Le « roman » de Romand

(A propos de L’Adversaire d’Emmanuel Carrère) [1]

 

par Frank Wagner
Université de Namur

Entreprendre de définir les spécificités de la fiction implique de prendre en considération divers domaines limitrophes, cas limites où le fictionnel s’altère pour se rapprocher de quelque chose d’autre que par défaut on pourrait nommer le non-fictionnel, mais où également et inversement, compte tenu de l’essentielle plurivocité des échanges ainsi institués, ce « quelque chose d’autre » tend, à des degrés variables, à se fictionaliser. A l’heure actuelle, cette nécessité d’une tentative de définition a contrario de la fiction informe clairement les travaux des principales figures de proue de la narratologie et/ou de la poétique, et plus généralement de la théorie de la littérature, comme par exemple Gérard Genette, dont depuis le début des années 90 les recherches concernent de plus en plus nettement des problèmes d’ordre esthétique, mais aussi Jean-Marie Schaeffer, qui avec Pourquoi la fiction ? adopte une perspective anthropologique, ou encore Dorrit Cohn, qui dans son ouvrage intitulé Le Propre de la fiction est ponctuellement conduite à élargir le champ de sa réflexion pour envisager des pratiques tangentes à la fiction « stricto sensu ». Malgré des présupposés idéologiques et épistémologiques différents, voire divergents, ces recherches ont de commun de proposer des tentatives de théorisation ouvertes (à des degrés divers [2] ), rompant ainsi avec les perspectives isolationnistes et ségrégationnistes qui ont longtemps prévalu dans le domaine des sciences humaines. En ce qui concerne la fiction littéraire en mode narratif, c’est précisément à Gérard Genette, du moins en France, que nous devons avec Fiction et diction la première tentative cohérente et clairement formalisée pour rompre avec ce que l’auteur de « Discours du récit » qualifie lui-même de « narratologie restreinte » [3] . Sous l’influence conjointe de la philosophie analytique et de la linguistique pragmatique, comme sur la base d’un constat empirique, Genette est amené à appeler de ses voeux un affranchissement à l’égard des limitations imposées à la narratologie traditionnelle - vouée par principe à l’analyse des seuls récits de fiction :

« [...] même - ou surtout - si les formes narratives traversent allègrement la frontière entre fiction et non-fiction, il n’en est pas moins, ou plutôt il n’en est que plus urgent, pour la narratologie, de suivre leur exemple. » [4]

Si, à quatorze ans d’intervalle, l’accomplissement de ce programme a quelque peu perdu de son urgence, il me semble conserver une bonne part de son intérêt, dans la mesure où seule la multiplication des enquêtes empiriques peut autoriser une vérification de la pertinence d’une application des outils narratologiques aux récits factuels, ou encore à ces productions narratives hybrides, caractérisables par une forte tension entre les deux pôles du fictionnel et du factuel. En effet, certains textes narratifs statutairement ambigus constituent autant d’incitations à obéir à l’injonction genettienne, car ils sont susceptibles de jouer un rôle de révélateur épistémologique. Je pense par exemple au texte de Truman Capote intitulé De Sang-froid : l’analyse empirique de ce récit d’un fait divers criminel authentique viendrait en effet confirmer la majorité des intuitions exposées par Genette dans « Récit fictionnel, récit factuel », en révélant un subtil travail de fictionalisation des « données » factuelles, notamment par le biais d’un recours insistant aux pauses descriptives et aux focalisations internes, sans oublier les spécificités proprement stylistiques de l’écriture, etc.

Péritexte / statut / horizon d’attente

Toutefois, je préférerai m’intéresser ici à un texte plus récent, qui doit vraisemblablement beaucoup à De Sang froid, mais dont les particularités aussi bien référentielles que compositionnelles et scripturales me semblent susceptibles non seulement de corroborer mais aussi (je l’espère) d’enrichir les analyses genettiennes : L’Adversaire [5] d’Emmanuel Carrère - récit de l’affaire Jean-Claude Romand. Utilisant les outils élaborés par Gérard Genette dans Figures III et Nouveau Discours du récit, mais aussi bien dans Seuils et Palimpsestes, et évidemment dans Fiction et diction, je me propose de procéder à un examen empirique des tensions du factuel et du fictionnel dans L’Adversaire, avant de poser le problème de la production de l’intérêt lectoral, ce qui engagera un nécessaire questionnement portant sur la (problématique) littérarité d’un tel texte.

Plutôt que d’appliquer mécaniquement et dans leur ordre de présentation initial au texte de L’Adversaire les catégories narratologiques élaborées par Gérard Genette dans « Discours du récit » puis affinées dans Nouveau Discours du récit (ordre, durée/vitesse, fréquence, mode et voix), il me semble préférable de commencer par prendre en considération les indications péritextuelles, premières dans le cadre d’une réception effective, afin d’examiner au plus près les phénomènes qui se jouent dans l’espace mixte de l’écriture-lecture. M’y incite l’extrême pertinence de cet extrait de « Récit fictionnel, récit factuel » :

« [...] il arrive qu’un historien invente un détail ou arrange une « intrigue », ou qu’un romancier s’inspire d’un fait divers : ce qui compte ici, c’est le statut officiel du texte et son horizon de lecture. » (p. 67 - je souligne)

Précisément ; et ce « statut » comme cet « horizon » peuvent être régulés non seulement par le texte lui-même mais par tout un ensemble de stratégies paratextuelles et péritextuelles qui possèdent cet avantage notable d’être, au moins en droit, premières dans l’ordre de la lecture. Au seuil du récit d’Emmanuel Carrère, c’est au texte de la quatrième de couverture qu’est dévolu ce privilège non pas de déterminer mais de préorienter avec souplesse et le statut de L’Adversaire et les particularités du protocole de réception qui va en découler. Qu’on en juge :

« Le 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand a tué sa femme, ses enfants, ses parents, puis tenté, mais en vain, de se tuer lui-même. L’enquête a révélé qu’il n’était pas médecin comme il le prétendait et, chose plus difficile encore à croire, qu’il n’était rien d’autre. Il mentait depuis 18 ans, et ce mensonge ne recouvrait rien. Près d’être découvert, il a préféré supprimer ceux dont il ne pouvait supporter le regard. Il a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.

Je suis entré en relation avec lui, j’ai assisté à son procès. J’ai essayé de raconter précisément, jour après jour, cette vie de solitude, d’imposture et d’absence. D’imaginer ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu’il était supposé passer à son travail et passait en réalité sur des parkings d’autoroute ou dans les forêts du Jura. De comprendre, enfin, ce qui dans une expérience humaine aussi extrême m’a touché de si près et touche, je crois, chacun d’entre nous. » (je souligne)

S’il est indispensable de citer ce « prière d’insérer » dans son intégralité, c’est qu’ainsi l’on mesure qu’il constitue à la fois un modèle réduit du livre que nous allons lire, l’énoncé de son mode d’emploi, et partant du contrat de lecture qu’il présuppose. En d’autres termes, ceux de Gérard Genette, le statut du texte est, depuis ses marges, officialisé, ainsi symétriquement que l’horizon de réception adéquat. Il importe en effet d’être tout d’abord attentif à la présence du saut de ligne, blanc typographique scindant le « prière d’insérer » en deux blocs de texte de longueur approximativement égale. Est ainsi tracée au mitan de la page une frontière de part et d’autre de laquelle se répartissent les énoncés des deux pôles majeurs qui organisent le projet d’écriture d’Emmanuel Carrère. On aura remarqué que la moitié supérieure du texte est majoritairement consacrée à un rappel des faits, et qu’en dépit de la présence de sèmes évaluatifs l’énonciation en est globalement impersonnelle ; au lieu que la moitié inférieure, caractérisable par une énonciation personnelle, révèle la présence du sujet de l’écriture, qui y clarifie ses démarches, ses motivations, son projet et ses attentes. Toutefois, on se gardera bien d’accorder un crédit excessif à cette division cartographique du texte de la quatrième de couverture, qui opposerait le Nord de l’objectivité et du récit factuel au Sud de la subjectivité (revendiquée) et du récit fictionnel : la frontière intra-paginale vaut ici surtout, comme le révèle un examen plus attentif, par sa porosité et conséquemment par les échanges qu’elle induit. Ainsi des sèmes évaluatifs, précédemment mentionnés, qui subjectivisent l’énoncé des faits : écrire que Jean-Claude Romand a « tenté, mais en vain, de se tuer lui-même », ce n’est pas seulement raconter, mais produire une interprétation, toute subjective - qui sera d’ailleurs débattue dans les pages mêmes du livre (aux pages 200 et 202 notamment). De même, estimer qu’il « a préféré supprimer ceux dont il ne pouvait supporter le regard » consiste à produire une motivation psychologique rétroactive - renvoyant tout autant sinon davantage à la subjectivité de l’écrivain qu’à celle de l’assassin - du fait brut qu’est le meurtre. Enfin, dans la présentation de la vie de Romand comme « un mensonge qui ne recouvrait rien », il est difficile de ne pas percevoir quelque écho de préoccupations fort compréhensibles de la part du romancier Emmanuel Carrère. On voit donc que, dès le péritexte, la subjectivisation de l’objectif excède l’impossibilité du récit à l’état pur et son inévitable altération par de ponctuelles « scories » discursives [6] , et participe bien plutôt d’un amalgame du thématique (l’affaire Romand) et du rhématique (sa mise en forme scripturale) - hybridité qui constitue l’une des caractéristiques majeures de L’Adversaire. Ce que vient confirmer l’examen de la partie inférieure du « prière d’insérer », qui juxtapose l’énoncé de démarches concrètes (« je suis entré en relation avec lui, j’ai assisté à son procès ») dont l’effet est d’accréditer le locuteur en soulignant son statut initial d’enquêteur, de faits (déambulations solitaires de Romand), et la révélation d’un projet d’écriture tripartite. « raconter précisément », « imaginer », « comprendre » : ces trois infinitifs délimitent en effet le paradigme du projet créateur d’Emmanuel Carrère, en précisent certaines spécificités esthétiques (la tension entre factuel et fictionnel), en spécifient les motivations et les objectifs. Ainsi est esquissé un contrat sans doute discret, puisque ni vraiment prescriptif ni proscriptif, que je qualifierai de contrat d’écriture-lecture, dans la mesure où les bénéfices de l’activité créatrice concernent à la fois l’écrivain (« ce qui m’a [...] touché de si près ») et la communauté des lecteurs - eux-mêmes inscrits dans la plus vaste communauté humaine (« ce qui [...] touche [...] chacun d’entre nous »). Il importe donc de remarquer que si le syntagme « raconter précisément » et l’infinitif « imaginer » révèlent dès le péritexte la tension constitutive de L’Adversaire entre récit factuel et récit fictionnel, en assignant à son récit un objectif de compréhension, c’est-à-dire en le présentant comme la quête narrative d’une forme de vérité (psychologique, éthique, métaphysique, bien plus que policière), Emmanuel Carrère semble occulter, chez lui comme chez ses lecteurs, toute préoccupation d’ordre esthétique, et a fortiori artistique. Mais, même si le pacte auteur-lecteurs n’en dit mot, il importera malgré tout de se demander si, en dépit de l’horreur du référent, et des priorités « cognitives » explicitement revendiquées pour cette entreprise, la jouissance esthétique n’est pas à même d’effectuer ici un retour paradoxal. Le péritexte constitue par essence une zone indécise, dont la délimitation est parfois fort problématique. L’Adversaire confirme de façon spectaculaire cette indécision constitutive ; du moins si l’on prend en considération les deux versions du texte à ce jour disponibles :

« Le matin du samedi 9 janvier 1993, pendant que Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants, j’assistais avec les miens à une réunion pédagogique à l’école de Gabriel, notre fils aîné. Il avait cinq ans, l’âge d’Antoine Romand. Nous sommes allés ensuite déjeuner chez mes parents et Romand chez les siens, qu’il a tués après le repas. J’ai passé seul l’après-midi du samedi et le dimanche, habituellement consacrés à la vie commune, car je terminais un livre auquel je travaillais depuis un an : la biographie du romancier de science-fiction Philip K. Dick. Le dernier chapitre racontait les journées qu’il a passées dans le coma avant de mourir. J’ai fini le mardi soir et le mercredi matin lu le premier article de Libération consacré à l’affaire Romand. »

 Prétendre produire une glose pertinente de cet extrait implique, avant toute chose, de cerner le statut qui découle de son emplacement au sein du livre considéré comme volume régi par un ensemble de codes éditoriaux - c’est-à-dire à la fois institutionnels et socio-culturels. Dans l’édition originale P.O.L., ce texte est précédé, par ordre chronologique d’apparition, par un rappel du titre, la liste des ouvrages « Du même auteur » et une page de faux-titre ; dans la réédition dans la collection « Folio » par une page de faux-titre et une brève notice bio-bibliographique consacrée à Emmanuel Carrère. Mais la différence la plus remarquable est que, dans l’édition originale, la page où apparaît ce texte constitue la première page numérotée (n° 7) du volume, alors que dans la réédition elle est vierge de tout numéro. On est donc fondé à conclure, me semble-t-il, que ce qui à l’origine possédait le statut d’incipit est rétroactivement requalifié, avec rang de péritexte. Et si l’on prête attention aux particularités stylistiques et sémantiques du texte, cette modification de statut se révèle digne d’intérêt, en raison de l’impact que cette « première » page est appelée à exercer sur la suite de l’activité de lecture. En effet, de quoi est-il question dans ces lignes ? L’énonciateur y développe, en adoptant le mode personnel, un parallèle rigoureux entre son emploi du temps et celui de Jean-Claude Romand en ce jour à bien des égards décisif pour tous deux du 9 janvier 1993. De plus, il y est explicitement fait mention d’un ouvrage d’Emmanuel Carrère, sa biographie de K. Dick, dont l’existence est attestée aussi bien dans la liste « Du même auteur » (P.O.L.) que dans la notice bio-bibliographique (« Folio »). Enfin, le texte s’achève sur la mention d’un article de presse, à l’existence là encore vérifiable, implicitement présenté comme le « déclencheur » de l’activité d’écriture à l’origine du récit où il y est fait allusion. Si cette page possède un statut de péritexte, nous n’avons rien là que de très ordinaire : avant d’entamer son récit, l’auteur, Emmanuel Carrère, produit une forme d’avant-propos ou d’avertissement dans lequel il révèle l’origine de son projet scriptural : source (l’article de Libération) et punctum (contraste des itinéraires « parallèles » et coïncidence troublante : