Le comparatisme comme herméneutique de la défamiliarisation [1]

 

 

par Françoise Lavocat
Paris 3-Sorbonne nouvelle
Université Sorbonne Paris Cité

 

Il n’est peut-être pas de discipline, dans les sciences humaines, où les chercheurs se soient penchés de façon aussi répétée sur leurs méthodes et leur légitimité que la littérature comparée. L’idée d’une crise permanente de la discipline[2] a même pris dans les dix dernières années un tour plus radical, avec l’annonce de sa « mort » (Spivak, 2003), évidemment suivie par celle de sa « renaissance » (Damrosh, 2006)[3]. Les enjeux de cette réflexivité ne sont pas, et n’ont jamais été, purement scientifiques : ils répercutent des conflits idéologiques et déclinent des rapports de forces entre pays, aires culturelles, sphères de pensée, dans une monde récemment devenu, on l’a assez dit, multipolaire. 

Le caractère hautement agonistique de cette discipline peut être vu de façon aussi bien positive que négative. Sa sensibilité constitutive à l’air du temps contribue puissamment à son intérêt. Mais la littérature comparée ne doit pas non plus se réduire à sa qualité de symptôme : l’articulation exclusive de la réflexion sur la discipline aux conflits idéologiques contemporains a renforcé le « présentisme »  ambiant et contribué à marginaliser les études comparatistes portant sur des périodes antérieures au vingtième, pour ne pas dire au vingt-et-unième siècle. En outre, les chercheurs comparatistes peuvent ressentir une certaine lassitude à devoir justifier périodiquement leur existence.

Il n’est cependant pas inutile de rappeler brièvement, en guise de préliminaires, les termes des différents conflits, anciens et modernes, qui sont inséparables de son identité. Cela est également indispensable à l’évaluation de la situation et des possibilités de renouveau de la littérature comparée aujourd’hui, en particulier en France.

           

I- Le champ de bataille de la littérature comparée

Les attaques contre la littérature comparée datent de la naissance de la discipline, au milieu du dix-neuvième siècle. Elle est d’abord, si l’on peut dire, attaquée sur sa droite, et depuis les années ultérieures à la seconde guerre mondiale, sur sa gauche et sur sa droite – si l’on me permet d’employer ces termes simplificateurs : ils permettent en tout cas à mettre en valeur un remarquable renversement.

À l’origine, en effet, et jusqu’à la deuxième guerre mondiale, la critique a visé, souvent de façon violente, l’idéologie cosmopolite supposée inhérente à la discipline[4]. Il ne faut en effet pas minimiser le chauvinisme qui inspire, jusqu’à aujourd’hui, le rejet ou le dédain de nombreuses communautés académiques pour le comparatisme. Dans bien des pays, ces communautés sont encore et en grande part mobilisées par la construction ou la préservation d’un canon national. Cela est aussi bien valable pour la littérature que pour l’histoire et le droit, où le comparatisme subit des attaques très similaires. Dans les obstacles que rencontre le développement du comparatisme, la difficulté de surmonter d’importantes barrières linguistiques n’est pas non plus à négliger : certains collègues japonais, par exemple, qui sont devenus au prix d’un engagement total d’admirables experts de Pascal ou de Proust, n’ont le plus souvent ni le temps ni l’envie de s’engager dans un travail de comparaison avec des auteurs de leur pays, ou d’un autre. En outre, l’élargissement de la littérature comparée à la « littérature monde » confronte tout un chacun aux limites infranchissables de ses capacités et de son savoir. Comme le remarque Franco Moretti (2004), le projet de « lire plus » ne peut tenir lieu de méthode[5].

Mais la résistance au comparatisme fondée sur le refus, ou la difficulté d’aborder d’autres aires linguistiques et culturelles que la sienne propre, cohabite depuis un demi-siècle avec un tout autre grief qui lui est, dans une certaine mesure, opposé. Le pivot du changement est peut-être le volume sur la littérature comparée de la collection « Que Sais-je », par M.-F. Guyard, paru en 1951, à travers les très vives réactions qu’il a suscitées Outre-Atlantique. Le chauvinisme change de camp : ce sont désormais les comparatistes européens, et plus particulièrement français, qui sont accusés de l’incarner. Sont posés les termes d’une opposition qui ne cesse de s’approfondir au cours du dernier demi-siècle.

Aux Etats-Unis s’élabore en effet une histoire (je dirais volontiers un narrative[6]) de la littérature comparée comme émancipation par rapport à l’Europe. L’ouverture sur le « monde » semble conditionnée par cet éloignement souhaité. Dès 1977, par exemple, Robert J. Clements explique que la littérature comparée américaine a connu trois phases. La première, initiée par les immigrants européens aux Etats-Unis, restait confinée (à ses yeux) au vieux continent; la seconde était centrée sur les relations Est-Ouest ; le troisième est tournée vers le monde entier, ce qui se traduit par la création dans les cursus universitaires des premiers enseignements de « World Literature »[7]. Dans cette période, en France, l’épreuve de littérature comparée était introduite dans le concours de l’agrégation (1959, ou stricto sensu, 1986)[8], avec pour conséquence la production d’un certain nombre de manuels pédagogiques[9], qui définissent, mais aussi figent les contours de la discipline. La production française ne se limite certes pas à cela, comme le souligne Yves Chevrel, qui, en 1992, dresse un bilan lucide de la situation. Il n’en reste pas moins que les débats qui agitent la communauté académique américaine[10] ne pénètrent pas les cercles universitaires comparatistes français, ou bien de façon marginale. Bien plus, comme le concours de l’agrégation privilégie des œuvres du canon littéraire, dont la langue originale doit être accessible à la plupart des préparateurs, les étudiants qui se destinent à la recherche en littérature comparée en restent volontiers au domaine limité tel que l’a dessiné le concours qu’ils ont passé et l’enseignement qu’ils ont suivi.

Deux autres phénomènes contribuent à faire prendre à la littérature comparée en Europe et aux Etats-Unis des voies divergentes. Dans les années 1980-1995, aux Etats-Unis, l’accroissement et l’affirmation des minorités ethniques nourrit le débat public et modifie la définition du comparatisme. Gayatri Spivak estime que l’essor des « cultural and postcolonial studies », aux Etats-Unis, est lié à l’accroissement de 500% des migrants asiatiques ; en Europe, dans ces années là, l’accroissement de la population immigrée n’a ni la même ampleur[11], ni, surtout, le même impact sur le monde académique. Au même moment, la grande affaire de l’Europe est sa propre construction. À l’époque où les études « Po-Co » (post- coloniales) se développent aux Etats-Unis, le mur de Berlin tombe en Europe. Alors que l’éloignement du modèle européen est salué Outre-Atlantique, mais aussi en Amérique du Sud et en Inde, comme une nécessité ou une conquête, les européens débattent et votent sur les traités européens. Selon Gayatri Spivak, et d’un point de vue américain, la chute du mur de Berlin, en mettant fin à l’affrontement Est-Ouest, classe en quelque sorte la question de l’Europe, qui sort du champ de la discussion académique comme des préoccupations militaires et stratégiques américaines. Pendant qu’aux Etats-Unis se tient ce débat, la guerre en ex-Yougoslavie se déroule en Europe (1990-1995).

Il n’est donc pas étonnant que la pensée de la discipline et les intérêts des comparatistes, en Europe ou aux Etats-Unis, aient été dans ces années-là fondamentalement différents, pour ne pas dire opposés. Pour les comparatistes européens, dans leur majorité, le sujet européen n’est pas épuisé – il l’est sans doute moins que jamais aujourd’hui où la construction européenne est menacée. Cela ne veut évidemment pas dire que le champ des compétences et des intérêts en Europe, et surtout en France, ne doive pas s’ouvrir et se diversifier, et même de façon urgente et impérative. Cela ne signifie pas non plus que les comparatistes français aient suffisamment pris la mesure des changements induits, dans le paysage culturel européen, par l’immigration du Sud et des anciennes colonies. D’ailleurs, l’appréciation historique et idéologique de cette situation a considérablement progressé en France pendant ces dernières années. Le bilan du jeu d’aller-retour des théories entre 1960 et 2010 (de la France aux Etats-Unis à la France) a été tiré, par A. Tomiche et P. Zoberman pour les études de genre (2007), par Y. Clavaron pour les études post-coloniales (2011).  Ces auteurs, après d’autres (notamment F. Cusset, 2009), ont bien montré les distorsions de point de vue et les malentendus qui ont résulté de ce va et vient.

L’autre explication de cette différence est en effet le rapport à la théorie qu’ont eu les communautés comparatistes de part et d’autre de l’Atlantique après la seconde guerre mondiale. Dans ce domaine encore, un renversement a eu lieu. Avant la guerre, le comparatiste français est attaqué, du point de vue nationaliste allemand, notamment, pour son abstraction ; si l’abstraction n’est ni la théorie ni la méthode, elle les présuppose. Pourtant, après-guerre, c’est bien l’absence de méthode et de théorie qui est relevée, par R. Wellek (dans un article ancien mais toujours fréquemment cité) aux Etats-Unis (1958), par Etiemble (1963) et A. Marino (1988) en France. Cette absence est dénoncée comme une défaillance constitutive de la discipline. À partir des années 1960, la prépondérance du structuralisme renforce ce discrédit. Le dogme de la clôture de l’œuvre, sans doute beaucoup plus impératif dans l’enseignement français qu’ailleurs, a raison de la notion d’ « influence ». Or, comme l’a très bien analysé  Jonathan Culler (1979, 2003), le remplacement de la notion d’ « influence » par celle d’ « intertextualité » a aussi pour conséquence de priver la littérature comparée de ses fondements historiques, de sa légitimité scientifique et de sa prétention à l’objectivité. Ce tournant inaugure le débat interminable de la méthode et de l’objet du comparatisme. La théorie littéraire, sous la forme d’une poétique formelle décontextualisée, n’a jamais fait bon ménage avec le comparatisme, malgré des tentatives isolées, comme celle, par exemple, de Michel Riffaterre (1995).

La fragilisation de la discipline comparatiste consécutive à deux décennies de domination du formalisme et du structuralisme a cependant un avantage, celui de susciter une réflexion collective sur la nature et « les raisons » (pour paraphraser Etiemble) de la comparaison. Ces questions, entre 1985 et 1995, à peu près, sont devenues centrales, pour ne pas dire obsédantes. Or, la réponse à ces difficultés, en Amérique et en France, a été bien différente.

Aux Etats-Unis, on peut distinguer trois aspects de ce qu’il faut bien qualifier une stratégie gagnante. Tout d’abord, le débat sur la nature du comparatisme a été précoce et vif, si l’on en juge les contributions majoritairement fournies à partir des années 1970 et réunies en 2003 par le journal World Literature Today[12]. En témoignent également les comptes rendus successifs des congrès  de l’American Comparative Literature Association (ACLA), en 1965, 1976, et surtout 1995 et 2006[13]. Le bilan tiré par Linda Hutcheon, en 1995, de trois décennies de comparatisme américain, à partir du compte-rendu du congrès de 1993 par Richard Bernheimer (publié en 1995) est éloquent : les avantages, en termes d’élargissement d’audience et de plus-value morale et politique versus les risques de dilution de l’objet, de déperdition de savoir et de compétences que recouvre la transformation de la littérature comparée en études culturelles[14] ont été au cœur du débat. Toutes les positions de la littérature comparée à l’égard de la théorie littéraire on été défendues : la possibilité d’une théorie propre au comparatisme, y compris en ayant recours à la notion d’invariant (Anna Balakian, 1995) ; l’idée que le comparatisme est en lui-même une question théorique (Elizabeth Fox-Genovese 1995); la relativisation de l’importance de la théorie dans les études comparatistes[15] et dans les sciences humaines en général (Richard Rorty 2006); la nécessité d’envisager la discipline sous un angle idéologique, en important des questions nées dans d’autres domaines et champs disciplinaires, comme le féminisme (Margaret Higonnet, 1994, 1995), ou au contraire le risque que cela représente (Jeremy Appiah 1995). Il serait en effet parfaitement caricatural de juger la littérature comparée, aux Etats-Unis, comme un champ homogène, et de croire que la polémique ne concerne que la confrontation intellectuelle avec l’Europe. Les études sur le genre, culturelles et post-coloniales ne se sont pas imposées dans le champ comparatiste américain sans débats ni conflits. Mais ce qui est frappant,  dans cette période, c’est la parfaite indifférence à ces questions[16] manifestée par les comparatistes français (soulignée sans ambiguïté par Yves Chevrel en 1992)[17].

Le deuxième phénomène à signaler est le large accueil fait, par des départements de littérature comparée dans des universités américaines et canadiennes, à des théoriciens de premier plan issus d’Europe, de l’Est comme de l’Ouest. Il n’est pas juste de limiter leur influence, comme le fait  Robert J. Clements, à la première étape « européenne » de la littérature comparée américaine, aux lendemains de la seconde guerre mondiale, car les œuvres majeures de chercheurs comme Lubomir Doležel et Thomas Pavel ont été publiées  dans les trois dernières décennies. Ceux-ci ne sont peut-être pas identifiés spontanément comme comparatistes. Ils ont pourtant bien été recrutés dans des départements de littérature comparée, au sortir, pour le premier, de Tchécoslovaquie, pour le second de Roumanie, et leur œuvre influente et novatrice, sans se réclamer d’un label comparatiste, l’est sans conteste[18]. Comme le rappelle  Yves Chevrel, c’est aussi dans un département de littérature comparée, celui de Toronto, que Paul Ricœur a prononcé les conférences qui ont été à l’origine de Temps et Récit. Les raisons de ces disparités entre la France et les Etats-Unis ou le Canada sont évidemment diverses et ne sont pas toutes de la responsabilité des chercheurs français (comme le peu d’attractivité des conditions matérielles offertes par leurs universités) ! Mais parmi elles, la faible appétence de la plupart des départements comparatistes français pour les questions théoriques[19] (sans même parler des théories féministes et post-coloniales), dans ces années-là et encore aujourd’hui, ne peut être niée[20].

Il serait cependant parfaitement vain d’imaginer combler ce fossé en convertissant de force, si jamais c’était possible, les comparatistes français à la « théorie ». Elle ne recouvre en effet pas, de part et d’autre de l’Atlantique, le même horizon intellectuel. Si le mot de « théorie » a été longtemps, aux Etats-Unis, interchangeable avec celui de Derrida-Foucault, il équivaut aujourd’hui à peu près, dans les départements de « CompLit », à la triade Butler-Saïd-Spivak[21] (Foucault restant encore un peu au box-office), si l’on en croit, du moins, David Damrosh dans le rapport Saussy de 2006. Dans ce même volume, Richard Rorty considère les « théories » comme des modes fugaces, dont la volatilité sert à ranimer l’intérêt moribond pour les « humanités » – ce qui fait écho, dans une version plus radicale, au désenchantement exprimé par Antoine Compagnon en 1998. Significativement, le scepticisme affiché par Compagnon à l’égard de la théorie littéraire aboutit à une attitude qu’il qualifie lui-même de « pondérée ». Aux Etats-Unis, au contraire, il semble que la versatilité des modes théoriques ait été favorisée par le privilège communément donné, par des voix autorisées, à la « surprise » sur la pertinence : Jonathan Culler – qui est pourtant dans le débat interne au comparatisme un défenseur de la tradition[22]– n’affirme-t-il pas: « L’interprétation n’est intéressante qu’à partir du moment où elle est extrême ? ([1992], 1996, p. 102). Le goût pour l’excès induit nécessairement un renouvellement rapide des objets propres à susciter l’émerveillement[23].

Cela ne signifie nullement qu’il serait superflu de lire Butler, Saïd et Spivak (d’autant plus que ces deux derniers traitent précisément du comparatisme), ni même qu’il faille à tout prix chercher à se rendre imperméables aux modes : en France, nous ne l’avons été que trop. Il n’en reste pas moins que l’adoption de telle ou telle autorité ne nous permettra pas de développer la réflexivité critique informée qui nous fait encore défaut, ni de faire l’économie d’une véritable ouverture de notre discipline. Est aussi venu le temps de définir, peut-être de défendre, notre compréhension de la spécificité de l’approche comparatiste.

Cette question elle-même ne va pas de soi. C’est aussi une différence importante de l’approche américaine par rapport à l’approche française que d’avoir saisi très tôt la possibilité d’une dissolution de la discipline : soit par son remplacement pur et simple par les études post-coloniales (c’est ce que recommande Emily Apter, 1995), soit par élargissement aux études culturelles (c’est ce que redoute Jonathan Culler, 1995). En 2006, Haun Saussy ouvre son rapport en constatant que le comparatisme a gagné la bataille (l’ensemble de la culture, tous les départements universitaires, selon lui, sont désormais acquis au multiculturalisme) mais n’a toujours pas conquis la reconnaissance institutionnelle espérée. Si la littérature comparée, en France, n’est pas menacée de disparaître au sein des études post-coloniales, l’ouverture pluridisciplinaire qu’affichent certains départements, pourrait lui faire concurrence : à quoi bon comparer – arguent les éternels opposants au comparatisme – deux objets qui ne diffèrent que par la langue et la culture qui les a produits, alors qu’il est tout aussi intéressant, si ce n’est davantage, d’aborder le même objet à travers une approche littéraire, philosophique, historique, sociologique, anthropologique, psychanalytique… Il en est de même pour l’intermédialité : la comparaison d’œuvres appartenant à des médias différents s’est tellement développée, depuis deux décennies, que des voix s’élèvent périodiquement, non sans argument, il est vrai, pour supprimer le mot de « littérature » de la « littérature comparée » – tant l’étude de films, de bandes dessinées, voire de jeux vidéos est devenue courante dans notre discipline. En outre, l’existence de départements « d’études théâtrales », « d’études cinématographiques », brouille encore les frontières disciplinaires. On y étudie des objets d’origines diverses, en traduction, et la démarche ne s’écarte alors du comparatisme qu’en ce que l’appréciation de l’altérité culturelle n’est pas la visée principale :  celle-ci n’est pas non plus obligatoirement exclue du champs de recherche de ces collègues[24]. Mais la plupart du temps, le caractère pluriculturel du domaine de recherches est considéré comme allant de soi, ce qui est sans aucun doute conforme à l’air du temps sous le signe du « global ». En intitulant leurs deux bilans successifs de 1995 et de 2006 « Comparative Literature in an Age of Pluriculturalism » et « Comparative Literature in an Age of Globalization », les comparatistes américains ont bel et bien mis en évidence l’évolution de la situation paradoxale qui conditionne leur statut : tout d’abord, à la fin du millénaire, tous les objets se sont pluralisés, à la fois par la diversité des approches par lesquelles on les aborde et parce qu’ils sont multiples et multiculturels ; dix ans après, l’objet a disparu, car on est passé de la perception d’une pluralité de cultures (« Pluriculturalism ») à celle d’une fusion des cultures (« Globalization »).   

 On peut prendre acte de cette dissolution de notre objet ainsi que de celle des frontières des disciplines, des pays et des cultures. Mais on peut aussi considérer que cet effacement est un leurre, et ce à de multiples égards. À propos de la forme culturelle la plus globalisée, apparemment la plus uniforme au niveau mondial, le jeu vidéo, Olivier Caïra a su déceler des formes et des conceptions différentes du jeu, selon qu’il a été conçu en Allemagne, en France, aux Etats-Unis ou au Japon (2010). L’étude collective que j’ai menée avec Anne Duprat sur la notion de fiction a montré que les conceptions qu’on pouvait en avoir, au seizième et au dix-septième siècle, dans des aires culturelles très éloignées, n’étaient pas aussi différentes qu’on aurait pu le croire, et qu’aujourd’hui, elles étaient loin d’être aussi homogènes que l’on aurait pu s’y attendre (2010). Il n’est même pas besoin de mentionner les « replis identitaires » que l’on invoque à tout propos pour décrire la situation du monde actuel pour affirmer que le discours de la globalisation masque trompeusement les écarts – culturels, sociaux, linguistiques. Ceux-ci ne s’aperçoivent que par un travail et une éducation du regard. Là est la tâche et devrait être l’engagement du comparatiste. Elle est d’autant plus nécessaire que s’impose l’illusion de l’indifférenciation globalisée. 

Il n’y a donc aucune raison pour que l’intermédialité et la pluridisciplinarité fassent disparaître le comparatisme. Les meilleurs travaux dans ce domaine, d’ailleurs, sont sérieusement informés dans le domaine de la philosophie, du droit, de l’histoire des sciences, ou même de la médecine[25] et abordent aussi bien des textes que des images ou des représentations théâtrales, en plusieurs langues. Ces travaux ne se contentent pas de « connecter »[26] des objets divers, ce qui est d’ailleurs déjà productif en soi. Ils mettent en œuvre une perspective spécifiquement comparatiste que je vais maintenant essayer de préciser.

 

 

II- Pourquoi comparer ?

           

II-1  Le comparatisme est-il une éthique ?

 

Notre façon de penser, de faire de la recherche, d’enseigner, engage notre façon d’être au monde. Elle nous engage.

            Ce constat ne vaut certainement pas pour la seule littérature comparée[27]. Mais on soutiendra ici l’idée selon laquelle l’exercice, ou la pratique comparatiste, engagent le chercheur d’une façon particulière, ne serait-ce que parce qu’il traite le plus souvent de la différence culturelle devant un public pluriculturel. La prise en considération de cette dimension, y compris dans ses implications morales et politiques, ne va pas de soi en France, où le style et l’éthos académiques, attachés à un idéal de neutralité, incitent à écarter ou à minorer ces questions. On peut même penser que la disparité des points de vues sur le comparatisme aux Etats-Unis et en France tient beaucoup à la focalisation, plus ou moins précise et exclusive sur la valeur, du point de vue axiologique, de la discipline.

Il est difficile en effet d’esquiver cette question dans la mesure où elle est consubstantielle à l’histoire de la discipline. Les arguments politiques et moraux interviennent dans le débat sur la littérature comparée depuis son origine.  Actuellement, on peut distinguer deux polarités contraires : d’une part, en effet, les considérations iréniques ne manquent pas. Elles sont omniprésentes pour justifier toutes les orientations de la littérature comparée depuis une vingtaine d’années, en faveur des minorités, du genre, des cultures des anciens pays colonisés, du monde, en termes d’ouverture à autrui, d’humanisme, de rééquilibrage des intérêts et des hiérarchies culturelles. De l’autre, une version dysphorique de la tentative de comprendre l’altérité, dans le sillage de W. Benjamin, de C. Lévi-Strauss, d’E. Saïd, s’exprime. Du « cannibalisme » supposé de la traduction (Rainer Guldin, 2008) au soupçon généralisé de la comparaison comme outil de domination et de réduction de la différence, reposant sur la conviction de l’incommensurabilité des cultures (Eugene Eoyang, 1993), la toxicité intrinsèque du comparatisme est  fréquemment dénoncée.

Ces deux modes de rapport à l’altérité s’enracinent dans un débat bien antérieur à l’invention de la littérature comparée comme discipline. 

Zhang Longxi, au début de son intéressant ouvrage sur l’allégorie en Orient et en Occident (2005) rappelle l’opposition entre les Jésuites qui ne doutaient pas de la possibilité de traduire les termes du confucianisme dans les mots en latin de la religion chrétienne (comme Matteo Ricci[28], 1579-1610) et ceux qui ne voyaient dans les Chinois convertis que des singes incapables de comprendre les principes du christianisme. Selon Zhang, c’est l’attitude des premiers qui a popularisé l’idée répandue au siècle des Lumières, d’une religion naturelle chinoise surpassant en sagesse le christianisme. Même si la curiosité de Ricci est inséparable de son zèle missionnaire, Zhang estime qu’elle est préférable à un relativisme campant sur son ignorance et la certitude de l’incommunicabilité des cultures. Il ne s’agit pas, pour le comparatisme contemporain, d’imiter l’aveuglement intéressé des allégoristes de tous les temps, avides de traduire dans leurs propres termes et leur propre religion, de « cannibaliser » les œuvres du passé et d’ailleurs – il ne peut donc se satisfaire d’une « herméneutique de la révélation », pour reprendre le mot de Paul Ricœur (1965, p. 42, sq). Mais il ne peut non plus s’en tenir à une « herméneutique du soupçon » qui invalide toute tentative de jeter des ponts et interdit de voir dans la traduction le moyen par lequel les hommes « séparés par toute la surface du globe, peuvent entrer en contact » (Schleiermacher, [1813], 2000, p. 31).   

On ne peut donc qu’associer le doute et l’optimisme épistémologique, moins dans une synthèse illusoire que dans un équilibre instable qui maintiendrait l’inquiétude et provoquerait la réflexivité critique active indispensable au comparatisme. Paul Ricœur estime que la tension entre « l’herméneutique du soupçon » et « l’herméneutique de la révélation » est inhérente à l’interprétation. Il défend un compromis antagonique qui convient à la position du comparatiste. Il est en effet nécessaire de tarauder la bonne conscience qui s’exprime parfois sans retenue dans les écrits comparatistes. Les études de genre et post-coloniales ont donné pour ce faire de bons arguments, mais pour s’arroger elles-mêmes le privilège de la position juste. D’autre part, il est intenable de nier la possibilité et de fustiger le désir  d’« avoir accès à toutes les sociétés humaines, sans exception » dont Marcel Détienne fait la visée essentielle du comparatisme (2002 :68).

La question axiologique est donc inséparable d’enjeux épistémologiques. Il convient de les détailler, afin de mieux cerner le contenu de ce qu’est, ou pourrait être, un engagement comparatiste.

 

II-2 Le comparatisme comme interprétation

Si la réflexion herméneutique, de Schleiermacher à Paul Ricœur, nous concerne au plus près, c’est bien parce que la littérature comparée est par excellence une discipline interprétative. On objectera que ce trait est partagé par n’importe quel discours, ou méthode, ayant pour but la compréhension d’un phénomène. Mais on admettra aussi que la démarche d’un étudiant qui s’apprête à rédiger une thèse sur La Fontaine n’est pas tout à fait la même que celle de celui qui projette une étude, par exemple, sur le rapport entre fiction et scepticisme à partir de la Renaissance[29]. Dans le premier cas, et quelque soit le raffinement des perspectives adoptées pour aborder l’œuvre de La Fontaine, l’étudiant ou le chercheur ont affaire à un objet déjà construit. Il n’est en revanche pas de recherche comparatiste qui ne procède à la construction d’un objet original, qui n’exige un effort définitionnel et terminologique préalable ; il va falloir en outre tailler ce « pluri-objet » de façon assez large, dans le temps et dans l’espace. On peut évidemment ciseler des objets d’étude plus modestes: l’art des parallèles – Proust et Joyce, Proust et Svevo, Svevo et Joyce, etc – est passé de mode, mais même ces sujets limités requerraient une décision interprétative préalable, dans laquelle se joue une part d’arbitraire, de risque, ainsi, sans doute et à des degrés divers, de jeu et de subjectivité. Il est en tout cas essentiel d’assumer l’injonction de Marcel Détienne, qui est de « construire des comparables » (2000) : l’objet comparatiste est nécessairement construit. Il faut avoir pleinement conscience de ce qu’implique ce geste créateur initial, que Détienne souhaitait d’ailleurs audacieux, en recommandant de sélectionner les objets les plus distants possibles dans le temps et dans l’espace.

Sans doute est-ce là la première raison pour laquelle « l’herméneutique du soupçon » a merveilleusement prise sur les recherches comparatistes : qu’est-ce qui a mu le chercheur en faveur de tel choix, de tel découpage, de tel assemblage ?

L’interprétation n’intervient pas seulement dans la construction de l’objet, mais dans l’élaboration de la comparaison – c’est-à-dire la production d’hypothèses explicatives permettant de rendre compte de façon plausible des traits récurrents et singuliers que la connexion fait apparaitre. L’interprétation comparatiste consiste en effet en trois opérations conceptuelles que l’on peut décrire de façon suivante : elle procède par la définition d’un objet conceptuel 1° de façon extensionnelle (il consiste en un ensemble de x artefacts), 2° de façon intensionnelle (il est déterminé par un ensemble des prédicats, caractères communs et traits différentiels, qui s’appliquent à cette classe de x), 3° par l’explication de la distribution de ces prédicats.

Si cette décomposition des phases de l’interprétation dans une démarche comparatiste a quelque plausibilité, cette démarche constitue un cercle herméneutique à deux niveaux. En effet, la définition de l’objet en extension présuppose celle en intension, et inversement : c’est déjà parce que je sais, par exemple, ce que c’est qu’une fiction sceptique, ou un texte intitulé « promenade »[30] (2) que je peux sélectionner un certain nombre de textes (1) qui relèvent de cette définition, élaborée à partir des traits récurrents et différentiels que j’ai analysés dans cet ensemble (2). Je produis enfin des hypothèses (3) pour expliquer un état de choses que j’ai moi-même créé (1).

