Lecture
de récits et compréhension de l’action
par
Bertrand Gervais
Département
d’études littéraires
UQAM
Cet
article porte sur la représentation discursive de l’action,
dans la perspective de sa compréhension et des savoirs qu’elle
requiert. La question qui est posée n’est pas « que sait
un texte? » (Pierssens 1988 : 8) ; mais bien « que
demande de savoir un texte ? » Cette question du
savoir requis par le texte s’inscrit dans une théorie de la
lecture des récits, c’est-à-dire une description des mécanismes,
règles et contraintes qui permettent la progression à travers
un texte. Il ne s’agit donc pas d’une théorie de la lecture
comme acte d’interprétation ou d’une théorie de la réception,
centrée sur la façon dont des œuvres sont perçues et comprises
par un lecteur ou une communauté interprétative donnée (Iser
1978), ou encore d’une théorie de la lecture comme activité déjà terminée, à la
manière dont la psychologie cognitive étudie le rappel des
récits (Stein et Glenn 1979; Mandler et Johnson 1977; Kintsch
et van Dijk 1975); il s’agit plutôt d’une théorie de la lecture
comme processus en voie de réalisation, une interaction dotée
de règles et qui peut être décrite en tant que tel (Gervais
1990a; Pagé 1985; Denhière 1984).
L’analyse
de cet acte de lecture prend l’allure d’une théorie de
la compréhension de l’action. La raison en est simple: lire
un récit, selon notre hypothèse, c’est comprendre minimalement
les actions qui y sont représentées. Le récit est ainsi
défini comme le lieu de la représentation discursive de l’action
et, selon ce point de vue, une théorie de la lecture doit passer
par une définition de cette représentation. Une telle définition
diffère un peu de celles qui ont cours habituellement dans
les théories linguistiques et psycho-linguistiques de la lecture.
Comme le signale Liliane Sprenger-Charolles, dans la plupart
des travaux, « la lecture est envisagée comme un processus
actif de construction de signification par un lecteur à partir
d’un texte. » (1988 : 3) Cette définition recouvre
bien celle que proposent presque tous les modèles théoriques
récents de la compréhension des textes, à savoir « un
processus complexe de traitement de l’information présentée
dans un texte » (Deschênes 1988 : 15). Cette dimension
de la compréhension des textes, malgré sa complexité, n’est
qu’un aspect de l’acte de lecture. Dans une perspective plus
sémiotique, G. Thérien a cherché à décrire cette complexité de
l’acte de lecture en le décrivant comme un ensemble de cinq
processus inter-reliés et formant réseaux. Ce sont les processus
neurophysiologique, cognitif, affectif, argumentatif et symbolique
(Thérien 1990). Le processus cognitif de la lecture ne correspond
donc qu’à une fraction de l’acte complet, importante peut-être,
mais qui ne doit pas faire oublier l’apport des autres.
Notre
objectif ici n’est pas de couvrir l’empan de toutes ces dimensions
de la lecture mais de jeter les bases d’une analyse du processus
cognitif de la lecture de récits, dont les mécanismes sont
déjà acquis et ce, dans la perspective très étroite d’une description
de la compréhension de l’action représentée discursivement.
Pour illustrer ce rapport entre lecture de récit et compréhension
de l’action, prenons l’incipit d’un roman français, paru en
1957 et qui a fait date en littérature:
Vous
avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule
droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau
coulissant.
Vous
vous introduisez par l’étroite ouverture en vous frottant contre
ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre
couleur d’épaisse bouteille, votre valise assez petite d’homme
habitué aux longs voyages, vous l’arrachez par sa poignée collante,
avec vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu’elle
soit, de l’avoir porté jusqu’ici, vous la soulevez et vous
sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement
dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre
bras, mais dans votre épaule aussi […].
Si
vous êtes entré dans ce compartiment, c’est que le couloir
face à la marche à votre gauche est libre […].
Quelle
est cette action que ce « personnage-au-vous » exécute?
Qu’est ce qui comprend dans son mode d’accomplissement les
opérations "mettre un pied sur une rainure", « pousser
un panneau coulissant », « s’introduire par l’ouverture », « soulever
et porter une valise », ainsi que « entrer dans un
compartiment »? Qui a reconnu l’incipit de La modification de
Michel Butor sait de quelle action il s’agit. Nul besoin pourtant
d’un savoir littéraire pour reconnaître l’action de prendre
le train. Ce qu’il faut plutôt, c’est une compréhension
du déroulement de cette action et des opérations qui participent à son
mode d’accomplissement. Lire un récit, en fait, c’est comprendre
les actions qui sont représentées de façon à les intégrer dans
la suite de l’histoire.
Une
telle définition de l’acte de lecture ne participe pas d’une
analyse du narratif mais plutôt de ce qu’il faut nommer l’endo-narratif. Lire
un récit est une activité double, elle demande au lecteur,
d’une part, d’identifier les actions représentées et, d’autre
part, de les intégrer à une narration. Or, l’endo-narratif,
défini comme en-deçà narratif, est cette frange théorique étroite
qui permet de rendre compte des processus d’identification
des actions représentées, avant leur intégration à une narration.
Ainsi, avant de comprendre que le combat gagné par un héros
est une épreuve décisive (Greimas 1970), il faut que le lecteur
comprenne d’abord qu’il s’agit bien d’un combat, que les actions
qui sont représentées et qu’il a identifiées sont bien celles
d’un corps à corps. Comprendre la place du combat dans le récit
est de l’ordre narratif, tandis qu’identifier le combat en
tant que tel est de l’ordre de l’endo-narratif.
L’analyse
de cet endo-narratif va se faire à partir d’un acte de lecture
régi par une économie de la progression. Le mandat d’une telle
lecture, décrite comme lecture initiale du texte, n’est pas
d’abord de comprendre mais de progresser à travers le récit.
Il va sans dire que cette progression implique une certaine
compréhension. Mais celle-ci est avant tout fonctionnelle,
elle doit permettre à la lecture de se continuer: Elle ne se
fait pas au détriment de la progression, elle en assure plutôt
le maintien.
Nous y reviendrons dans la dernière partie.
La
représentation de l’action
Le
langage a cette caractéristique particulière de pouvoir décrire
l’action d’une personne aussi succinctement ou largement que
désiré. Jœl Feinberg (1965) a désigné par le terme fort approprié « d’effet
accordéon » cette propriété langagière; comme l’instrument,
une action peut être réduite à une amplitude minimale ou étirée à son
amplitude maximale. On peut penser à l’action complexe « prendre
un train ». La représentation d’une telle action peut
se faire à l’aide de la phrase « Léon Delmont prend le
train pour Rome », comme elle peut occuper l’ensemble
d’un roman : La modification. Une même action
est présentée dans l’un et l’autre cas, mais l’état de représentation
varie, allant du resserrement minimal. pour la phrase. au déploiement
maximal. pour le roman.
L’existence
d’un effet accordéon oblige à prendre en considération l’état
de représentation de l’action en jeu dans le discours. Une action
générique est une action dont la représentation de son
mode d’accomplissement est réduite à l’exposé du but recherché.
Des phrases telles que « Léon Delmont commande une bière
au bar » et « Léon Delmont prend le train pour Rome »,
présentent des actions génériques, c’est-à-dire qu’elles sont
des représentations génériques d’actions. Le mode d’accomplissement
de ces deux actions demande un ensemble complexe de sous-actions
ou d’opérations. Commander une bière au bar implique les sous-actions : s’approcher
du bar, s’asseoir, attirer l’attention du barman, commander,
attendre, payer; tandis que prendre le train nécessite les
sous-actions : se rendre à la gare, acheter un billet,
attendre sur l’embarcadère, monter dans le train, s’asseoir
et ainsi de suite jusqu’à l’arrivée. Dans les deux phrases
citées, ce mode d’accomplissement est implicite, il est réduit à sa
plus simple expression, soit à l’assertion du but principal
recherché, recevoir un breuvage alcoolisé ou se rendre en train à Rome.
Une action générique est donc une action dont les moyens mis
en œuvre pour la réaliser ne sont pas représentés mais résumés,
condensés dans la désignation du but recherché et qui
doivent être inférés dans une sorte de causalité rétroactive à partir
du but.
Le
concept d’action générique est un concept relatif. Cela
est dû au fait qu’il ne s’agit pas d’une unité minimale mais
de l’état particulier de la représentation d’une action. Toute
action dont le mode d’accomplissement peut être présenté à l’aide
d’opérations instrumentales peut recevoir une représentation
générique. Pour revenir une dernière fois sur la métaphore
de l’accordéon, si le mode d’accomplissement d’une action peut être
développé à son amplitude maximale, la représentation générique
correspond quant à elle à l’accordéon au repos, son soufflet
comprimé et réduit à son plus petit volume.
Le
récit est évidemment un contexte où des actions peuvent être
représentées de façon générique. Dans un récit, en effet, les
actions ne sont pas toutes détaillées de la même façon. Les états
de représentation varient, allant de la scène au sommaire,
selon que le mode d’accomplissement des actions est représenté dans
un certain détail ou réduit à sa plus simple expression, à la
désignation du but recherché (Gervais 1990b), c’est-à-dire
une représentation générique. Mais, quel que soit l’état
de cette représentation, narcotisée (Eco 1985) ou développée,
une action n’apparaît jamais seule dans un récit; elle est
toujours liée à d’autres éléments, intégrée à un ensemble qui
lui donne fonction et signification. La situation narrative est
cet ensemble et elle est définie comme la condition de base
de la représentation discursive de l’action. Une situation
narrative est une entité discursive, qui met en jeu un cadre
et une intention. Le cadre est constitué des déterminations
spatio-temporelles qui servent de base à son développement. L’intention
lui fournit ses éléments fondamentaux, l’agent et l’opération
qu’il tente de réaliser prendre le train pour rejoindre Cécile à Rome,
par exemple. Ces quatre éléments, temps et lieu, agent et opération,
sont définis comme les données nécessaires à la représentation
discursive d’une action.
Il
est à noter qu’une telle définition de la situation narrative
se distingue de ce qui est en usage en sémiotique narrative ;
la différence repose sur l’utilisation de l’opposition entre
ce qui est dynamique et statique. Depuis les travaux de Vladimir
Propp (1965 [1928]) les définitions sémiotiques du récit ont
utilisé le concept de situation pour désigner les limites de
la narration. Un récit est ainsi
défini comme le passage d’une situation initiale à une situation
finale. D’un modèle à l’autre, le lexique peut se modifier le
terme de situation être remplacé par celui d’état ou d’équilibre et
le passage se spécifier en un procès, processus ou faire transformateur,
mais toujours cette même fonction d’encadrement de l’action
est respectée. Dans la sémiotique narrative et discursive de
Greimas, par exemple, le récit simple est défini comme le passage
d’un état antérieur à un état ultérieur, opéré à l’aide d’un
faire. Gerald Prince (1973) et Tzvetan Todorov (1968) ont proposé des
définitions similaires du récit minimal ou élémentaire. Or,
dans ces définitions, comme le signale Jean-Michel Adam: « les
prédicats des situations initiale et finale diffèrent de ceux
de la transformation (lieu des épreuves du héros
qui assure la médiation) comme le statique (énoncé d’état)
s’oppose au dynamique (énoncé de faire) » (1985 :
54).
On
s’accorde donc, dans les théories du récit, pour présenter
la séquence narrative simple comme la jonction de deux types
d’éléments, les uns statiques, qui délimitent cet espace que
doit occuper le récit et les autres, dynamiques, qui forment
le centre ou le cœur du récit. Les termes « statique » et « dynamique » reviennent
avec une régularité surprenante, au point de former l’opposition
fondamentale permettant de penser le récit. Notions complémentaires,
puisque le récit ne peut exister que par leur relation, elles
jouent des rôles distincts, isolés les uns des autres.
Si
on ne peut échapper à cette dichotomie, il y a lieu de se demander
si une distribution aussi franche de ces rôles n’est pas une
réduction dangereuse. Qu’y a-t-il de statique dans un manque?
