Le récit de fiction et la prospection du champ de l'action chez Paul Ricoeur et Emmanuel Lévinas

par Michel Vanni

Au point de départ de ces réflexions, j'aimerais revendiquer un double postulat, directement inspiré par la pensée de Paul Ricœur. Le premier, formulé dans Temps et récit, consiste à poser la notion de récit en général comme schème le plus adéquat pour décrire l'expérience humaine ou la praxis[1]. C'est tout particulièrement au niveau fondamental de la temporalité de cette expérience que le récit ferait valoir sa pertinence, face aux apories d'une spéculation philosophique purement conceptuelle. Le second postulat, formulé dans Soi-même comme un autre, reprend et développe le premier en l'orientant dans une direction bien particulière[2]. Le récit s'applique ici spécifiquement à la schématisation de l'identité du sujet agissant. Et c'est notamment toute la dimension proprement éthique de l'identité qui vient alors au premier plan. Le récit - et Ricoeur se focalise ici explicitement sur la fiction littéraire - est envisagé comme un véritable laboratoire pour l'éthique. Dans les rapports entre éthique et littérature, c'est ici la littérature qui précède la réflexion philosophique sur l'éthique, et qui donne à cette dernière ses outils et ses schèmes de base.
“Il n'est pas de récit éthiquement neutre. La littérature est un vaste laboratoire où sont essayés des estimations, des évaluations, des jugements d'approbation et de condamnation par quoi la narrativité sert de propédeutique à l'éthique.” [3]
         Mais si nous adoptons pour notre part un tel postulat de base, encore faut-il déterminer de quelle éthique on parle. On peut accepter le postulat de base qui consiste à souligner la pertinence du schème narratif appliqué à l'éthique, sans pour autant adopter telle quelle toute la conception spécifiquement ricoeurienne de l'éthique. Plus encore, il faut également savoir de quel récit on parle, et quelles sont les caractéristiques propres à la narrativité qui vont être retenues pour les articuler sur la problématique de l'éthique. Là encore, accepter le postulat de base formulé par Ricoeur ne conduit pas nécessairement à adopter dans son intégralité la conception ricoeurienne du récit. Pour avancer dans cette double problématique - quel récit pour quelle éthique ? - j'aimerais confronter ici la position de Ricoeur à une autre pensée, spécifiquement axée sur l'éthique, et dont Ricoeur s'inspire en partie dans Soi-même comme un autre, à savoir celle d'Emmanuel Lévinas[4]. Je vais donc exposer tout d'abord dans ses grandes lignes la pensée de Lévinas, pour revenir ensuite à Ricoeur, en cherchant à mesurer la pertinence de son analyse du récit à partir de l'éthique de Lévinas.
         Il faut souligner d'emblée que la confrontation se transforme alors en épreuve pour la notion même de récit, tant celle-ci prend un sens péjoratif sous la plume de Lévinas. Celui-ci critique la notion de récit, en la rangeant parmi les figures de la synthèse, du rassemblement, et de la totalité. Au même titre que les instances privilégiées de la tradition philosophique occidentale - être, monde, sujet absolu, conscience ou encore ego transcendantal - le schème du récit institue selon lui une totalité de sens cohérente, synthétise des éléments hétérogènes en une unité dans laquelle chaque élément se trouve intégré à sa juste place, chaque événement assimilé dans une forme générale qui le dépasse. Au niveau temporel, le récit - en tant que synthèse - rassemble les événements narrés en une continuité re-mémorable ou re-présentable dans laquelle la singularité de l'événement se trouve nivelée au profit de son intégration dans l'orientation globale de l'histoire.
“La phénoménalité - l’essence - se fait phénomène, se fixe, rassemblée en fable, se synchronise, se présente, se prête au nom, reçoit un titre. L’étant, ou une configuration d’étants, émergent thématisés et s’identifient dans le synchronisme de la dénomination (ou dans l’unité indéphasable de la fable), se font histoire, se livrent à l’écrit, au livre où le temps du récit, sans se renverser, recommence.” [5]
         Le récit apparaît ici comme le paradigme même de la représentation temporelle des phénomènes, du rassemblement continu de l'être autour d'une conscience. Et on l'aura deviné, c'est l'altérité comme telle qui se trouve ainsi niée selon Lévinas par son assimilation à la synthèse unifiante du récit. Aucune rupture, aucune surprise véritable n'est possible, car tout s'annonce à partir de la forme globale anticipée. L'altérité de l'autre homme se réduit à un rôle, et son étrangeté se trouve assimilée dans l'unité du sens narré. Cette unité - qu'elle soit explicitement centrée autour de l'auto-affirmation d'une subjectivité, ou alors qu'elle soit l'unité neutre d'un monde ou de l'être - s'impose comme figure du Même, le Même intégrant et réduisant l'Autre dans son mouvement d'auto-position. Ethiquement, c'est en ce point que se situe pour Lévinas la racine de toute injustice commise à l'encontre d'autrui. A l'inverse, le surgissement de l'autre comme tel, ou l'événement proprement éthique de l'altérité, vient briser ou interrompre cette position du Même, fracturer les identités constituées, et déranger l'ordre du récit, ou l'ordre de la totalité de l'être dans son mouvement de rassemblement temporel. L'autre comme tel, ou l'éthique comme surgissement de l'altérité, a toujours valeur d'interruption ou de rupture chez Lévinas. L'éthique, c'est une signification qui ne s'inscrit dans aucun horizon, dans aucune trame, hors de tout contexte et de toute intégration à un sens anticipable.