Sans doute cette circularité inhérente à la discipline (en raison de la construction préalable de l’ensemble x, autrement dit du « corpus ») contribue-t-elle à la fragiliser. L’histoire de l’herméneutique du vingtième siècle nous a cependant appris à prendre appui sur le cercle herméneutique plutôt que de prétendre en sortir. C’est sans aucun doute par un va-et-vient répété entre les différents niveaux (comme le recommande d’ailleurs Schleiermacher à propos du cercle herméneutique ([1809-1810], 1987, p. 77-78 ; [1829], 1987, p. 173-181) que l’on peut finalement élaborer une interprétation plausible. On peut aussi remarquer que la sélection d’un assez grand nombre d’artefacts et la réalisation d’assemblages un peu hétéroclites –ce qui revient à « comparer l’incomparable » pour prendre au mot la boutade de Détienne – a le mérite d’introduire dans la démarche une forme de sérendipité permettant d’éviter que l’on ne cherche ce que l’on a déjà trouvé. 

La seconde phase de l’interprétation ne requiert absolument pas que l’on dresse un fastidieux catalogue des ressemblances et des différences entre plusieurs x, mais que la confrontation, le frottement des artefacts les uns avec les autres mette en évidence des récurrences (que ce soient des topoï[31], des invariants, des traits communs relatifs à un genre, à la sphère d’influence d’une tradition artistique, à une culture) et fasse surgir des singularités intrigantes, des émergences : tel texte anglais, au dix-huitième siècle, par exemple, est le premier où il est question d’un homme qui se promène sans but, pour le plaisir (y a-t-il un rapport, et lequel, entre le fait d’être anglais au dix-huitième siècle et la conception du loisir urbain comme promenade ?). Le troisième niveau de l’interprétation vise à rendre compte des régularités et des ruptures qui agitent le microcosme expérimental ainsi réalisé.

Conformément à la tradition herméneutique, l’interprétation en appelle au contexte, mais il est à remarquer que le fait même de comparer engage à problématiser cette ressource  traditionnelle (de nouveau en faveur depuis le reflux du structuralisme) de l’analyse littéraire. En effet, pour rendre compte de la répétition, de la variation, de l’émergence, de l’hapax, l’analyse ne peut s’en tenir à des liens de causalité unidirectionnels. Admettra-t-on l’existence d’invariants – anthropologiques, cognitifs – et quel est leur statut ? Les comparatistes doivent en tout cas, me semble-t-il, se tourner vers des théories qui permettent d’articuler des causalités complexes à l’instar du polysystème d’Even-Zohar (1979, 1990, 1997, 2005). Plus récemment, les théories de la complexité ont connu sur le modèle cybernétique et biologique un développement dans les sciences humaines qui pourrait servir à penser le rapport spécifique du comparatisme à son pluri-objet[32].

 La comparaison, dont Etiemble et Marino souhaitaient débarrasser la discipline, est en tout cas un outil heuristique constitutif de la littérature comparée entendue comme pratique herméneutique.        

 

II-3 La comparaison comme outil heuristique

            La comparaison entre le (supposé) connu et l’inconnu, c’est-à-dire, le plus souvent, entre des œuvres européennes et extra-européennes, a été beaucoup décriée, comme un instrument de méconnaissance plutôt que de connaissance. Il est vrai que lorsqu’on lit sur le quatrième de couverture de la traduction française, par André Lévy, d’une pièce de Tang Xianzu, que celui-ci est une sorte de Shakespeare, ou de Calderón de la Barca chinois et que L’Oreiller magique (vers 1600) « inverse le propos » de la Vida es Sueño, on n’apprend rien sur Tang Xianzu. Mais par cet argument accrocheur et simplificateur (qui a sans doute comme arrière-plan une réflexion comparatiste assez sophistiquée, puisqu’il est question d’un rapport « inversé » entre la pièce espagnole et la pièce chinoise), le grand sinologue a su frayer un chemin jusqu’à moi et éveiller mon intérêt : me donner accès. Après cette découverte, la lecture en traduction de nombreux contes chinois, indiens et arabes sur le même thème m’a révélé que la situation fictionnelle de la vie rêvée confondue avec la vie réelle était très répandue sur au moins trois continents entre le 7e et le 13e siècle. La pièce de Calderón m’est alors apparue comme une variante tardive, qui plus est porteuse d’une vision du monde singulièrement irrationnelle par rapport aux contes plus anciens. Comme la confusion du rêve et de la réalité constitue en Europe un trait distinctif de ce que l’on appelle « le baroque » et que les thèmes du théâtre du monde et de la vie comme songe fournissent de nombreux programmes scolaires réunissant des œuvres exclusivement européennes, j’ai pu faire l’expérience d’une déstabilisation du canon et de catégories couramment répandues, toujours grâce au raccourci comparatiste un peu désinvolte d’André Lévy.

Ainsi, la mise en relation du connu et de l’inconnu ne rend pas seulement possible la découverte en traçant des voies d’accès ; elle change notre regard sur ce que nous croyions connu. Des temporalités nouvelles bouleversent nos repères et notre histoire littéraire. Ce que nous croyions unique ne l’est plus, ce qui était nouveau, dans une certaine coupe temporelle et géographique, ne l’est plus que relativement ; le début de quelque chose nous apparaît soudain comme une fin. Ce qui était familier jusqu’à l’écœurement retrouve des couleurs.

L’opération de défamiliarisation[33] est une conversion du regard qui nécessite un travail. Schleiermacher recommandait de faire comme si l’on ne comprenait pas, précisément lorsqu’on a l’impression de comprendre (1809-1810, 1987, p.73). Il estimait en outre que la « mécompréhension » est générale et la compréhension immédiate une illusion, même s’il ne doutait pas, en définitive, qu’un travail adéquat[34] permet de dissiper celle-ci. La démarche comparatiste contrarie la tendance cognitive naturelle qui est de ramener l’inconnu au connu.

Les deux opérations d’exploration et de défamiliarisation sont complémentaires. Elles définissent à mes yeux la visée du comparatisme aujourd’hui, en ce qu’elles nous ouvre de nouveaux espaces de savoir, dans l’espace et dans le temps.

Les comparatistes français hésitent à embrasser le monde. Les immenses perspectives brossées par Etiemble font sourire ; il a eu peu d’émules (alors qu’il y a un centre de littérature comparée à Pékin[35] qui porte son nom). Il recommandait sérieusement aux comparatistes de maîtriser une douzaine de langues ! Un tel programme nous paraît irréalisable, mais ne pourrait-on pas inciter les étudiants et les comparatistes de demain à posséder, outre trois ou quatre langues européennes, au moins une langue non européenne ? Bien des professeurs seraient surpris d’apprendre que leurs étudiants débordés et fatigués, à la concentration flottante, suivent avec assiduité et succès des cours de japonais pour avoir accès aux mangas et aux anime qui font leur délices. La recomposition actuelle de la culture ludique, filmique mais aussi littéraire (bien des amateurs de mangas sont férus d’Haruki Murakami) a créé des gisements de curiosité et de disponibilité qu’il serait avisé d’exploiter. Aussi, je proposerais volontiers une « affirmative action » en faveur de l’espace culturel non européen et non américain (car l’anglais et l’espagnol sont facilement accessibles) dans les départements de littérature comparée français. Le prisme des études post-coloniales qui donne efficacement accès à une partie de la littérature et surtout à la pensée sur la littérature d’une grande partie du monde, n’est pas suffisant. Outre qu’elle ne concerne pas toutes les aires du monde (elle suscite à ma connaissance peu d’intérêt en Chine et au Japon), elle favorise beaucoup le présentisme contemporain. Certes, de nombreux travaux sur le moyen âge se revendiquant des études post-coloniales sont récemment parus aux Etats-Unis[36]. L’étude des périodes anciennes (c’est-à-dire antérieures au dix-neuvième siècle) n’en est pas moins très minoritaire au sein du comparatisme mondial même si elle est mieux représentée aux Etats-Unis[37] et en France[38] qu’ailleurs.

L’ouverture la plus large possible aux mondes lointains doit donc aussi s’effectuer à l’égard du passé : l’étude des siècles anciens dans une perspective comparatiste n’est d’ailleurs nullement exclusive de celle d’aires culturelles et linguistiques extra-européennes[39]. Mais l’association du comparatisme à la distance temporelle est un outil de défamiliarisation si puissant que la restriction aux frontières de l’Europe n’empêche pas de construire des objets d’une grande originalité. Malgré plusieurs travaux récents[40], la mise en évidence du caractère pluriculturel – à travers la présence juive et arabe – de l’Europe médiévale et renaissante n’est pas encore suffisante. Enfin, comme les œuvres du passé qui émergent encore de l’oubli (comme celles de Cervantes ou de Shakespeare) sont souvent transformées en monuments, il est encore plus urgent de les « déconstruire », si l’on veut absolument utiliser la vulgate derridienne, ou plutôt de les reconstruire en « comparables ».

J’ai privilégié la défamiliarisation par rapport aux deux autres façons de concevoir et de pratiquer le comparatisme : l’exhumation et l’actualisation. La première, illustrée par l’illustre philologue et helléniste Jean Bollack, consiste à restituer les œuvres dans leur contexte précis et à dégager leur signification originelle en écartant toutes les couches interprétatives qui se sont déposées sur elles au cours du temps. Cette méthode se rattache aux études de réception. Par « l’actualisation », au contraire, le chercheur lit les textes anciens à travers ses propres intérêts et à la lumière de problématiques contemporaines. La défamiliarisation me paraît une voix moyenne, proprement herméneutique, par laquelle est prise en considération la situation historique du chercheur mais où l’ambition est moins de restituer le sens originel et ultime d’une œuvre que de la faire voir autrement, grâce au décentrement de la perspective opéré par sa mise en relation avec d’autres œuvres et d’autres cultures. L’objectif de cette opération est la production de connaissance et non la modernisation comme une fin en soi.

La défamiliarisation méthodique concerne aussi au premier chef les théories et les outils critiques.

 

III Pour une métathéorie 

La question du rapport de la théorie au comparatisme a été beaucoup débattue dans les années 1980-1990, suscitant, comme je l’ai dit précédemment, une grande diversité de réponses. Aucune tentative pour fonder une théorie propre au comparatisme ne s’est imposée.

La position la plus forte (à ma connaissance) en faveur d’une théorie et d’une méthode comparatistes autonomes a été formulée par Adrian Marino, dans un contexte très différent de celui d’aujourd’hui (1988). En effet, Marino, dans le sillage d’Etiemble, en appelle à une poétique, une esthétique comparées, contre un comparatisme positiviste et historiciste qui n’est qu’une branche de l’histoire littéraire – situation qui n’est plus celle qui domine aujourd’hui[41]. Quelques propositions formulées par Adrian Marino, cependant, pourraient être reprises. Il rattache par exemple le comparatisme à l’herméneutique, lien que j’ai essayé d’esquisser[42]. Mais les présupposés revendiqués qui conditionnent à ses yeux cette herméneutique comparatiste diffèrent de ce qui est proposé ici. Tout d’abord, le concept même de « littérature » qui la fonde, est de façon indépassable, historique. Ensuite, même s’il est difficile de nier leur existence[43], les invariants constituent le fondement et la visée de la théorie de Marino, puisqu’il s’agit surtout de les identifier et de les formaliser[44]. Or, c’est plutôt l’émergence de la singularité, l’étrangéisation des artefacts culturels, l’interprétation des différences qui me semble faire l’intérêt de la démarche comparatiste[45]. Enfin, le caractère totalisant du système que le disciple d’Etiemble appelle de ses vœux, qui correspond sans aucun doute au style de son époque, le rend aujourd’hui peu crédible. Pour Marino, une théorie aussi générale se doit d’être hégémonique ; elle doit se substituer au « Methodenpluralismus » (p. 137), comme au caméléonisme, Marino s’agaçant de voir les comparatistes de son temps ayant rompu avec l’historicisme se teinter de sémiologie et de structuralisme.

C’est pourtant le pluralisme théorique que je défendrai ici. D’un point de vue pragmatique, tout d’abord, il paraît évident qu’au sein de ce qu’on appelle la littérature comparée, une multitude d’approches coexistent; il s’agirait même de renforcer cette diversité, afin de diminuer la domination autoritaire, de telle mode ou de telle école, et pour qu’il ne soit pas obligatoire d’aborder, par exemple, tous les sujets à travers le filtre des études post-coloniales pour avoir droit de cité dans la communauté mondiale des comparatistes. En outre, il me semble aller de soi que, selon les objets, ce sont les derniers apports de la narratologie, ou de la logique des mondes possibles, ou de la philosophie morale, ou whataver works, qui seront les plus adéquats et les plus pertinents. Il n’y a aucune raison pour que les comparatistes se tiennent à l’écart des acquis les plus récents de la recherche dans tel ou tel domaine. D’un point de vue épistémologique, il me semble que les combinaisons de théories (le « bricolage »[46]), ou les théories qui favorisent une approche de la complexité sont mieux adaptées au « pluri-objet », en d’autres termes aux objets connectés ou mis en réseau de la littérature comparée.

Le comparatisme ne réside pas dans une théorie particulière, mais dans la démarche herméneutique qui subsume les outils théoriques. Le comparatisme comme herméneutique de la défamiliarisation opère comme une métathéorie.

En effet l’effet déstabilisateur que j’ai choisi de mettre au centre de la démarche comparatiste affecte les théories envisagées comme des outils ; elle les met efficacement à l’épreuve. Les concepts de narrateur, fiables ou non, de fiction, de personnage, par exemple, qui ont été créés pour la plupart à partir de romans anglais ou en français, majoritairement du dix-neuvième et du vingtième siècles, sont-ils pertinents pour des objets intentionnels[47] conçus dans des mondes lointains, dans le temps comme dans l’espace, où prévalaient d’autres cadres de référence[48] ? Le comparatisme peut alors intervenir comme outil de validation d’une théorie.

 Une étude, au niveau mondial, dans une perspective comparative et diachronique, sur chacune de ces catégories critiques mériterait d’être tentée[49]. La question de la traduction des concepts pourrait alors être posée dans le cadre de cette métathéorie, et effectué le recensement des concepts intraduisibles – s’il y en a.

 

Ma proposition est donc celle d’une ouverture maximale de la littérature comparée, tant au niveau des objets que des méthodes, couvrant la plus large surface géographique et temporelle possible. Cela suppose d’augmenter de façon décisive la visibilité des études portant sur le domaine extra-européen et les périodes antérieures à ce siècle et au précédent, de les encourager.