Dans l’attente? L’assommoir de Zola s’ouvre sur « Gervaise
avait attendu Lanthier jusqu’à deux heures du matin. Puis,
toute frissonnante d’être restée en camisole à l’air vif de
la fenêtre, elle s’était assoupie, jetée en travers du lit,
fièvreuse, les joues trempées de larmes. » (1980 :
3) Dans la perspective de certaines théories du récit la
sémiotique narrative et discursive de Greimas, par exemple ,
il s’agit là de la manifestation d’un état, d’une situation
initiale statique. C’est l’attente : la disjonction d’un
sujet d’état (Gervaise) d’un objet de valeur (Lanthier). Pourtant,
comment fait-on pour départager ce qui est statique de ce qui
ne l’est pas dans cette situation? Décider que cela est un état,
c’est dire que la seule action qui existe et qui compte dans
cet univers narratif, la seule action qui peut être représentée,
c’est l’arrivée de Lanthier. Mais alors qu’est-ce que « se
jeter en travers du lit »? Il semble bien que ce soit
une action et même une action qui fasse partie de l’attente,
au même titre que manger et payer la note font partie de l’action « aller
au restaurant ». L’attente a une certaine durée, elle
se poursuit, change de forme, le cadre du lit remplaçant celui
de la fenêtre. Si l’attente est définie comme un état, il faut
alors expliquer comment des états peuvent être composés d’opérations.
Dans
les structures profondes ou les superstructures, il est possible
de distinguer facilement les états des actions, de voir des
situations initiale et finale d’un côté et des transformations
de l’autre.
Mais une telle conceptualisation ne permet pas de décrire adéquatement
la représentation discursive d’une action. Dans des récits,
dans des représentations discursives, les actions ne sont pas
séparées des situations, comme le dynamique se sépare du statique.
Elles forment un ensemble et l’une ne se distingue de l’autre
qu’en fonction des perspectives de description. L’action n’existe
pas en dehors d’une situation narrative elle en fait partie ,
de la même façon qu’une situation ne peut être définie qu’en
fonction des actions auxquelles elle donne lieu. L’attente
de Gervaise est donc à la fois une situation narrative et une
action. Elle est une situation dotée d’un cadre, c’est la chambre à deux
heures du matin, d’un agent, Gervaise, et d’une action, celle
que l’on résume par le terme d’attente. C’est la même chose
pour La modification. La situation narrative inaugurante
comprend : un cadre, c’est le train en gare de Paris,
immobile, et ensuite le compartiment du wagon à une heure à peine
matinale ; un agent, anonyme d’abord, un « vous » qui
se révélera être Léon Delmont ; et une action, elle aussi
incertaine, mais qui se présente d’abord comme un embarquement,
comme « prendre le train ».
Contrairement
aux théories traditionnelles du récit, la situation est ici
irréductible à la notion d’état et elle se précise plutôt comme
une entité narrative dont la composante essentielle est l’action.
Il n’y a plus de statique ou de dynamique: la situation recouvre
l’action et elles sont dans une relation de subordination plutôt
que de complémentarité. L’action est l’élément dynamique de
la situation narrative; son intégration à la situation a pour
effet de libérer cette dernière de son rôle étroit de limite
ou de borne du récit. Pour nous, le récit n’est plus conçu
comme un couple de situations opposées, réunies par un faire,
mais comme un ensemble de situations se succédant au rythme
des actions accomplies. Il y a entre les situations initiales
et finales, des situations intermédiaires qui se succèdent
et qui font évoluer le récit. Lire un récit, dans cette
perspective, correspond à la progression, au passage d’une
situation narrative à une autre.
La
compréhension de l’action
L’action
générique décrit l’état le plus condensé d’une représentation
d’action. Le rapport entre l’action générique et les opérations
qui participent à son mode d’accomplissement est donc une inférence
maximale. Comprendre une action générique implique donc de
connaître son mode d’accomplissement ainsi que le principe à la
base de son déroulement. Il existe deux grands types
de déroulements d’actions, déroulements qui se distinguent
l’un de l’autre par le savoir qu’ils requièrent pour leur compréhension. Ce
sont les scripts et les plans. Les concepts
de script et de plan sont issus des recherches en intelligence
artificielle (Schank et Abelson 1977). Nous allons maintenant
présenter ces deux types de déroulement d’actions en cherchant à identifier
la façon dont ils s’articulent l’un à l’autre ainsi que leurs
exigences respectives, en termes de représentation.
Le
script, premier type de déroulement identifié, requiert un
savoir spécifique sur la façon dont une action est accomplie.
Le script est un déroulement d’actions prévisible puisque fixe
et connu. Des actions comme « prendre le train » ou « aller
au restaurant » sont des scripts, c’est-à-dire des actions
dont le mode d’accomplissement n’a pas besoin d’être explicité pour
que leurs buts et leurs procédures de réalisation soient saisis.
Le plan, deuxième type de déroulement identifié, consiste par
contre en un déroulement inédit d’actions qu’il faut expliciter
en détail. Le plan requiert de ses utilisateurs un savoir général
sur la façon dont des buts peuvent être atteints.
La
différence entre script et plan est celle entre deux actions
complexes comme « prendre l’avion » et « détourner
un avion ». Ces deux actions n’appellent pas le
même genre de question et n’ont pas les mêmes exigences au
niveau de leur compréhension. La question « comment
a-t-il fait? » s’applique difficilement à la première
action, qui est un script. Sauf exception, on sait ce
qu’implique prendre un avion et quelles en sont les différentes étapes:
l’achat du billet, l’arrivée à l’aéroport, le passage à la
douane, l’embarquement, etc. Parce que son déroulement est
censé être déjà connu, le mode d’accomplissement du script
n’a pas besoin d’être représenté au complet; il suffit d’indiquer
les buts visés par l’action, donner la destination du voyage
par exemple, et affirmer que l’action a été entreprise pour
avoir une représentation réussie.
Mais
la question « comment a-t-il fait? » est tout à fait
valide pour la deuxième action, le détournement, qui n’est
pas un script. Il n’y a pas une façon réglée, connue et par
conséquent prévisible de détourner une avion (si tel était
le cas, la sécurité dans les aéroports serait grandement facilitée).
Une telle action tient du plan, d’un déroulement inédit d’actions
qu’il faut expliciter pour le faire connaître, le rendre accessible.
Représenter une telle action ne se limite pas en effet à identifier
l’agent et la destination choisie. Il faut encore indiquer
quel est le but visé par cette action (libérer des prisonniers
politiques, par exemple), quels sont les mobiles ou les motifs
des pirates de l’air, comment ils ont fait pour détourner l’avion,
et les résultats de l’opération. Puisque son déroulement n’est
pas connu, un tel plan demande d’être présenté, à l’opposé du
script.
En
fait, à la lumière de cet exemple, on se rend compte que scripts
et plans sont des déroulements d’actions reliées. Si détourner
un avion est un acte qui participe d’un plan, ce plan-acte,
comme on l’appelle, est accompli afin d’atteindre un but et
il met en œuvre pour le réaliser un ensemble de moyens, parmi
lesquels l’action de « pendre l’avion ». Le script « prendre
l’avion » participe donc à la représentation du mode d’accomplissement
du plan-acte en jeu.
Un
plan-acte est constitué de l’ensemble des moyens mis en œuvre
pour l’obtention d’un but. Le plan-acte a ainsi une double
composante : une composante cognitive, qui est le but
poursuivi (détourner un avion), et une composante pratique,
qui renvoie aux moyens mis en œuvre (prendre un avion). Lire
un récit, dans cette perspective, c’est identifier les plan-actes
en jeu. Ainsi, dans La modification de Butor, une situation
narrative fondée sur le plan-acte inaugurant se développe tout
au long du roman. Le moyen mis en œuvre par ce plan-acte
est le script « prendre le train », tandis que son
but est le projet de Léon Delmont d’aller rejoindre Cécile,
sa maîtresse, à Rome. On connaît le déroulement et le dénouement
de cet acte.
Les
deux composantes de ce plan-acte ne sont pas dévoilées de la
même façon au lecteur. Le moyen, exprimé par le script principal « prendre
le train », s’impose dès l’incipit comme le grand déroulement
de l’action du récit. Faire le voyage Paris-Rome prend un certain
temps, qu’on peut et qu’on doit occuper à attendre, à lire, à penser, à manger, à regarder
par la fenêtre, à cohabiter, à dormir, etc. Toutes ces autres
actions qui sont aussi des scripts ayant un déroulement habituel,
stable, sans grand suspense, fais sans grande dépense intentionnelle, s’intègrent à l’action plus large qu’est « prendre
le train ». Le lecteur suit, pas à pas, le déroulement
de la situation narrative du train, qui est présentée en détail
grâce à l’explicitation des moindres gestes du héros et de
ses pairs, de tous ces scripts actualisés.
Un
tel développement de script est inhabituel dans un roman. On
se contente bien souvent, et le lecteur s’en satisfait, de
mentionner le script en jeu, de donner quelques détails nécessaires à la
compréhension de la poursuite de l’action, pour assurer le
développement de la situation narrative. Une représentation
générique suffit à présenter un script qui, une fois
identifié, s’impose de lui-même. L’innovation de Michel Butor
est justement de modifier le seuil de la représentation de
l’action, de le faire baisser, pour ainsi dire, d’un cran,
imposant le geste une action de base plutôt qu’une action
complexe narcotisée comme moteur de la principale situation
narrative du texte. Le script est développé dans ses moindres
détails, ce qui ralentit la vitesse narrative. Une vision renouvelée
d’une action usuelle est offerte et c’est ainsi qu’une défamiliarisation
vient s’immiscer dans le quotidien.
Le
but du plan-acte, quant à lui, ne se révèle au lecteur que
petit à petit, morceau par morceau. Pendant de nombreuses pages,
cette action de « prendre le train » n’est associée à aucun
plan, à aucun projet explicite (on en parle alors comme d’une
action non associée). On ne sait pas pourquoi le personnage
prend le train. La composante cognitive du plan-acte, pourtant
essentielle au développement de la situation narrative, est
longtemps manquante et, par conséquent, objet d’une recherche,
d’un suspense. Déjà, à la seconde page du texte, le nom de
Cécile apparaît (p.10), mais dans un contexte qui ne permet
pas de lui attribuer une signification particulière. Quelques
pages plus loin, il est dit que le voyage de Léon se fait à l’insu
de tous, de sa femme et de la compagnie pour laquelle il travaille
(p.19). Puis, il est question de ce voyage comme d’une libération,
d’une rupture et même d’une délivrance. Graduellement, la composante
cognitive du plan-acte remonte à la surface, comme un secret
trop longtemps gardé. Le projet qui, déjà, est en voie de se
réaliser est dévoilé, donnant à la situation narrative une
direction: Rome. La ville, mais surtout Cécile, qu’il veut
rejoindre pour repartir à neuf.
Scripts
et buts se présentent de façon différente dans ce texte. Les
uns se donnent de plein fouet, tandis que les autres se laissent
davantage désirer. Les uns sont décrits, tandis que les autres
sont expliqués. Ils jouent, de plus, des rôles différents dans
le développement de la situation. Les uns, les scripts, permettent à la
situation narrative d’occuper un certain espace dans la narration,
et les autres, les buts ou les plans, de lui attribuer une
position dans cette narration. Une situation narrative contient
donc toujours au moins un plan-acte; elle est le lieu de la
réalisation d’au moins une étape d’un plan et, en tant que
cette réalisation est la mise en œuvre de moyens qui ont leurs
propres modalités d’accomplissement, elle est le lieu d’un
ensemble de scripts. Lire un récit et comprendre les
actions qui y sont représentées, c’est identifier les plan-actes
en jeu de façon à progresser à travers les différentes situations
narratives de ce récit. Mais, comme on le verra à partir d’une
série d’exemples, cette compréhension est soumise à de nombreux
avatars qui en modifient la portée.
Jeux sur les scripts
Une
situation narrative occupe un certain espace dans le texte
grâce aux scripts qui s’enchaînent les uns aux autres et se
suivent. Ces scripts ont deux traits principaux : la régularité du
déroulement de leur mode d’accomplissement et le savoir requis
pour leur utilisation. Il est important de s’arrêter à cette
seconde propriété car elle peut facilement venir à manquer
t être l’objet de jeux importants. Dans des cas de représentations
discursives fondées sur des accessoires, par exemple, le lecteur
peut ne rien connaître du mode d’emploi de l’instrument utilisé.
Peu de lecteurs de science-fiction savent comment fonctionnent
les vaisseaux intergalactiques et les sauts dans l’hyper-espace;
pourtant, des déplacements utilisant de tels moyens sont régulièrement
représentés dans ces récits et les lecteurs ne s’en plaignent
pas, au contraire.
Une
telle situation se résout habituellement en circonvenant cette
absence de savoir préalable du lecteur. Il existe deux façons
de contourner le problème. Une première façon consiste à prendre
en charge le savoir du lecteur et à programmer des scripts
de façon explicite. Cela se fait en décrivant littéralement
le mode d’emploi de l’instrument utilisé, ce qui équivaut à spécifier
le script qui prévaut. La seconde façon de circonvenir une
absence de savoir consiste tout simplement à simuler un
savoir. La représentation d’un script tend à une amplitude
minimale. De telles conditions de représentation, on le voit
facilement, ouvrent la voie à la simulation. Il est ainsi possible
de présenter comme étant un script, un déroulement d’actions
qui n’est pas connu du lecteur, afin de faire l’économie de
la représentation de son mode d’accomplissement. Le lecteur
qui, poussé par le texte, accepte ce déroulement comme script
simule par le fait même un savoir sur ce déroulement. Il a
ainsi l’illusion qu’un déroulement d’actions lui est présenté quand
rien n’est représenté. C’est l’illusion cognitive.
On
trouve, dans Le Dernier des Mohicans, de James Fenimore
Cooper (1974 [1826]), une telle illusion. Au début du récit,
le groupe qui escorte les sœurs Alice et Cora Munro jusqu’au
fort William-Henry rejoint Œil de Faucon, accompagné de ses
amis Hurons. Comme la forêt est dangereuse, tous décident d’aller
passer la nuit au pied d’une chute. Pour se rendre à ce refuge
du coureur des bois, il faut cependant descendre la rivière
en canot. Il n’y a qu’un seul canot. Œil de Faucon décide
d’amener d’abord les filles Munro et leur escorte et de revenir
ensuite chercher ses amis. Le courant est rapide, la
descente est dangereuse et le trappeur doit accomplir un acte
de bravoure :
Appuyant
une longue perche contre une tête de rocher, le chasseur poussa
son embarcation vers le milieu de la rivière. Il eut
beaucoup de peine à forcer le courant, très rapide. Lutte
terrible, dont il était bien difficile de dire qui en serait
le vainqueur, de l’eau tourbillonnante ou du rameur. Les
yeux fixés sur les remous, la respiration oppressée, veillant
bien à ne provoquer aucun mouvement qui aurait pu faire chavirer
la barque, les passagers étaient plus morts que vifs. Vingt
fois, ils se crurent précipités à l’eau; vingt fois, l’adresse
du pilote les sauva du désastre. Enfin au moment même
où Alice, croyant sa dernière heure venue et se cachant la
tête dans les mains, se voyait déjà emportée par les flots
qui tourbillonnaient au pied de la cataracte, la barque s’immobilisait
sur un plan d’eau tranquille, près d’une plate-forme pierreuse.
(p.53)
Si
la narration semble présenter les hauts faits de cette descente
de la rivière, ce n’est qu’un leurre savamment entretenu. La
séquence d’actions à laquelle correspond la narration de la
descente est en effet réduite aux deux opérations limitrophes :
le départ et l’arrivée. Entre les opérations « pousser
l’embarcation » et « forcer le courant », pour
le départ et « immobiliser la barque » pour l’arrivée,
l’action n’est représentée qu’à l’aide d’une description du
danger encouru par l’embarcation et la frayeur que ce danger
cause aux passagers, ou plutôt à une passagère, Alice. Œil
de Faucon « sauve du désastre » le canot à plusieurs
reprises, mais cela est une interprétation des actions posées
plutôt qu’une représentation de celles-ci. Il n’y a pas en
effet de modalités d’accomplissement, c’est un résultat, l’effet
d’une action. Et plutôt que de montrer au lecteur comment le
trappeur a fait effectivement pour sauver ses passagers du
désastre, le texte s’arrête à indiquer leur état: la
respiration oppressée, les corps tendus, les yeux fixes, comme
si la peur suffisait à représenter la situation. Et au
moment de la manœuvre ultime, celle qui doit tous les sauver
ou les faire périr, le lecteur n’a d’autre choix que de se
fermer les yeux, comme Alice, et imaginer ce qui a dû se passer. Entre
le départ et l’arrivée, il n’y a rien, sinon, évidemment, ce
jeu sur la perception. De la rame, on passe au regard, à ces
yeux fixés sur les remous, puis au blanc des paumes, comme
si les lignes de la main pouvaient à cet instant même faire
dévier le destin de sa course. Il y a là comme une syncope
cognitivo-perceptive. La descente est trop violente pour être
perçue, la scène trop insoutenable pour être représentée. L’action
est en fait graduellement intériorisée par un jeu d’orientation
perceptive (Ouellet : 1988), allant du plus ouvert (perception
du narrateur) au plus fermé (perception d’Alice) jusqu’à sa
plus complète disparition.
Ce
qui est tout aussi intéressant, par ailleurs, c’est de remarquer
que les illustrations du texte, disponibles dans l’édition
Folio (1974 : 52 et 54) et datant de 1883, suivent le
même principe de représentation. Il y a deux dessins reproduisant
l’embarquement ainsi que l’arrivée au pied de la chute. L’entre-deux
est indescriptible... Le passage du texte à l’image s’y fait
donc sans pertes ni gains.
Il
y a là une simulation de savoir : on fait semblant de
représenter la séquence. Mais ce qui est encore plus
intéressant, c’est l’utilisation de cette séquence simulée
par la suite. Œil de Faucon doit repartir pour
aller chercher ses amis postés au haut de la rivière. Il
lui faut donc revenir par le même chemin et accomplir les mêmes
prouesses. Le texte pourtant ne répète pas la narration des
manœuvres de la descente. C’est à peine s’il est dit que le
chasseur repart « avec la rapidité silencieuse d’une flèche » et
revient, après s’être évanoui dans l’obscurité, accompagné des
deux Indiens. Le récit ne répète rien parce qu’il n’en a pas
besoin, le déroulement de la descente vient juste d’être défini
et il est connu du lecteur. C’est ainsi, à partir d’un savoir
simulé, qu’un script de descente des rapides peut être fabriqué.
C’est une illusion cognitive.
Une
telle illusion, cependant, ne doit pas surprendre outre mesure.
Ces stratégies cognitives font partie des mécanismes fondamentaux
de la représentation de l’action en littérature. Car, en littérature,
ce qui importe, surtout, ce n’est pas de respecter les modes
d’accomplissement des actions, comme s’est amusé à le faire
Butor, mais de donner l’illusion de leur présence.
Cette
leçon, malgré son apparente simplicité, a échappé à l’attention
de certains lecteurs et quelques-uns s’y sont même laissés
prendre, qui ont cru tirer de récits des savoirs pratiques.
L’exemple par excellence est celui de ce pauvre don Quichotte
de la Manche, dont la folie, issue d’une adhésion excessive à l’univers
narratif des romans de chevalerie qu’il a trop lus, l’amène à se
croire lui-même « chevalier de la Triste Figure » et à parcourir
les routes de l’Espagne à la recherche d’aventures. Tout son
savoir sur le rôle de chevalier qu’il a adopté, don Quichotte
le tient de ses lectures, de ces représentations discursives
qu’il a trop longuement côtoyées. Elles sont pour lui une source
de savoir véritable, un répertoire de conduites et de modes
d’accomplissement d’actions. Ces romans de chevalerie sont
pris en effet non pas comme des histoires, des récits, qu’on
peut connaître, répéter ou améliorer, mais comme une source
fiable, vraisemblable et exacte de comportements, de situations
et de leur résolution. Cette utilisation des romans comme
modèle à imiter fonctionne à quelques reprises, mais seulement
pour résoudre des situations plutôt simples et où l’utilité de
ce savoir n’est que relative. Un exemple suffit pour montrer
la stratégie habituelle du chevalier :
[…]
il arrivait à un chemin qui se divisait en quatre, et tout
aussitôt lui vint à l’esprit le souvenir des carrefours où les
chevaliers errants se mettaient à penser quel chemin ils choisiraient.
Et, pour les imiter, il resta un moment immobile; puis, après
avoir bien réfléchi, il lâcha la bride à Rossinante, remettant
sa volonté à celle du bidet, lequel suivit sa première idée,
qui était de prendre le chemin de son écurie. (Cervantes 1960
[1605] : 72)
Face à une
difficulté, don Quichotte n’a d’autre stratagème que de puiser
dans son savoir d’origine romanesque et de se comporter de
la façon indiquée, même si cela implique de laisser à Rossinante
la possibilité de retrouver sa destination favorite. Pourtant,
ce savoir pratique, qu’il croit tenir et utiliser à bon escient,
n’est qu’un savoir factice. Et très tôt apparaissent des inadéquations
entre un véritable savoir pratique et ce savoir discursif.
D’une part, il y a le fait que le répertoire est limité. Ce
ne sont pas toutes les situations qui sont représentés dans
les romans de chevalerie, mais uniquement les plus importantes,
les plus intéressantes, celles qui méritent d’être racontées.
On n’a que faire, par exemple, de savoir si l’écuyer à la suite
d’un combat peut prendre l’âne du blessé ou, du moins, son
harnais; cela ne devient pressant que lorsqu’on les convoite,
comme le fait Sancho Panza. Son maître, pourtant, ne sait quoi
lui répondre, n’ayant jamais rien lu à ce sujet (p.197). D’autre
part, il y a le fait que ce ne sont pas tous les éléments d’une
situation qui sont représentés. Certaines parties du mode d’accomplissement
d’un script, du fait de leur trop grande simplicité et de leur
trop grande prévisibilité, ne sont pas représentées discursivement.
Or, cette absence, somme toute relative pour un lecteur qui
les sait là malgré le fait qu’il ne les y voit pas, devient
problématique pour don Quichotte, qui prend tout au pied de
la lettre. Deux exemples vont montrer l’erreur du chevalier :
[L’hôtelier]
lui demanda de plus s’il portait de l’argent. Don Quichotte
répondit qu’il n’avait pas une obole, parce qu’il n’avait jamais
lu dans les histoires des chevaliers errants qu’aucun d’eux
s’en fût muni. À cela l’hôte répliqua qu’il se trompait; car,
bien que les histoires n’en fissent pas mention, leurs auteurs
n’ayant pas cru nécessaire d’écrire une chose aussi simple
et naturelle que celle de porter de l’argent et des chemises
blanches, il ne fallait pas croire pour cela que les chevaliers
errants n’en portassent point avec eux; qu’ainsi il tînt pour
sûr et dûment vérifié que tous ceux dont tant de livres sont
pleins et rendent témoignage portaient, à tout événement, la
bourse bien garnie, ainsi que des chemises et un petit coffret
plein d’onguents pour panser les blessures qu’ils recevaient.
(p.64)
Que
tu entends mal les choses! répondit don Quichotte. Apprends
donc, Sancho, que c’est la gloire des chevaliers errants de
ne pas manger d’un mois, et, s’ils mangent, de
prendre tout ce qui se trouve sous la main. De cela tu ne ferais
aucun doute si tu avais lu autant d’histoires que moi. Quel
qu’en ait été le nombre, je n’y ai pas trouvé la moindre mention
que les chevaliers errants mangeassent, si ce n’est pas hasard
et dans quelques somptueux banquets qu’on leur offrait, mais,
le reste du temps, ils vivaient de l’air qui court. (p.108)
À prendre
des représentations discursives d’actions pour un source de
savoir pratique sur celles-ci, on commet l’erreur de don Quichotte,
qui prend ses illusions cognitives pour des réalités. Les récits
n’ont pas à respecter les modes d’accomplissement des actions,
ils n’ont qu’à assurer leur présence, ce qui cause lui bien
des ennuis. Il y a là, en fait, l’équivalent de pannes cognitives.
