dit Lévinas, consiste paradoxalement à être dépossédé de moi-même
par autrui, et renvoyé au service d'autrui dans la responsabilité éthique,
une identité excentrée en quelque sorte. Et non pas une identité qui
consiste à affirmer un maintien de soi comme le dit Ricoeur, en
intégrant à mon parcours l'expérience de ma confrontation à autrui,
comme un détour provisoire, dans une perspective en fin de compte
toujours égocentrique.
Il est tout à fait significatif à ce
propos de considérer le traitement par Ricoeur de certains cas
limites de l'identité narrative. En effet, nombre de récits - et
tout particulièrement au XX siècle - mettent en scène une perte
complète de l'identité, un fractionnement du sujet sans l'espoir
même d'une cohérence à regagner. Ainsi Ricoeur évoque notamment, à la
faveur de certains récits limites tels que L’homme sans qualité de Musil, des moments de complète fracture ou de dépossession de soi, dépossession qui se reporte sur le
récit lui-même, qui y perd sa cohérence et son statut. Ricoeur
voit dans de tels moments de crise la mise à nu de l’ipséité comme pure question “Qui
?”, question laissée pour un
temps sans réponse. En somme, la perte d'identité ne contredit
pas ici selon Ricoeur la primauté de la structure herméneutique
de la quête de soi, elle la manifeste au contraire de manière éclatante,
dans toute la pureté de la question: “qui suis-je ?” Ce n'est que
l'identité du Même ou de l'idem qui est compromise, alors que l'ipséité comme
quête et fidélité à soi apparaît dans toute sa nudité. Et ce qui
est frappant alors, c'est qu'au niveau éthique, ce moment de crise
ou de dépossession de soi n'est pas le résultat d'une injonction
par autrui, mais au contraire le fruit d'une initiative du sujet,
qui se rend par là disponible à l'autre que soi.
D'un côté pourtant, Ricoeur
met bien en relation la dépossession de soi avec une réquisition
ou une mise en question par autrui: “Que ce dépouillement, évoqué par
des penseurs aussi différents que Jean Nabert, Gabriel Marcel,
Emmanuel Lévinas, ait affaire avec le primat éthique de l’autre
que soi sur le soi, cela est clair.” Néanmoins,
il s’empresse d’ajouter immédiatement: “Encore faut-il
que l’irruption de l’autre, fracturant la clôture du même, rencontre
la complicité de ce mouvement d’effacement par quoi le soi se rend
disponible à l’autre que soi.” L'irruption
de l'altérité est donc bien toujours envisagée à partir d'une subjectivité en
quête d'elle-même, une subjectivité qui se rend disponible à l'autre, et pour laquelle cet autre n'est
en somme qu'un accident dans un trajet d'appropriation de soi. C'est précisément le soi qui s'efface ou se retire,
c'est-à-dire qui renonce à toute identification rigide ou identité de
l'idem, pour s'avancer modestement vers autrui, mais toujours dans
la cohérence de l'ipséité comme quête de soi ou fidélité à soi.
Or
je considère que la pensée de Lévinas va plus loin sur ce point
que celle de Ricoeur, et qu'elle est plus à même de rendre compte
de la crise du sujet représentée par l'événement éthique de sa
réquisition par autrui. Mais si nous voulons rendre compte narrativement de
cette réquisition, il faut alors passer outre au mépris lévinassien
pour la figure du récit, et tenter d'inscrire son éthique dans
une narration. Malgré Lévinas lui-même donc, quitte à voir se
dessiner ainsi la possibilité de concevoir d'une autre manière
l'identité narrative et la figure même du récit. J'aimerais quant à moi
essayer d'ouvrir les catégories de l'éthique lévinassienne en
direction de leur possible narrativisation, et pour ce faire
j'aimerais prendre un exemple littéraire. Le texte sur lequel
j'aimerais m'appuyer est une œuvre dont le niveau d'élaboration
esthétique et de condensation narrative est poussé à l'extrême,
puisqu'il s'agit d'un conte de Flaubert. Et d'autre part, la
portée éthique de l'action qui s'y trouve configurée est manifeste,
puisqu'il s'agit d'une vie de Saint. On l'aura deviné sans doute,
c'est sur l'exemple de “La légende de Saint-Julien l'hospitalier”, le
second des trois contes de Flaubert, que j'aimerais ici illustrer
la possibilité d'une application narrative des catégories de
l'éthique lévinassienne.
Dans
l'espace d'une trentaine de pages, nous suivons le trajet de
vie complet de Julien, depuis sa naissance et son enfance protégée
dans le château parental, jusqu'à sa montée en gloire dans les
bras du Seigneur. Est-ce qu'il faut interpréter cette trajectoire
du personnage principal - c'est-à-dire son identité narrative
- comme appropriation de soi, mouvement d'appropriation réglé teleologiquement
par une visée de vie bonne ? Et est-ce que la confrontation à l'altérité n'est
ici qu'un moment provisoire, intégré et dépassé dans le trajet
de la quête de soi ? Telle est la question. Il faut dire tout
d'abord que Flaubert met précisément en scène toute la problématique
de l'identification. Selon le topos traditionnel de la naissance
merveilleuse, les parents de Julien reçoivent chacun une prophétie
concernant leur fils, prophéties qu'ils se cachent mutuellement,
et qui correspondent en somme aux attentes secrètes que les 2
parents projettent chacun de leur côté sur Julien. Au père il
est dit que son fils deviendra Empereur. A la mère qu'il deviendra
un Saint. Déjà on peut noter ici que l'identification est moins
visée par le personnage central qu'imposée de l'extérieur par
autrui. En somme l'enfant, avant d'être un sujet préalable, doit
toujours commencer par répondre aux
identifications projetées sur lui par autrui. Et bien évidemment,
la réponse de Julien consiste à tenter de s'approprier ces identifications
reçues, pour les transformer en son propre projet. Pourtant,
selon mon interprétation, ce travail d'appropriation identifiante
est précisément à chaque fois mis en échec, et comme défait par
une force plus profonde.
Tout
d'abord Julien est contraint de fuir le château de ses parents à la
fin de la première partie. Cela parce qu'au cour d'une chasse
merveilleuse, dans laquelle il parvient à massacrer une quantité prodigieuse
de gibier, avec une grande cruauté, un grand cerf noir à l'œil
flamboyant lui annonce qu'un jour il tuera son père et sa mère.
Fuyant la présence de ses parents, et la potentialité d'un
tel crime abominable, Julien part reconstruire sa vie à l'étranger
dans la seconde partie. Premier échec et première fuite en somme.
Mais la reconstruction qu'il va opérer par la suite consistera
en la reprise exacte des valeurs parentales, plus précisément
de l'image du père. Il devient en effet comme son père - et comme
dans les récits qu'il écoutait enfant - un fameux guerrier, et
finit comme lui par posséder un fief important, et épouser une
dame de haut rang. Valeurs chevaleresques et guerrières donc,
mais valeurs qui intègrent également la dimension maternelle
de la morale chrétienne, au sens où comme son père, il est généreux
envers les pauvres, fait l'aumône, prie assidûment et rend la
justice partout où il peut. La seconde partie du conte réalise
donc la prophétie faite au père. Mais précisément, cette belle
reconstruction s'effondre le jour où, de nouveau parti à la chasse,
il trouve à son retour des inconnus couchés dans son propre lit
Croyant à une tromperie, il tue cette fois réellement ces parents,
des parents que sa femme avait reçus et hébergés pendant son
absence. Nouvelle destruction d'une identité péniblement élaborée,
nouvelle fuite. Au début de la troisième partie, c'est cette
fois l'identification spécifiquement maternelle qui est mise
en jeu. Julien se lance dans les pénitences les plus extrêmes,
il torture son propre corps par des flagellations cruelles, cherchant
sans doute à ressembler par là aux images de martyres que vénérait
jadis sa mère, et se retranche dans la solitude. Mais cette fois,
ce n'est plus la potentialité fantasmatique du meurtre de ses
parents qui le poursuit comme une obsession, mais son souvenir
bien réel. Les pénitences n'y font rien, et cette nouvelle identification
se révèle à nouveau impossible ou compromise. Et dans un ultime élan
de fuite, Julien en arrive à vouloir se suicider. Certes, la
fin de la 3e partie du conte réalisera bien la prophétie
faite à la mère, mais cette réalisation se produira malgré Julien,
et surtout malgré les projections que sa mère elle-même pouvait
investir dans cette image du Saint.
Le
trajet de Julien jusqu'à cette tentative de suicide se révèle
donc comme une suite d'identifications impossibles, une suite
d'échecs dans la tentative répétée de se construire un “maintien
de soi” selon une visée cohérente. Le parcours de Julien ressemble
moins à une appropriation de soi qu'à une progressive et répétée “dé-fection” de
soi, pour reprendre une formule de Lévinas. Mais cette dé-fection
ou cette rupture répétée se produit sous l'effet d'une force
profonde qui hante Julien comme un appel incontournable et obsédant.
On l'a vu, il s'agit d'un désir de meurtre, tourné contre ses
parents, et que Julien cherche en somme déjà à fuir ou à sublimer
dès l'enfance à travers le plaisir sadique de tuer les animaux,
puis à travers la joie perverse du guerrier, cette fois tournée
contre les hommes. On peut certes réduire ce désir meurtrier à un
instinct naturel, ou tenter de l'expliquer par la psychanalyse,
mais ce serait là forcer le texte, et Flaubert se garde bien
de nous donner des indices trop précis quant à l'origine ou à la
cause de cette “vocation” au meurtre. Il y a là comme un indicible
caché au plus profond de l'histoire personnelle de Julien, une
tache aveugle qui semble avoir toujours déjà été présente, avoir
toujours déjà commencé à faire sentir ses effets, à obséder Julien
sans qu'il puisse assumer cette faille, la faire sienne ou la
rejeter définitivement hors de soi. Comme un traumatisme inassimilable
dans le jeu des identifications, et qui pourtant agit sur celles-ci
en les rompant toujours à nouveau. On peut même dire que ces
identifications ne se construisent que comme fuite ou comme tentatives
de recouvrement ou d'oubli de ce point réfractaire. Un oubli
impossible, et un recouvrement inlassablement compromis. Et ce
qui est au moins sûr, sans vouloir forcer l'indicible du texte
par une explication psychanalytique plaquée, c'est que cette “vocation” toujours
déjà active et non situable quant à son origine précise dans
le temps (et donc an-archique ou pré-originaire au sens de Lévinas),
que cette vocation donc est liée en quelque façon à cette altérité primordiale
que constituent la figure parentale. C'est dans l'intrigue qui
lie le sujet à cet autrui privilégié que s'ancre l'affect qui
obsède le sujet et interrompt constamment le Dit de ses identifications.
Mais une intrigue indicible et irrattrapable, qu'on ne saurait
définir plus précisément et qu'on ne peut arracher aux brumes
de son immémorial. Car le texte ne contient pas le récit de l'événement-source
de l'origine de la cruauté ou de la pulsion meurtrière de Julien,
il laisse cette origine dans l'indicible ou dans l'inexplicable.
Par contre les effets de cet affect pré-originaire hantent le
récit de manière récurrente.
Mais
nous n'en avons pas terminé avec le texte de Flaubert. Nous en étions
resté au moment où Julien, au plus fort de la crise de son identité,
décide de se suicider. Or c'est à ce moment précis que prend
place une expérience déterminante dans le devenir-Saint de Julien:
“Le
temps n'apaisa pas sa souffrance. Elle devenait intolérable.
Il résolut de mourir. / Et un jour qu'il se trouvait au bord
d'une fontaine, comme il se penchait dessus pour juger de la
profondeur de l'eau, il vit paraître en face de lui un vieillard
tout décharné, à barbe blanche et d'un aspect si lamentable
qu'il lui fut impossible de retenir ses pleurs. L'autre, aussi,
pleurait. Sans reconnaître son image, Julien se rappelait confusément
une figure ressemblant à celle-là. Il poussa un cri; c'était
son père; et il ne pensa plus à se tuer. / Ainsi, portant le
poids de son souvenir, il parcourut beaucoup de pays; et il
arriva près d'un fleuve dont la traversé était dangereuse, à cause
de sa violence et parce qu'il y avait sur les rives une grande étendue
de vase. Personne depuis longtemps n'osait plus le passer.
/ Une vieille barque, enfouie à l'arrière, dressait sa proue
dans les roseaux. Julien en l'examinant découvrit une paire
d'avirons; et l'idée lui vint d'employer son existence au service
des autres.”
Acculé jusqu'à l'extrême
d'une identification impossible, Julien ne peut précisément plus
chercher à fuir le traumatisme qui l'obsède. En somme il est
forcé de faire ce qu'il avait refusé de faire jusqu'ici: se pencher
sur lui-même ou chercher à regarder en face ce qui le constitue
profondément, au lien de chercher à fuir par tous les moyens
cette tentation intime. Mais au fond de lui-même, il ne trouve
pas sa propre identité comme une cohérence enfin gagnée, il trouve
paradoxalement l'autre, sous la figure du père. Cet autre qu'il
avait précisément fui jusqu'ici en retournant contre lui une
agressivité inassumable. A ce moment là de son trajet, Julien
cesse de vouloir constituer sa vie selon un projet égocentrique
d'appropriation de soi. Il s'abandonne au contraire enfin à cette
altérité réfractaire qui l'habite: la dépossession de soi n'est
pas dépassée, elle est au contraire consommée. C'est en ne cherchant
plus à être soi-même qu'on se trouve dans son identité et sa
vocation éthique. Et cette confrontation à l'altérité intime
au soi-même, cet abandon à la réquisition an-archique de soi
par un autrui immémorial, débouche alors sur une action pratique
au service d'un autrui cette fois bien présent dans le monde,
avec ses urgences et ses nécessités concrètes. La réquisition
par autrui oriente le sujet - élu dans et par cette réquisition
même - vers le service et la responsabilité pour les autres hommes.
L'éthique se révèle dans l'interruption des identifications, à rebours
du maintien de soi. Auparavant certes, Julien faisait l'aumône,
rendait la justice, protégeait la veuve et l'orphelin, mais ces
actes n'étaient inspirés que par la crainte et la mauvaise conscience,
dans une logique de l'identification égoïste. Dorénavant, le
service qu'il accomplit pour autrui résulte d'un abandon de toute
stratégie d'appropriation de soi.
A
travers cet exemple, et contrairement à ce qu'exprime Lévinas
lui-même, je pense dès lors que le schème du récit est adéquat à transcrire
le mouvement de la réquisition par autrui qui constitue selon
lui le cœur de l'éthique. Mais à condition de ne pas entendre
le récit comme mouvement d'auto-appropriation d'une identité,
retour de soi à soi. Au contraire, la narration entendue comme
pur écoulement temporel me paraît précisément pouvoir refléter
ce que Lévinas nomme l'asymétrie fondamentale de ma relation à autrui. Chez Lévinas, l'affect
d'autrui est an-archique et a-symétrique, au sens où le sujet
ne peut se retourner pour
saisir cet événement, le situer et se l'approprier par une visée
compréhensive. Entendu narrativement, c'est l'effet rétroactif
de la cohérence du récit autour de l'identité narrative du soi-même,
s'appropriant l'événement en l'intégrant à la “connexion d'une
vie”, qui est ici impossible. Mais l'on peut entendre la série
temporelle du récit comme prolongement de
l'affect - et non pas comme structure formelle se retournant sur
l'affect pour l'intégrer - un prolongement sans retour,
pur “envoi”. On peut considérer la crise ou la mise en
question provoquée par l’effraction de l’autre, comme une sorte
d'embrayeur de récit. Ce récit constituerait dès lors une réponse à la
crise, mais une réponse qui ne soit pas une réception de celle-ci,
ou qui ne soit pas orientée par la visée de résoudre celle-ci,
d’y correspondre et de la synthétiser dans un mouvement unitaire.
Le récit aurait un “destinateur”, au sens de la logique du récit
chez Greimas , mais ce moment d’envoi ne serait
pas un événement intégrable dans la continuité narrative. Il
ne serait pas lui-même un des événements du récit, fixés par
le récit. Il hanterait bien plutôt chaque moment du récit comme
un affect indépassable, qui empêcherait par la même occasion
toute clôture définitive. Une crise qui aurait mis en route le
récit, mais dans un passé immémorial pour reprendre les termes
de Lévinas, et qui continuerait à l’animer en chacune de ses
articulations, à le relancer en rompant à chaque fois la sédimentation
des identités.
Au
niveau de l'interprétation des textes littéraires, on
pourrait en somme dégager la possibilité d'une lecture “lévinassienne” des œuvres,
une lecture qui devrait pouvoir s'appliquer en principe à toute œuvre
possible. Il s'agirait d'envisager le récit de fiction, dans
sa configuration globale comme dans les identités et personnages
internes qu'il construit, en tant qu'il serait structuré autour
d'une tache aveugle, autour d'un non-dit auquel il répondrait
sans pouvoir le nommer, mais qui le travaillerait de l'intérieur
inlassablement. Envisager le récit et ses personnages comme une
réponse ou un envoi, réponse aiguillonnée par une exigence aussi
inlassable que non situable. Une exigence éthique au sens de
Lévinas, à savoir liée à la requête primordiale de l'autre homme.
On pourrait prolonger par ailleurs ce type d'interprétation en
amont et en aval du texte littéraire lui-même. En amont, du côté de
l'écriture, en considérant la production de l'œuvre comme une
réponse à un affect ou une injonction éthique primordiale. L'auteur
n'écrirait jamais que pour répondre à une mise en question toujours
préalable et toujours manquée, mais dont le retour constant constituerait
l'aiguillon productif de l'écriture même. En aval, du côté de
la lecture, en considérant l'événement de la réception de l'œuvre
comme un prolongement de l'affect qu'elle véhicule ou dont elle
se fait l'écho, comme une confrontation à une altérité qui reproduit
et élargit chez le lecteur l'obsession productive qui le traverse
déjà, un événement de lecture qui répercute et prolonge la mise
en crise du sujet lisant.
Bien
sûr, le choix d'un exemple est une arme à double tranchant. S'il
permet d'illustrer un propos, il est d'un autre côté toujours
trop bien choisi, ou du moins il restreint nécessairement la
problématique dans le cadre toujours trop particulier qu'il représente.
Or la structure éthique que Lévinas décrit est sensée être universelle,
et est sensée s'appliquer à toute forme possible de trajectoire
d'identification. Dès lors, on devrait pouvoir dégager cette
structure dans n'importe quel exemple de fiction littéraire.
Une première objection pourrait être faite, concernant la clôture
nécessaire de toute œuvre littéraire, et notamment celle de Flaubert
qui nous a servi d'exemple. En effet, l'identité narrative du
personnage se confond avec celle du récit selon Ricoeur. Or le
récit de Flaubert met peut-être en scène une dépossession de
soi et la rupture des identifications, mais il constitue pourtant
bel et bien une totalité close, le rassemblement d'un trajet
de vie complet de la naissance à la mort, totalité produite notamment
dans le texte par des échos et prophéties internes, et doublé d'une élaboration
esthétique qui en fait un joyau de concision et de ciselage narratifs.
Pourtant, je considère que toute clôture du texte est impossible,
ou plutôt constamment remise en cause par un supplément d'altérité irréductible.
En l'occurrence, le texte de Flaubert s'ouvre à un bout sur un
indicible - l'origine de la vocation meurtrière de Julien - un
indicible qui le traverse et l'oriente sans pouvoir être assimilé et
remémoré. Et il s'ouvre à l'autre extrémité sur un second indicible,
symbolisé par l'extase mystique de Julien à la fin du texte,
extase devant laquelle le langage et la description s'épuisent.
Un récit apparemment fermé et structuré donc, mais un récit également
ouvert sur une lacune irrécupérable.
Une
autre objection plus massive peut cependant être faite à l'encontre
de l'exemple choisi pour illustrer mon propos. En l'occurrence,
le conte de Flaubert est trop bien adapté à la problématique
lévinassienne, parce qu'il thématise en somme trop explicitement
toute la question du traumatisme. C'est tout le problème de la trace qui
vient ici à jour: une trace thématisée comme telle n'est
pas vraiment une trace au sens de Lévinas. Ou encore: le Dire
comme inquiétude et interruption constante et irréductible du
Dit ne saurait se manifester comme tel sans se figer à son tour
dans le Dit ou comme Dit. C'est pourquoi il eût été sans doute
préférable de choisir un exemple dans lequel la référence au
passé du sujet agissant aurait été totalement absente. Un récit
sans inquiétude thématisée, et sans accomplissement éthique explicite.
Dès lors, le statut responsif de la narration, sa constitution
comme réponse à une injonction éthique inassimilable, aurait pu être induit à travers
les véritables traces, à proprement parler, d'une absence ou
d'un retrait, traces non thématisées par le récit lui-même. Un
tel exemple aurait donc été plus adéquat ou pertinent, mais aurait également
demandé une analyse plus longue et détaillée. C'est donc par
commodité que j'ai choisi Saint Julien, étant
donné la limite de temps qui m'était imparti pour cette contribution,
tout en mesurant bien les risques présentés par une telle illustration.
Je considère néanmoins qu'une analyse équivalente, mais plus
subtile et poussée, pourrait être faite à partir de n'importe
quel texte littéraire, même le plus retors possible. Il s'agit
ici en somme d'une première approche.
Je
m'appuierai ici avant tout sur la forme la plus achevée de la
pensée de Lévinas, telle qu'elle se trouve formulée dans Autrement
qu'être ou au-delà de l’essence (La Haye: Martinus Nijhof, 1974).
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Avant-propos
Par
Raphaël Baroni
Cet
article inédit est tiré d’une conférence
donnée par Michel Vanni le 15 décembre 2000 dans le cadre d’un
colloque organisé par le département interfacultaire d’éthique
de l’Université de Lausanne (ERIE :Enseignement
et recherches interdisciplinaires en éthique). Les rapports entre éthique
et littérature sont abordés en faisant dialoguer les travaux de
Paul Ricœur avec ceux d’Emmanuel Lévinas. Il s’agit de réconcilier
l’éthique lévinassienne, qui insiste sur le caractère asymétrique
de la relation à autrui, avec le récit et la praxis.
L’auteur insiste notamment sur le rôle
essentiel joué par la narrativité dans le prolongement de l’affect
en action, action « responsive » mais toujours « en
retard » par rapport à l’appel auquel elle répond. Si le fondement
de la narrativité est décrit comme une « crise », une « brèche » ouverte
par autrui qui vient « affecter » le sujet, il s’agit
d’entrevoir la possibilité d’une narrativité qui ne viendrait pas
simplement colmater cette brèche, arrêter « l’hémorragie » par
un retour sur l’affect, par la création d’une totalité fermée sur
elle-même, mais qui consiste au contraire à prolonger l’affect
par-delà lui-même. Une analyse du conte de Flaubert La légende de Saint-Julien l'hospitalier permet de
mettre en lumière cette dynamique narrative fondée
sur un affect irrécupérable, le récit et ses personnages
apparaissant comme une « réponse ou un envoi, réponse aiguillonnée
par une exigence aussi inlassable que non situable ». Cet
article reprend et exemplifie certains arguments développés dans
l’ouvrage de Michel Vanni intitulé L’impatience des réponses.
L’éthique d’Emmanuel Lévinas au risque de son inscription pratique (2004,
CNRS éditions).
Biographie
de l’auteur
Michel
Vanni est docteur en philosophie de l’Université de
Lausanne (Suisse). Il travaille comme chercheur invité à l’Université Marc
Bloch de Strasbourg, où il dirige un groupe de recherche en philosophie
politique, et enseigne également à l’Université de Lausanne.
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