Envisager le comparatisme en relation avec l’herméneutique (en particulier dans la lignée rationaliste de Schleiermacher et de Szondi et l’ambition conciliatrice de Ricœur) implique de mettre la réflexivité au centre. Celle-ci suppose tout d’abord, en France, plus d’intérêt pour les débats qui se déroulent à l’étranger et alimentent la pensée sur la discipline ; l’enseignement comparatiste pourrait davantage en rendre compte. Il pourrait en outre être éclairant de s’informer des débats sur le comparatisme qui concernent d’autres disciplines. Il s’agit ensuite de mettre au cœur de la démarche la conscience de la nature du pluri-objet comparatiste, lui même construit par un geste interprétatif, ainsi que celle de l’historicité et de l’identité culturelle de l’interprétant. Le comparatisme occupe un lieu fondamentalement instable, en raison de la nature agonistique du champ disciplinaire et surtout de la tension entre le scepticisme induit par l’expérience de la (sa propre) relativité culturelle et l’optimisme épistémologique qui sous-tend le désir de connaissance de l’autre et de l’ailleurs. Exploration et défamiliarisation (des objets et des théories) sont les deux aspects complémentaires de la visée que permet cette position qu’il faut souhaiter inconfortable. C’est de cette place mal délimitée, donc toujours plus ou moins menacée, que peuvent être minées les histoires nationales incrustées et les concepts impensés ; que l’on peut faire émerger des singularités dans l’uniformité prétendue de notre monde globalisé ou du désert du passé oublié.

 

 

 

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Zhang Longxi : « Penser d’un dehors : Notes on the ACLA Report », in Bernheimer, 1995, p. 230-236.

Allegorisis : Reading Canonical Literature East and West, Ithaca and London, Cornell University Press, 2005

 

 



[1]Je remercie les membres du CERC et du CLAM-Cérilac (Paris 3 et Paris 7, Université Paris Cité Sorbonne) pour leur lecture, leurs réactions et leurs conseils, qui m’ont permis d’enrichir mon texte. 

[2]Les titres des travaux suivants sont éloquents. René Wellek : « The Crisis of Comparative literature » (1958) ; Etiemble : Comparaison n’est pas raison. La crise de la littérature comparée (1963) ; Ulrich Weissten ; « D’où venons-nous, qui sommes-nous ? Où allons nous ? The Permanent Crisis of Comparative Literature » (1984).

[3] L’argument de Damrosh est que l’ambition de la littérature comparée actuelle, qui est d’embrasser les productions culturelles à l’échelle planétaire, ne fait que rejoindre celle de certains fondateurs de la discipline, comme Hugo Meltzl de Lomnitz (1848-1906) et Hutcheson Macaulay Posnett (1882–1901).

[4] Voir à ce propos Hugo Dyserinck, 1991.

[5] « World Literature ? Many people have read more and better than I have, of course, but still we are talking of hundreds of languages and literatures here. Reading « more » seems hardly to be the solution. » 2004, 149.

[6] Au sens couramment associé à celui de « storytelling ». 

[7] Ce n’est pas mon objet de débattre de l’origine et de l’histoire du mot et du concept, qui ont fait couler beaucoup d’encre comparatiste. Rappelons seulement que si Goethe est l’inventeur (et si, par conséquent, les allemands sont depuis longtemps familiers avec l’idée de « littérature-monde »), les comparatistes américains militent pour une perspective ouverte à la littérature universelle bien avant la seconde guerre mondiale, comme en témoigne le journal World Literature Today, fondé en 1927. En France, c’est Etiemble, dans les années 1960, qui recommande une ouverture maximale de la discipline à  toutes les littératures étrangères. Mais est-il entendu ?

[8] Dès sa création, en 1959, une épreuve de l’agrégation de lettres modernes a porté sur « un programme d’auteurs français et étrangers propres à l’agrégation de lettres modernes ». L’écrit comportant deux dissertations, celle qui porte sur ce programme est appelée simplement « seconde composition française ». La Société française de littérature générale et comparée a essayé de faire modifier cet intitulé à partir de 1970, mais n’a obtenu gain de cause qu’en 1986. Depuis lors, la seconde dissertation porte sur « un programme de littérature générale et comparée propre à l’agrégation de lettres modernes ». Je dois ces renseignements à Yves Chevrel, que je remercie chaleureusement.

[9] Pour ce citer que les manuels publiés dans cette période, on peut mentionner ceux de Claude Pichois et André-Michel Rousseau, Littérature générale et comparée (1967) ; Simon Jeune (Littérature générale et comparée. Essai d’orientation (1968) ; Pierre Brunel; Claude Pichois, André M. Rousseau, Qu’est-ce que la littérature comparée (1983) ; Pierre Brunel et Yves Chevrel éds, Précis de littérature comparée (1989).

[10] Un débat sur les aspects institutionnels du comparatisme a également lieu aux Etats-Unis, dans les années 1990. Voir  Lionel  Gossmann et Mihail I. Spariosu (1994).

[11] Selon un rapport de l’OCDE, la proportion de population étrangère (née à l’étranger) aux Etats-Unis, était en 2000 de 11, 1% aux Etats-Unis et de 6,3% en France.

[12] Dans la première partie introductive, consacrée à des questions théoriques concernant la littérature comparée, il n’y aucune contribution émanant de comparatistes français. Ce sont plutôt des écrivains (comme Michel Butor) qui font entendre leur point de vue.

[13] On peut aussi remarquer que ces bilans de l’ACLA sont organisés autour de questions qui fâchent et sélectionnent des articles polémiques, alors que les publications françaises qui leur ressemblent (comme Le livre blanc de la littérature comparée en France, réalisé en 2007 par Anne Tomiche) choisissent plutôt de présenter un état des lieux neutre et équilibré. Le choix français favorise le consensus et préserve l’harmonie d’une communauté, mais y perd du point de vue de l’intérêt.

[14] Cette position est défendue par Jonathan Culler, Peter Brooks, Michel Riffaterre (1995). 

[15] Voir aussi par exemple, à ce propos, Haskell M. Block, « The Use and Abuse of Literary Theory », 1985.

[16] De façon significative, dans le volume 3 des actes du XIe congrès de l’AILC qui s’est tenu à Paris en 1985, intitulé de façon optimiste et volontariste Toward a Theory of Comparative Literature (publié en 1990 sous la direction de Mario Valdès), il n’y a aucune contribution française. Fridrun Rinner, chercheuse autrichienne enseignant en France, signe cependant un article intitulé: « Y a-t-il une théorie propre à la littérature comparée ? »

[17]Cette indifférence n’est pas partagée dans toute l’Europe, comme en témoigne, par exemple, l’article du hongrois Lajos Nyirö: « Problèmes de littérature comparée et théorie de la littérature » (1964).

[18] On peut relever que chaque chapitre d’Heterocosmica (1999) de L. Doležel, se termine par la mise en parallèle de trois œuvres différentes, qui permettent d’illustrer les propositions théoriques qui viennent d’être énoncées.

[19] Les travaux de J. Bessière, D. Coste, de F. Rinner, notamment, ont cependant une ambition et une portée théorique indéniables. La mythocritique de P. Brunel a eu une grande diffusion, y compris en dehors des frontières françaises. Il faut aussi signaler l’imagologie de D.-H. Pageaux, qui rejoint facilement le champ des études post-coloniales.