Don Quichotte ne sait pas ce qu’il devrait savoir et les textes
ne rectifient d’aucune façon son ignorance. Il est intéressant
de remarquer à cet effet que, si don Quichotte ne parvient à pas à se
souvenir de scènes de repas dans ses romans de chevalerie,
il se souvient fort à propos des festins et des banquets. C’est
que ces derniers valent la peine d’être décrits, étant des événements
exceptionnels, inhabituels; tandis que les premiers sont intégrés
au quotidien. Tout le monde mange (enfin presque…) et en soi
cela ne mérite pas d’être raconté. Ces données qui manquent payer
ce qu’on a reçu, apporter des vêtements, manger régulièrement,
etc. ,ne sont pas oubliées mais vraisemblablement omises parce
que jugées déjà partagées : il ne sert à rien de spécifier
ce que tous devraient déjà savoir. Don Quichotte est en situation
de panne cognitive parce qu’il ne partage pas ce qui devrait
l’être; et cette panne est d’autant plus évidente que, contrairement
au sens commun, il se sert de ses lectures comme base unique
de ses actions…
Mais
don Quichotte n’est pas seul à être victime de telles pannes
cognitives. Un lecteur qui ne s’est donné d’autre mandat que
de progresser à travers le récit de façon à parvenir à sa fin une
lecture, par conséquent, qui s’inscrit dans une économie de
la progression plutôt que de la compréhension, va cultiver
bien souvent ses propres illusions cognitives. Il y a en fait
des illusions cognitives d’origine lectorale comme il y a des
illusions cognitives d’origine textuelle. L’illusion cognitive
se présente comme une situation où le lecteur fait semblant
de savoir et de comprendre le déroulement d’actions qui est
représenté, soit parce que le texte l’y invite par le biais
d’une stratégie narrative, comme l’exemple de la descente en
canot l’a montré, soit parce que les impératifs de sa lecture
l’y engage. Lire n’est pas nécessairement tout comprendre.
Dans l’économie de la progression, qui correspond bien souvent à la
lecture initiale d’un récit et qui consiste à le lire d’un
bout à l’autre, à arriver à sa fin plus ou moins rapidement
(selon la force de l’intrigue et la qualité de la représentation),
il ne faut pas tout comprendre mais simplement en comprendre
assez pour assurer cette progression. Des deux composantes
du plan-acte, la plus importante en termes de compréhension
générale du récit est la composante cognitive. Les buts sont
plus importants que les moyens mis en œuvre. Ne pas comprendre
les uns a des conséquences bien différentes de ne pas comprendre
les autres. Pour une scène de combat, par exemple, le plus
important pour la suite du récit et de sa lecture est de savoir
qui a gagné et non de savoir comment cela a été gagné. Ne pas
savoir qui a gagné (si cela n’est pas caché, bien sûr) vient
mettre en danger la suite de la lecture, la progression même à travers
le texte. C’est un problème d’incompréhension fondamental;
la cohérence du récit n’est plus respectée. Ne pas savoir comment
cela a été gagné, par contre, n’est qu’un problème ponctuel,
limité (à moins que la façon dont le combat a été gagné ait
un impact sur le reste du récit). Un lecteur peut bien ne pas
comprendre la représentation des moyens mis eu œuvre dans un
combat, en ne partageant pas les scripts utilisés, ou encore
ne pas saisir l’enchaînement des actions, et comprendre quand
même que c’est le héros qui a gagné et qu’il va poursuivre
sa quête. Puisque c’est cette dernière information qui est
essentielle à la poursuite de la lecture, l’économie de la
progression peut dicter de ne pas tenir compte de cette zone
discursive d’incompréhension, de passer outre et de faire mine,
littéralement, de comprendre. C’est une illusion cognitive
lectorale. Si reconnaître ne pas comprendre, c’est s’arrêter
et chercher à comprendre, il faut mieux, dans une économie
de la progression, ne pas le reconnaître et faire semblant.
Un combat, opposant Pisandre et Ménélas et tiré de L’Iliade,
peut nous servir d’exemple. Le combat est déjà engagé quand
Pisandre attaque avec sa pique.
Pisandre
entama le bouclier du glorieux Ménélas sans pouvoir pousser
le bronze au travers car le large bouclier tint bon, et dans
la douille se brisa la pique. Pisandre, en son âme se réjouissait,
et espérait la victoire mais l’Atride, tirant son épée à clous
d’argent, sauta sur lui. Pisandre, alors, sous son bouclier,
prit une belle hache, bien armée de bronze autour d’un manche
d’olivier long et poli, et tous deux, ensemble, se marchèrent
sus. (Homère 1965 [1930] : 229)
C’est
Ménélas finalement qui va gagner ce combat en frappant Pisandre à la
tête, le tuant net. Le texte sera explicite: les os vont craquer,
les yeux sortir de leur orbite et le corps tomber sur le sol.
Le lecteur qui prend connaissance de ce combat, qui apprend
la victoire de Ménélas et qui poursuit sa lecture, sans vraiment
ni arrêter ni s’inquiéter du bon déroulement de la lutte, est
en situation d’illusion cognitive.
Il peut continuer sans problème sa lecture car ce qui importe
est la victoire de Ménélas, mais il aura fait mine de comprendre
le texte. Comment comprendre en effet cette réjouissance de
Pisandre après que sa pique se soit brisée sur le bouclier
de Ménélas? Ou bien il ne sait pas ce que le lecteur sait,
ou bien il est inconséquent. On ne se réjouit pas d’un tel
résultat négatif et on n’en espère pas la victoire! On peut
invoquer des problèmes de traduction, mais cela ne règle rien
et surtout pas le dilemme du lecteur qui veut progresser dans
sa lecture du texte. Si les problèmes apparaissent criants
dans cette phrase, laissant croire à une incohérence du texte,
ils n’en sont pas moins importants dans la dernière phrase
de l’exemple, quoique là, la difficulté soit insidieuse. Il
est dit que Pisandre prend une hache sous son bouclier. L’action
de « prendre quelque chose sous quelque chose d’autre » se
conçoit facilement, la préposition « sous » s’utilisant
sans problèmes avec le verbe « prendre ». On prend
la clé sous le paillasson; on prend une feuille sous un livre;
mais comment prend-on une hache sous un bouclier, surtout quand
l’ennemi attaque avec son épée et que ça presse? On connaît
certaines caractéristiques de la préposition « sous »,
dont l’ordre sur l’axe vertical (Vandeloise 1986 : 186
et ss.) implique que la cible soit plus basse que son site.
Le bouclier est une surface plane; pour que la hache soit « sous » cette
surface, il faut donc que le bouclier soit à l’horizontale.
Où peut-il être? Pisandre ne peut l’avoir à son bras car le
bouclier serait alors à la verticale. Il peut être sur le sol;
mais alors, d’une part, comment fait-il pour l’atteindre en
pleine contre-attaque de Ménélas et, d’autre part, pourquoi
ne le porte-t-il pas à son bras comme tout bon guerrier?