         Nous avons donc là un double mouvement: la totalité tend à recouvrir et annuler de façon injuste l'altérité d'une part, mais dans le même temps cette altérité interrompt toujours à nouveau le mouvement de totalisation et lui échappe d'autre part. Mais, ces deux mouvements ne se jouent pas sur le même plan. L'interruption éthique d'autrui ne se produit pas comme un événement du monde, au devant du sujet ou aux frontières de son univers, car alors cet événement de rupture serait immédiatement absorbé dans la continuité d'une interprétation, d'une vision du monde, la crise occasionnée par son surgissement serait susceptible d'être remémorée et narrée, renouant ainsi le fil d'un parcours à peine ébranlé dans sa marche. Chez le Lévinas d'Autrement qu'être, la rupture ou l'interruption s'est bien plutôt toujours déjà produite, dans une dimension qu'il nomme immémorial, c'est-à-dire dans un passé qui échappe à toute remémoration, comme par en dessous, avant même que je n'ai commencé à agir et à parler, mais toujours à nouveau. Je ne peux me retourner pour comprendre et récupérer l'affect qui m'a déjà atteint. Mon activité de sujet est ainsi toujours minée de l'intérieur par une passivité irrattrapable, une passivité que Lévinas met explicitement en relation avec la vulnérabilité du corps, de mon corps toujours déjà exposé et vieillissant. Il utilise notamment la métaphore de l'hémorragie pour décrire cette situation. L'altérité de l'autre homme m'a toujours déjà atteint à travers la fragilité de mon corps exposé comme une blessure saignante, une blessure qui interrompt ou compromet par en dessous toutes mes entreprises actives. Et cette blessure ou cet événement immémorial n'apparaît pas dans le monde, ne peut être saisie, elle ne se présente à moi que par ses traces dit Lévinas, des traces déjà effacées ou brouillées.
         Mais on comprend alors que l'événement éthique - précédant toute constitution de sens dans sa dimension d'immémorial - se trouve en fait à l'origine même de cette constitution de sens, une origine certes non situable, non représentable (an-archique dit Lévinas), mais qui oriente toujours dès l'abord toute constitution ultérieure comme une sorte de crise instituante. Nous retrouvons ici le double mouvement déjà esquissé tout à l'heure: l'événement éthique génère la constitution du sens, celle-ci répondant en somme à cette crise provocatrice non situable Mais la réponse tend à étouffer son origine, à la recouvrir ou à l'oublier. En répondant à la provocation éthique d'autrui, on le manque toujours à nouveau, on recouvre inévitablement l'urgence de son appel par une construction de sens totalisante. Lévinas utilise la polarité conceptuelle du Dire et du Dit pour exprimer cette relation: Le Dire génère des Dits, mais ceux-ci recouvrent et trahissent toujours déjà le Dire qui les a institués. L'éthique selon Lévinas se joue comme une alternance. Constamment, le Dit cristallisé se trouve remis en cause par un Dire qui vient le fracturer ou l'interrompre, et constamment cette interruption se fait recouvrir et annuler par le Dit qu'elle a elle-même provoqué. L'éthique se signale comme la trace d'un traumatisme indépassable et pourtant toujours déjà recouvert, trace qui luit énigmatiquement dans l'alternance du Dit et de son interruption. Chez Lévinas, le sens ne se produit pas comme auto-production active du Même, mais résulte au contraire d'un affect hétérogène, venant d'une altérité radicalement étrangère qui ne saurait être récupérée. Dès lors, toute formation de sens - le récit, le sujet ou son monde - se décrivent comme intrinsèquement répondants, d'une réponse toujours trop tardive, toujours dépassée. L'identité même du sujet se constitue dès l'abord comme réponse à l'affect d'autrui, élue par celui-ci dit Lévinas. Un affect ou un traumatisme dit Lévinas, qui est intrinsèquement éthique, dans l'exigence ou l'appel qu'il représente en provenance d'autrui. Par contre, selon lui, toute réponse possible prendra nécessairement la forme d'une totalisation, et donc d'une trahison de l'affect. Ainsi, il ne saurait y avoir de récit adéquat pour traduire l'appel éthique dans ses prolongements et ses résonances dans mon existence.
         Après avoir esquissé à grands traits certains éléments de base de la pensée de Lévinas, j'aimerais revenir maintenant à Ricoeur, en mesurant sa conception du récit à partir de l'éthique lévinassienne. Dans Soi-même comme un autre, Ricoeur reprend tout d'abord et développe les analyses de Temps et Récit, pour montrer comment le récit constitue un schème de synthèse temporelle, qui configure les événements en rassemblant dialectiquement leur concordance et leur discordance. Au fur et à mesure de l'avancement du récit, les hasards et les ruptures sont intégrés après coup dans l'unité du parcours, par un effet de nécessité rétroactif. La synthèse construite par le récit se pose alors comme une identité en mouvement, une identité temporellement configurées à travers des séries d'actions, identité qui se reporte et se confond avec l'identité des personnages du récit. L'identité d'une personne n'est rien d'autre que la série déroulée de ses actes, schématisée et synthétisée par l'acte de la configuration narrative ou de la mise en intrigue. L'identité est toujours une identité racontée, ce que Ricoeur appelle une identité narrative.
“La dialectique consiste en ceci que, selon la ligne de concordance, le personnage tire sa singularité de l'unité de sa vie considérée comme la totalité temporelle elle-même singulière qui le distingue de tout autre. Selon la ligne de discordance, cette totalité temporelle est menacée par l'effet de rupture des événements imprévisibles qui la ponctuent (rencontres, accidents, etc.); la synthèse concordante-discordante fait que la contingence de l'événement contribue à la nécessité en quelque sorte rétroactive de l'histoire d'une vie, à quoi s'égale l'identité du personnage. Ainsi le hasard est-il transmué en destin. Et l'identité du personnage qu'on peut dire mis en intrigue ne se laisse comprendre que sous le signe de cette dialectique. […] La personne, comprise comme personnage de récit, n'est pas une entité distincte de ses «expériences». Bien au contraire: elle partage le régime de l'identité du personnage, qu'on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l'histoire racontée. C'est l'identité de l'histoire qui fait l'identité du personnage.” [6]
         Cette identité narrative, configurée par le récit, est envisagée par Ricoeur selon une perspective herméneutique de compréhension et d'appropriation de soi. Non pas simplement l'identité figée d'une monade, cristallisée sous forme de caractère, mais l'identité dynamique d'un maintien de soi ou d'une quête de soi, quête de soi à travers un parcours toujours ouvert de confrontation à l'altérité et aux ruptures, mais aussi à travers le dépassement des sédimentations acquises. L'identité narrative constitue la médiation configurante de ces deux pôles que Ricoeur nomme idem et ipse, ou même et soi, médiation par laquelle l'identité figée du même se trouve mise en mouvement comme quête de soi. Et l'unité toujours rétroactive du récit se rapporte ici à l'unité visée par le sujet dans l'optique d'une saisie compréhensive et appropriante de soi. Une visée jamais atteinte, à la manière de l'idéal régulatif kantien, mais qui oriente la “transformation réglée” du parcours ou de la quête. C'est en ce point que l'herméneutique narrative rejoint l'éthique chez Ricoeur, une éthique de type aristotélicienne, orientée teleologiquement par la visée d'une vie bonne et vertueuse.
         “Dans une perspective délibérément éthique […], l'idée d'un rassemblement de la vie en forme de récit est destinée à servir de point d'appui à la visée de la vie «bonne», clé de voûte de […] notre éthique. Comment, en effet, un sujet d'action pourrait-il donner à sa propre vie, prise en entier, une qualification éthique, si cette vie n'était pas rassemblée, et comment le serait-elle si ce n'est précisément en forme de récit ?”[7]
         Il faut encore préciser que le mouvement d'interprétation de soi mis en intrigue à l'intérieur du récit, se transpose bien évidemment au niveau de la lecture. Le lecteur d'une fiction littéraire y trouve des modèles d'intelligibilité susceptibles de l'aider à interpréter et à refigurer sa propre expérience pratique et éthique. Il passe lui-même par la médiation de l'altérité du texte pour s'approprier soi-même.
         On l'aura sans doute deviné, la conception ricoeurienne du récit prête le flanc en bonne partie à la critique de Lévinas, pour autant qu'on accorde quelque crédit à cette dernière. L'altérité de l'autre homme ou l'altérité de l'événement hétérogène se trouvent rapidement dépassés et intégrés dans le mouvement de synthèse du récit. L'événement, la rupture ou la crise sont toujours soumis a priori à une forme englobante qui en efface l'altérité. C'est toujours le “soi-même” (dans la tension - schématisée par le récit - entre idem et ipse: soi et même) qui est au centre, et qui intègre au fur et à mesure l'hétérogène pour le “maintien de soi[8]. Cette schématisation par le récit ou la fiction de soi, par le “comme” du détour narratif, ne connaît pas l'altérité. Le soi-même est “comme un autre” au sens où l'altérité n'est toujours que médiation - provisoire - de l'ipséité dans son trajet d'identification, trajet de “reconnaissance de soi”.
         “Les manières multiples dont l'autre que soi affecte la compréhension de soi par soi marquent précisément la différence entre l'ego qui se pose et le soi qui ne se reconnaît qu'à travers ces affections mêmes.” [9]
         Chez Ricoeur, l'altérité est rencontrée à partir d'une visée préalable de compréhension, visée ancrée dans une subjectivité en quête de son auto-appropriation, même si cette subjectivité est conçue comme ipséité ouverte, et disponible à une constante remise en question par sa confrontation à l'altérité. Mais toujours on commence en soi pour retourner à soi, selon un mouvement traditionnel à la pensée occidentale. Alors que chez Lévinas, ce n'est pas la quête de soi qui est première, mais la requête d'autrui. Ici on commence à l'extérieur, on commence par répondre, et de cette réponse naît la subjectivité dans son identité en tant que primordialement requise ou élue par autrui. Le sujet lévinassien est un pro-nom appelé par autrui: un “me voici!” en réponse à une assignation incontournable et inassimilable. Mon identité ou mon élection dit Lévinas, consiste paradoxalement à être dépossédé de moi-même par autrui, et renvoyé au service d'autrui dans la responsabilité éthique, une identité excentrée en quelque sorte. Et non pas une identité qui consiste à affirmer un maintien de soi comme le dit Ricoeur, en intégrant à mon parcours l'expérience de ma confrontation à autrui, comme un détour provisoire, dans une perspective en fin de compte toujours égocentrique.
         Il est tout à fait significatif à ce propos de considérer le traitement par Ricoeur de certains cas limites de l'identité narrative. En effet, nombre de récits - et tout particulièrement au XX siècle - mettent en scène une perte complète de l'identité, un fractionnement du sujet sans l'espoir même d'une cohérence à regagner. Ainsi Ricoeur évoque notamment, à la faveur de certains récits limites tels que L’homme sans qualité de Musil, des moments de complète fracture ou de dépossession de soi[10], dépossession qui se reporte sur le récit lui-même, qui y perd sa cohérence et son statut. Ricoeur voit dans de tels moments de crise la mise à nu de l’ipséité comme pure question “Qui ?”, question laissée pour un temps sans réponse. En somme, la perte d'identité ne contredit pas ici selon Ricoeur la primauté de la structure herméneutique de la quête de soi, elle la manifeste au contraire de manière éclatante, dans toute la pureté de la question: “qui suis-je ?” Ce n'est que l'identité du Même ou de l'idem qui est compromise, alors que l'ipséité comme quête et fidélité à soi apparaît dans toute sa nudité. Et ce qui est frappant alors, c'est qu'au niveau éthique, ce moment de crise ou de dépossession de soi n'est pas le résultat d'une injonction par autrui, mais au contraire le fruit d'une initiative du sujet, qui se rend par là disponible à l'autre que soi.
         D'un côté pourtant, Ricoeur met bien en relation la dépossession de soi avec une réquisition ou une mise en question par autrui: “Que ce dépouillement, évoqué par des penseurs aussi différents que Jean Nabert, Gabriel Marcel, Emmanuel Lévinas, ait affaire avec le primat éthique de l’autre que soi sur le soi, cela est clair.” Néanmoins, il s’empresse d’ajouter immédiatement: “Encore faut-il que l’irruption de l’autre, fracturant la clôture du même, rencontre la complicité de ce mouvement d’effacement par quoi le soi se rend disponible à l’autre que soi.” [11] L'irruption de l'altérité est donc bien toujours envisagée à partir d'une subjectivité en quête d'elle-même, une subjectivité qui se rend disponible à l'autre, et pour laquelle cet autre n'est en somme qu'un accident dans un trajet d'appropriation de soi. C'est précisément le soi qui s'efface ou se retire, c'est-à-dire qui renonce à toute identification rigide ou identité de l'idem, pour s'avancer modestement vers autrui, mais toujours dans la cohérence de l'ipséité comme quête de soi ou fidélité à soi.
         Or je considère que la pensée de Lévinas va plus loin sur ce point que celle de Ricoeur, et qu'elle est plus à même de rendre compte de la crise du sujet représentée par l'événement éthique de sa réquisition par autrui. Mais si nous voulons rendre compte narrativement de cette réquisition, il faut alors passer outre au mépris lévinassien pour la figure du récit, et tenter d'inscrire son éthique dans une narration. Malgré Lévinas lui-même donc, quitte à voir se dessiner ainsi la possibilité de concevoir d'une autre manière l'identité narrative et la figure même du récit. J'aimerais quant à moi essayer d'ouvrir les catégories de l'éthique lévinassienne en direction de leur possible narrativisation, et pour ce faire j'aimerais prendre un exemple littéraire. Le texte sur lequel j'aimerais m'appuyer est une œuvre dont le niveau d'élaboration esthétique et de condensation narrative est poussé à l'extrême, puisqu'il s'agit d'un conte de Flaubert. Et d'autre part, la portée éthique de l'action qui s'y trouve configurée est manifeste, puisqu'il s'agit d'une vie de Saint. On l'aura deviné sans doute, c'est sur l'exemple de “La légende de Saint-Julien l'hospitalier”, le second des trois contes de Flaubert, que j'aimerais ici illustrer la possibilité d'une application narrative des catégories de l'éthique lévinassienne[12].
         Dans l'espace d'une trentaine de pages, nous suivons le trajet de vie complet de Julien, depuis sa naissance et son enfance protégée dans le château parental, jusqu'à sa montée en gloire dans les bras du Seigneur. Est-ce qu'il faut interpréter cette trajectoire du personnage principal - c'est-à-dire son identité narrative - comme appropriation de soi, mouvement d'appropriation réglé teleologiquement par une visée de vie bonne ? Et est-ce que la confrontation à l'altérité n'est ici qu'un moment provisoire, intégré et dépassé dans le trajet de la quête de soi ? Telle est la question. Il faut dire tout d'abord que Flaubert met précisément en scène toute la problématique de l'identification. Selon le topos traditionnel de la naissance merveilleuse, les parents de Julien reçoivent chacun une prophétie concernant leur fils, prophéties qu'ils se cachent mutuellement, et qui correspondent en somme aux attentes secrètes que les 2 parents projettent chacun de leur côté sur Julien. Au père il est dit que son fils deviendra Empereur. A la mère qu'il deviendra un Saint. Déjà on peut noter ici que l'identification est moins visée par le personnage central qu'imposée de l'extérieur par autrui. En somme l'enfant, avant d'être un sujet préalable, doit toujours commencer par répondre aux identifications projetées sur lui par autrui. Et bien évidemment, la réponse de Julien consiste à tenter de s'approprier ces identifications reçues, pour les transformer en son propre projet. Pourtant, selon mon interprétation, ce travail d'appropriation identifiante est précisément à chaque fois mis en échec, et comme défait par une force plus profonde.
         Tout d'abord Julien est contraint de fuir le château de ses parents à la fin de la première partie. Cela parce qu'au cour d'une chasse merveilleuse, dans laquelle il parvient à massacrer une quantité prodigieuse de gibier, avec une grande cruauté, un grand cerf noir à l'œil flamboyant lui annonce qu'un jour il tuera son père et sa mère. Fuyant la présence de ses parents, et la potentialité d'un tel crime abominable, Julien part reconstruire sa vie à l'étranger dans la seconde partie. Premier échec et première fuite en somme. Mais la reconstruction qu'il va opérer par la suite consistera en la reprise exacte des valeurs parentales, plus précisément de l'image du père. Il devient en effet comme son père - et comme dans les récits qu'il écoutait enfant - un fameux guerrier, et finit comme lui par posséder un fief important, et épouser une dame de haut rang. Valeurs chevaleresques et guerrières donc, mais valeurs qui intègrent également la dimension maternelle de la morale chrétienne, au sens où comme son père, il est généreux envers les pauvres, fait l'aumône, prie assidûment et rend la justice partout où il peut. La seconde partie du conte réalise donc la prophétie faite au père. Mais précisément, cette belle reconstruction s'effondre le jour où, de nouveau parti à la chasse, il trouve à son retour des inconnus couchés dans son propre lit Croyant à une tromperie, il tue cette fois réellement ces parents, des parents que sa femme avait reçus et hébergés pendant son absence. Nouvelle destruction d'une identité péniblement élaborée, nouvelle fuite. Au début de la troisième partie, c'est cette fois l'identification spécifiquement maternelle qui est mise en jeu. Julien se lance dans les pénitences les plus extrêmes, il torture son propre corps par des flagellations cruelles, cherchant sans doute à ressembler par là aux images de martyres que vénérait jadis sa mère, et se retranche dans la solitude. Mais cette fois, ce n'est plus la potentialité fantasmatique du meurtre de ses parents qui le poursuit comme une obsession, mais son souvenir bien réel. Les pénitences n'y font rien, et cette nouvelle identification se révèle à nouveau impossible ou compromise. Et dans un ultime élan de fuite, Julien en arrive à vouloir se suicider. Certes, la fin de la 3e partie du conte réalisera bien la prophétie faite à la mère, mais cette réalisation se produira malgré Julien, et surtout malgré les projections que sa mère elle-même pouvait investir dans cette image du Saint.
         Le trajet de Julien jusqu'à cette tentative de suicide se révèle donc comme une suite d'identifications impossibles, une suite d'échecs dans la tentative répétée de se construire un “maintien de soi” selon une visée cohérente. Le parcours de Julien ressemble moins à une appropriation de soi qu'à une progressive et répétée “dé-fection” de soi, pour reprendre une formule de Lévinas. Mais cette dé-fection ou cette rupture répétée se produit sous l'effet d'une force profonde qui hante Julien comme un appel incontournable et obsédant. On l'a vu, il s'agit d'un désir de meurtre, tourné contre ses parents, et que Julien cherche en somme déjà à fuir ou à sublimer dès l'enfance à travers le plaisir sadique de tuer les animaux, puis à travers la joie perverse du guerrier, cette fois tournée contre les hommes. On peut certes réduire ce désir meurtrier à un instinct naturel, ou tenter de l'expliquer par la psychanalyse, mais ce serait là forcer le texte, et Flaubert se garde bien de nous donner des indices trop précis quant à l'origine ou à la cause de cette “vocation” au meurtre. Il y a là comme un indicible caché au plus profond de l'histoire personnelle de Julien, une tache aveugle qui semble avoir toujours déjà été présente, avoir toujours déjà commencé à faire sentir ses effets, à obséder Julien sans qu'il puisse assumer cette faille, la faire sienne ou la rejeter définitivement hors de soi. Comme un traumatisme inassimilable dans le jeu des identifications, et qui pourtant agit sur celles-ci en les rompant toujours à nouveau. On peut même dire que ces identifications ne se construisent que comme fuite ou comme tentatives de recouvrement ou d'oubli de ce point réfractaire. Un oubli impossible, et un recouvrement inlassablement compromis. Et ce qui est au moins sûr, sans vouloir forcer l'indicible du texte par une explication psychanalytique plaquée, c'est que cette “vocation” toujours déjà active et non situable quant à son origine précise dans le temps (et donc an-archique ou pré-originaire au sens de Lévinas), que cette vocation donc est liée en quelque façon à cette altérité primordiale que constituent la figure parentale. C'est dans l'intrigue qui lie le sujet à cet autrui privilégié que s'ancre l'affect qui obsède le sujet et interrompt constamment le Dit de ses identifications. Mais une intrigue indicible et irrattrapable, qu'on ne saurait définir plus précisément et qu'on ne peut arracher aux brumes de son immémorial. Car le texte ne contient pas le récit de l'événement-source de l'origine de la cruauté ou de la pulsion meurtrière de Julien, il laisse cette origine dans l'indicible ou dans l'inexplicable. Par contre les effets de cet affect pré-originaire hantent le récit de manière récurrente.
         Mais nous n'en avons pas terminé avec le texte de Flaubert. Nous en étions resté au moment où Julien, au plus fort de la crise de son identité, décide de se suicider. Or c'est à ce moment précis que prend place une expérience déterminante dans le devenir-Saint de Julien:
         “Le temps n'apaisa pas sa souffrance. Elle devenait intolérable. Il résolut de mourir. / Et un jour qu'il se trouvait au bord d'une fontaine, comme il se penchait dessus pour juger de la profondeur de l'eau, il vit paraître en face de lui un vieillard tout décharné, à barbe blanche et d'un aspect si lamentable qu'il lui fut impossible de retenir ses pleurs. L'autre, aussi, pleurait. Sans reconnaître son image, Julien se rappelait confusément une figure ressemblant à celle-là. Il poussa un cri; c'était son père; et il ne pensa plus à se tuer. / Ainsi, portant le poids de son souvenir, il parcourut beaucoup de pays; et il arriva près d'un fleuve dont la traversé était dangereuse, à cause de sa violence et parce qu'il y avait sur les rives une grande étendue de vase. Personne depuis longtemps n'osait plus le passer. / Une vieille barque, enfouie à l'arrière, dressait sa proue dans les roseaux. Julien en l'examinant découvrit une paire d'avirons; et l'idée lui vint d'employer son existence au service des autres.” [13]
         Acculé jusqu'à l'extrême d'une identification impossible, Julien ne peut précisément plus chercher à fuir le traumatisme qui l'obsède. En somme il est forcé de faire ce qu'il avait refusé de faire jusqu'ici: se pencher sur lui-même ou chercher à regarder en face ce qui le constitue profondément, au lien de chercher à fuir par tous les moyens cette tentation intime. Mais au fond de lui-même, il ne trouve pas sa propre identité comme une cohérence enfin gagnée, il trouve paradoxalement l'autre, sous la figure du père. Cet autre qu'il avait précisément fui jusqu'ici en retournant contre lui une agressivité inassumable. A ce moment là de son trajet, Julien cesse de vouloir constituer sa vie selon un projet égocentrique d'appropriation de soi. Il s'abandonne au contraire enfin à cette altérité réfractaire qui l'habite: la dépossession de soi n'est pas dépassée, elle est au contraire consommée. C'est en ne cherchant plus à être soi-même qu'on se trouve dans son identité et sa vocation éthique. Et cette confrontation à l'altérité intime au soi-même, cet abandon à la réquisition an-archique de soi par un autrui immémorial, débouche alors sur une action pratique au service d'un autrui cette fois bien présent dans le monde, avec ses urgences et ses nécessités concrètes. La réquisition par autrui oriente le sujet - élu dans et par cette réquisition même - vers le service et la responsabilité pour les autres hommes. L'éthique se révèle dans l'interruption des identifications, à rebours du maintien de soi. Auparavant certes, Julien faisait l'aumône, rendait la justice, protégeait la veuve et l'orphelin, mais ces actes n'étaient inspirés que par la crainte et la mauvaise conscience, dans une logique de l'identification égoïste. Dorénavant, le service qu'il accomplit pour autrui résulte d'un abandon de toute stratégie d'appropriation de soi.
         A travers cet exemple, et contrairement à ce qu'exprime Lévinas lui-même, je pense dès lors que le schème du récit est adéquat à transcrire le mouvement de la réquisition par autrui qui constitue selon lui le cœur de l'éthique. Mais à condition de ne pas entendre le récit comme mouvement d'auto-appropriation d'une identité, retour de soi à soi. Au contraire, la narration entendue comme pur écoulement temporel me paraît précisément pouvoir refléter ce que Lévinas nomme l'asymétrie fondamentale de ma relation à autrui. Chez Lévinas, l'affect d'autrui est an-archique et a-symétrique, au sens où le sujet ne peut se retourner pour saisir cet événement, le situer et se l'approprier par une visée compréhensive. Entendu narrativement, c'est l'effet rétroactif de la cohérence du récit autour de l'identité narrative du soi-même, s'appropriant l'événement en l'intégrant à la “connexion d'une vie”, qui est ici impossible. Mais l'on peut entendre la série temporelle du récit comme prolongement de l'affect - et non pas comme structure formelle se retournant sur l'affect pour l'intégrer - un prolongement sans retour, pur “envoi”. On peut considérer la crise ou la mise en question provoquée par l’effraction de l’autre, comme une sorte d'embrayeur de récit. Ce récit constituerait dès lors une réponse à la crise, mais une réponse qui ne soit pas une réception de celle-ci, ou qui ne soit pas orientée par la visée de résoudre celle-ci, d’y correspondre et de la synthétiser dans un mouvement unitaire. Le récit aurait un “destinateur”, au sens de la logique du récit chez Greimas[14], mais ce moment d’envoi ne serait pas un événement intégrable dans la continuité narrative. Il ne serait pas lui-même un des événements du récit, fixés par le récit. Il hanterait bien plutôt chaque moment du récit comme un affect indépassable, qui empêcherait par la même occasion toute clôture définitive. Une crise qui aurait mis en route le récit, mais dans un passé immémorial pour reprendre les termes de Lévinas, et qui continuerait à l’animer en chacune de ses articulations, à le relancer en rompant à chaque fois la sédimentation des identités.
         Au niveau de l'interprétation des textes littéraires, on pourrait en somme dégager la possibilité d'une lecture “lévinassienne” des œuvres, une lecture qui devrait pouvoir s'appliquer en principe à toute œuvre possible. Il s'agirait d'envisager le récit de fiction, dans sa configuration globale comme dans les identités et personnages internes qu'il construit, en tant qu'il serait structuré autour d'une tache aveugle, autour d'un non-dit auquel il répondrait sans pouvoir le nommer, mais qui le travaillerait de l'intérieur inlassablement. Envisager le récit et ses personnages comme une réponse ou un envoi, réponse aiguillonnée par une exigence aussi inlassable que non situable. Une exigence éthique au sens de Lévinas, à savoir liée à la requête primordiale de l'autre homme. On pourrait prolonger par ailleurs ce type d'interprétation en amont et en aval du texte littéraire lui-même. En amont, du côté de l'écriture, en considérant la production de l'œuvre comme une réponse à un affect ou une injonction éthique primordiale. L'auteur n'écrirait jamais que pour répondre à une mise en question toujours préalable et toujours manquée, mais dont le retour constant constituerait l'aiguillon productif de l'écriture même. En aval, du côté de la lecture, en considérant l'événement de la réception de l'œuvre comme un prolongement de l'affect qu'elle véhicule ou dont elle se fait l'écho, comme une confrontation à une altérité qui reproduit et élargit chez le lecteur l'obsession productive qui le traverse déjà, un événement de lecture qui répercute et prolonge la mise en crise du sujet lisant.
         Bien sûr, le choix d'un exemple est une arme à double tranchant. S'il permet d'illustrer un propos, il est d'un autre côté toujours trop bien choisi, ou du moins il restreint nécessairement la problématique dans le cadre toujours trop particulier qu'il représente. Or la structure éthique que Lévinas décrit est sensée être universelle, et est sensée s'appliquer à toute forme possible de trajectoire d'identification. Dès lors, on devrait pouvoir dégager cette structure dans n'importe quel exemple de fiction littéraire. Une première objection pourrait être faite, concernant la clôture nécessaire de toute œuvre littéraire, et notamment celle de Flaubert qui nous a servi d'exemple. En effet, l'identité narrative du personnage se confond avec celle du récit selon Ricoeur. Or le récit de Flaubert met peut-être en scène une dépossession de soi et la rupture des identifications, mais il constitue pourtant bel et bien une totalité close, le rassemblement d'un trajet de vie complet de la naissance à la mort, totalité produite notamment dans le texte par des échos et prophéties internes, et doublé d'une élaboration esthétique qui en fait un joyau de concision et de ciselage narratifs. Pourtant, je considère que toute clôture du texte est impossible, ou plutôt constamment remise en cause par un supplément d'altérité irréductible. En l'occurrence, le texte de Flaubert s'ouvre à un bout sur un indicible - l'origine de la vocation meurtrière de Julien - un indicible qui le traverse et l'oriente sans pouvoir être assimilé et remémoré. Et il s'ouvre à l'autre extrémité sur un second indicible, symbolisé par l'extase mystique de Julien à la fin du texte, extase devant laquelle le langage et la description s'épuisent. Un récit apparemment fermé et structuré donc, mais un récit également ouvert sur une lacune irrécupérable.
         Une autre objection plus massive peut cependant être faite à l'encontre de l'exemple choisi pour illustrer mon propos. En l'occurrence, le conte de Flaubert est trop bien adapté à la problématique lévinassienne, parce qu'il thématise en somme trop explicitement toute la question du traumatisme. C'est tout le problème de la trace qui vient ici à jour: une trace thématisée comme telle n'est pas vraiment une trace au sens de Lévinas. Ou encore: le Dire comme inquiétude et interruption constante et irréductible du Dit ne saurait se manifester comme tel sans se figer à son tour dans le Dit ou comme Dit. C'est pourquoi il eût été sans doute préférable de choisir un exemple dans lequel la référence au passé du sujet agissant aurait été totalement absente. Un récit sans inquiétude thématisée, et sans accomplissement éthique explicite. Dès lors, le statut responsif de la narration, sa constitution comme réponse à une injonction éthique inassimilable, aurait pu être induit à travers les véritables traces, à proprement parler, d'une absence ou d'un retrait, traces non thématisées par le récit lui-même. Un tel exemple aurait donc été plus adéquat ou pertinent, mais aurait également demandé une analyse plus longue et détaillée. C'est donc par commodité que j'ai choisi Saint Julien, étant donné la limite de temps qui m'était imparti pour cette contribution, tout en mesurant bien les risques présentés par une telle illustration. Je considère néanmoins qu'une analyse équivalente, mais plus subtile et poussée, pourrait être faite à partir de n'importe quel texte littéraire, même le plus retors possible. Il s'agit ici en somme d'une première approche.