[20]L’ouvrage récent de S. Hubier, F. Toudoire-Surlapierre et A. Domíngues Leiva (2012) exprime cependant l’appel à un renouvellement théorique et méthodologique du comparatisme français. Les auteurs privilégient dans cette optique les études culturelles sur le modèle anglo-saxon (A. Domíngues Leiva) et une approche anthropologique et évolutionniste de la fiction (A. Domíngues Leiva). F. Toudoire-Surlapierre propose quant à elle dans cet ouvrage une réflexion sur l’analogie.

[21] Il y a évidemment plus de cohérence dans cette évolution que ne veulent bien le dire Damrosh et Rorty : G. Spivak a commencé sa carrière par une traduction en anglais de La Grammatologie (1976).

[22] Voir en particulier « Comparative Literature at last ! » Bernheimer, 1995, p. 122-133, repris dans Saussy, 2006, 237-248. Dans cet article, considéré comme influent, Jonathan Culler s’oppose à la transformation de la littérature comparée en études culturelles, qui risquerait de dissoudre les contours de la discipline. Il conseille de laisser les études culturelles aux départements centrées sur une seule aire linguistique.

[23] Umberto Eco parle à juste titre, à ce propos, d’un  “excès d’étonnement”, 1996, p. 46 (« excess of wonder ». 1992, p. 50). 

[24]En témoigne par exemple, un article de Catherine Balaudé (1999).

[25] Je pense à des travaux de jeunes chercheurs qui allient comparatisme et interdisciplinarité tels ceux d’Ariane Bayle (littérature et médecine, 2010), de Frédérique Aït-Touati (littérature et histoire des sciences 2011), Adrien Walfard (théâtre, droit, logique et philosophie morale, 2012).

[26] J’emprunte cette expression à Reingard Nethersole, 1991.

[27] A. Compagnon affirme par exemple que la critique littéraire, à ses yeux, est une épistémologie et une déontologie (www.vox-poetica.org/entretiens/intCompagnon.html)

[28] Voir aussi, sur cette figure importante, Michel Masson, 2010.

[29] Par Nicolas Corréard, sous le titre « Rire et douter : lucianisme, scepticisme(s) et pré-histoire du roman européen (XVe-XVIIIe siècle)  », thèse soutenue le 6 décembre 2008.

[30] Je fais ici allusion, respectivement, aux travaux de doctorat de Nicolas Corréard, déjà cité, et d’Elise Revon-Rivière (en cours).

[31] L’orientation comparatiste récente de la société d’études de la topique romanesque, en s’ouvrant aux littératures écrites dans une autre langue que le français (depuis 2004 sous l’impulsion de Jean-Pierre Dubost) est très pertinente : le repérage des situations narratives récurrentes dans des œuvres différentes est en effet un exercice comparatiste.

[32] Pour un survol pluridisciplinaire de la question, voir le colloque de Cerisy (2005) « Intelligence de la complexité », publié en 2007 (J.-L. Lemoigne et E. Morin).

[33] La défamiliarisation a d’abord été théorisée par les formalistes russes, en particulier Victor Chklovski (L’art comme technique, 1917) ; elle est assimilée à la fonction de l’art. Le terme est couramment employé dans ce sens.

[34] C’est ce qu’il appelle l’herméneutique technique.

[35] Fondé par Meng Hua en 1995. Merci à Muriel Détrie de m’avoir fourni cette information. À propos de l’influence de la pensée d’Etiemble sur le comparatisme en Chine, voir Meng Hua, 2002.

[36] Simon Guant, en 2009, ne recense pas moins de 9 ouvrages récents sur le sujet.

[37] Voir à ce propos le bilan de la présence du moyen âge parmi les études comparatistes, tiré par Caroline D. Ekhardt, 2006.

[38] Je mène actuellement une enquête à ce sujet. J’ignore pour le moment quelle est la situation du comparatisme sur les périodes anciennes (LCPA) dans les autres pays européens; dans le reste du monde (non occidental) il semble, d’après les quelques éléments dont je dispose, quasiment inexistant.  

[39] À ma connaissance, il n’est représenté en France que par le seul Philippe Postel, qui étudie le roman en Angleterre, en France et en Chine au XVIIIe siècle.

[40] Pour la France, voir notamment les travaux d’Anne Duprat et d’Emilie Picherot (2011).

[41]Je n’entends pas ici disqualifier l’étude des relations factuelles entre les littératures, pourvu que ce travail soit couplé à une démarche interprétative.

[42] 1988, p. 152, sq. Pour une proposition plus récente allant également dans ce sens, voir R. Nethersole, 2004-2007.

[43] Après tout, le succès planétaire des films d’Hollywood est largement fondé sur l’application des théories de Joseph Campbell, qui fait très largement appel aux invariants (1949).

[44] A. Marino juge en outre que la littérature comparée, entendu comme étude de la littérature universelle, devrait se débarrasser de la comparaison, comme mot et comme pratique (Ibid., p. 11) : mais comment saisirait-on des invariants si l’on ne confrontait pas un grand nombre de textes entre eux ?

[45] Cette perspective rejoint celle d’Ute Heidemann, qui plaide pour un « comparatisme différentiel » dans le cadre d’une analyse des discours (2003). Florence Dupont reprend ce terme et cette idée dans sa définition de l’ethnopoétique (http://ethnopoetique.com/?lbl=200709111205049845000). Elle précise : « On construit d’abord par différence à partir de notre propre culture, une catégorie appartenant au premier texte, strictement définie dans le cadre culturel où il s’énonce, et formulée dans la langue indigène ; puis, à partir de cette catégorie, on abordera une seconde culture autre. La confrontation va faire se dissoudre cette première catégorie et par différence permettre de constituer une autre catégorie propre à ce second texte et au contexte culturel où il s’énonce. Le parcours peut ainsi se prolonger sans limites. Le comparatisme différentiel permet de questionner différemment des textes appartenant à des culturelles étrangères, et de multiplier les points de vue en échappant à l’ethnocentrisme impliqué aussi bien par « l’inventaire des différences » que par « l’inventaire des ressemblances » (2006). On pourrait cependant objecter à F. Dupont que cette « dissolution » magique du cadre de référence initial fait bon marché du cercle herméneutique.

[46] Pour une réflexion venant d’un sociologue du travail sur la question du bricolage (le terme, assez galvaudé, vient de Lévi-Strauss, dans La pensée sauvage, Plon, 1960, p. 27), précisément dans ses rapports avec la comparaison et la traduction, voir M. Lallemant, 2005.

[47] J’emprunte cette expression à Joseph Margolis, qui distingue radicalement, quant à l’interprétation, objets physiques naturels et objets intentionnels (2002).

[48] L’articulation entre les théories et les applications a fait l’objet d’un ouvrage collectif dirigé par Sylvie Patron, 2011.

[49] Pour la notion de fiction, Anne Duprat et moi-même avons suscité cette enquête (2010). Nous constaté avec intérêt que cette démarche comparative, dans maintes aires culturelles, n’allait nullement de soi, et que nous avions le plus grand mal à nous accorder sur le sens que nous accordions au concept de fiction avec un grand nombre de nos interlocuteurs.

 

 

 

Article publié le 5 avril 2012

 

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