La
situation n’est donc pas si simple que cela. Les gestes les
plus simples en apparence recèlent quelquefois des énigmes
difficiles à résoudre. Deux possibilités s’offrent au lecteur
de L’Iliade. Ou bien passer d’une économie de la progression à une économie
de la compréhension et arrêter de lire pour chercher
la réponse à ces deux problèmes; ou bien les évacuer, faire
mine de comprendre c’est l’illusion cognitive et poursuivre
la progression à travers le texte. Dans l’économie de la progression,
la compréhension n’a pas à être exhaustive mais fonctionnelle.
Elle est celle, minimale, requise pour la poursuite de la lecture,
marquée par la présence d’illusions cognitives lectorales,
d’un nombre restreint d’inférences, etc. Le seuil de cette économie
est l’identification des principaux plan-actes du récit.
Conclusion
Lire
un récit et progresser à travers ses situations narratives
demandent donc de comprendre, ne serait-ce que minimalement,
par le biais d’illusions cognitives, les actions qui y sont
représentées : scripts, plan-actes et autres déroulements
complexes. En fait, ce que les différents exemples ont permis
de montrer, malgré leur hétérogénéité et leur état fragmentaire,
c’est la diversité des représentations, allant de l’exhaustivité de La
modification à la syncope du Dernier des Mohicans,
ainsi que leurs modes de compréhension, en regard desquels
don Quichotte a incarné ce seuil de la lecture qu’il ne faut
pas dépasser, c’est-à-dire une adhésion exclusive aux seuls
déroulements représentés explicitement dans le texte. Plus
qu’un parent pauvre, le chevalier est un lecteur monomaniaque
qui prend tout au pied de la lettre. Les exemples tirés de
ses aventures permettent en fait de problématiser deux derniers
aspects de la lecture des récits.
D’une
part, il y a l’importance de l’intérêt d’une action ou d’un événement
pour sa représentation. Il n’est représenté discursivement
et retenu par un lecteur que ce qui en vaut la peine :
un récit doit avoir un point d’intérêt (Wilensky [1983] en
parle en termes de « story points »). Ce qui est
soulevé ici est la distinction entre « comment se réalise
la lecture » et « ce qui est retenu de ce qui est
lu ». Il apparaît évident que la composante pratique du
plan-acte les moyens mis en œuvre , s’efface, une fois la
lecture terminée, au profit de la composante cognitive. L’articulation
de ces deux composantes s’est présentée à la lecture comme
le passage ascendant de l’endo-narratif au narratif. Mais ce
parcours n’a pas à être retracé pour se souvenir du récit.
Il ne sert à rien de se souvenir des menues actions, des petites
unités de l’agir, ces repas qu’il faut prendre, ces services
qu’il faut payer; les grandes actions suffisent, les grandes
opérations narratives et descriptives. Qu’est-ce que résumer
un récit sinon justement présenter les plan-actes, décrire
l’enchaînement des principales actions, présentées de façon
générique, en fonction des buts qu’elles permettent d’atteindre.
Le résumé est un discours par conséquent dénué de toute cette
composante pratique par laquelle le texte s’est donné à lire
au lecteur en premier lieu, et par conséquent, de toutes ces
situations narratives qui ont ponctué sa progression. Cette
composante, une fois qu’elle a joué son rôle, n’a plus sa raison
d’être, à moins d’avoir constitué pour le lecteur un point
d’intérêt quelconque (et devenir un « story point »).
Il est donc tout à fait normal que don Quichotte ne se souvienne
d’aucune scène de repas, ceux-ci ne jouant aucun rôle important
dans ses romans de chevalerie, si tant est qu’ils sont mentionnés;
un script, une action répétitive et usuelle, est rarement l’objet
d’un long développement (à moins d’être le prétexte à autre
chose). Mais il n’en va pas de même pour les festins, beaucoup
plus rares et importants et où il se passe habituellement des
choses importantes pour la suite du texte.
D’autre
part, il y a ce que demande de savoir le texte, notre question
initiale. L’exemple de don Quichotte permet de confirmer que
les textes ont bel et bien des demandes qui doivent être satisfaites.
Le problème avec le chevalier de la Triste-Figure, c’est qu’il
tire tout de ses livres de chevalerie et qu’il n’y met rien.
Sa folie, c’est exactement cela : non seulement l’utilisation
excessive de l’information contenue dans les textes qu’il a
lus, mais l’oubli presque complet de tout savoir pratique issu
de sa vie. Il n’y a que les livres qui valent comme source
de savoir. Or, ce que le texte montre par l’absurde, c’est
que, dans la lecture, on peut peut-être en prendre, mais il
faut surtout en donner. Il faut utiliser son propre savoir
pratique, construit à même une expérimentation du monde, des
comportements et des situations, ainsi que de leurs représentations
discursives usuelles, et l’injecter dans son acte de lecture.
L’hôtelier de l’exemple le savait, qu’il est du sens commun
de payer avec de l’argent sonnant tout service rendu, même
s’il n’en est pas fait mention dans un quelconque roman. Il
y a de ces choses qu’il faut savoir et qu’il s’agit de ne pas
oublier quand on lit. On ne commence pas un livre tabula
rasa; on le lit riche d’une expérience pratique, qui participe
d’ailleurs à la construction de sa signification. En fait,
l’amnésique don Quichotte semble avoir oublié les plus simples
leçons de la vie; le seul savoir qu’il respecte est celui,
discursif et factice (parce que non effectif et représenté),
qu’il extrait des livres.
On
ne peut pas répondre de façon extensionnelle à la question
du savoir demandé par le texte. La notion d’encyclopédie, telle
que développée par Eco (1984), parvient à imposer l’image d’une
grande ressource accessible et dépositaire de tous les savoirs;
mais il y a loin du rêve à la réalité. On peut offrir, par
contre, un aperçu de réponse de nature intensionnelle :
le texte demande d’avoir, ne serait-ce que minimalement, ces
savoirs pratiques, portant sur les actions et les comportements,
les lieux et les situations, les instruments, qui sont représentés
discursivement. Le texte requiert une connaissance du monde;
sinon, ce ne sont jamais que des mots, avec des espaces pour
les séparer.
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