[1]  Paul Ricoeur, Temps et récit, Paris: Point Seuil, 1984 (tome I) et 1985 (II-III).
[2]  Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris: Seuil, 1990.
[3]  Soi-même comme un autre, p. 139.
[4]  Je m'appuierai ici avant tout sur la forme la plus achevée de la pensée de Lévinas, telle qu'elle se trouve formulée dans Autrement qu'être ou au-delà de l’essence (La Haye: Martinus Nijhof, 1974).
[5]  Autrement qu'être, p. 54.
[6]  Soi-même comme un autre, p. 175.
[7]  Ibid., p. 187.
[8]  Ibid., p. 143.
[9]  Ibid., p. 380.
[10]  Ibid., pp. 196-198.
[11]  Ibid., p. 198.
[12]  Gustave Flaubert, Trois contes, Paris: Flammarion, coll. GF, 1986.
[13]  Trois contes, p. 104.

[14]  Cf. Soi-même comme un autre, p. 174.

 

Article publié le 15 décembre 2005

 

 

Articles

Antonio Rodriguez
« L’épisode émotionnel » en poésie lyrique

Jean Greisch
Empêtrement et intrigue: une phénoménologie pure de la narrativité est-elle concevable?

Raphaël Baroni
Récit de passion et passion du récit

Michel Vanni
Le récit de fiction et la prospection du champ de l'action chez Paul Ricœur et Emmanuel Lévinas

Pierre Sadoulet
Convocation du devenir, éclat du survenir et tension dramatique dans les récits

Bertrand Gervais
Lecture de récits et compréhension de l’action

Michel Vanni
Stimmung et identité narrative

Jacques BRES
Je te raconte pas...

Eyal Segal
L’« École de Tel Aviv ». Une approche rhétorico-fonctionnaliste du récit

Marie Carcassonne
Sens, temps, et affects dans des récits de vie recueillis en interaction

Bibliographie

 

 

 

 

 

 

 

Avant-propos

Par Raphaël Baroni

Cet article inédit est tiré d’une conférence donnée par Michel Vanni le 15 décembre 2000 dans le cadre d’un colloque organisé par le département interfacultaire d’éthique de l’Université de Lausanne (ERIE :Enseignement et recherches interdisciplinaires en éthique). Les rapports entre éthique et littérature sont abordés en faisant dialoguer les travaux de Paul Ricœur avec ceux d’Emmanuel Lévinas. Il s’agit de réconcilier l’éthique lévinassienne, qui insiste sur le caractère asymétrique de la relation à autrui, avec le récit et la praxis. L’auteur insiste notamment sur le rôle essentiel joué par la narrativité dans le prolongement de l’affect en action, action « responsive » mais toujours « en retard » par rapport à l’appel auquel elle répond. Si le fondement de la narrativité est décrit comme une « crise », une « brèche » ouverte par autrui qui vient « affecter » le sujet, il s’agit d’entrevoir la possibilité d’une narrativité qui ne viendrait pas simplement colmater cette brèche, arrêter « l’hémorragie » par un retour sur l’affect, par la création d’une totalité fermée sur elle-même, mais qui consiste au contraire à prolonger l’affect par-delà lui-même. Une analyse du conte de Flaubert La légende de Saint-Julien l'hospitalier permet de mettre en lumière cette dynamique narrative fondée sur un affect irrécupérable, le récit et ses personnages apparaissant comme une « réponse ou un envoi, réponse aiguillonnée par une exigence aussi inlassable que non situable ». Cet article reprend et exemplifie certains arguments développés dans l’ouvrage de Michel Vanni intitulé L’impatience des réponses. L’éthique d’Emmanuel Lévinas au risque de son inscription pratique (2004, CNRS éditions).

Biographie de l’auteur

Michel Vanni est docteur en philosophie de l’Université de Lausanne (Suisse). Il travaille comme chercheur invité à l’Université Marc Bloch de Strasbourg, où il dirige un groupe de recherche en philosophie politique, et enseigne également à l’Université de Lausanne.

 

 

 

 

 

 

Vox Petica 2005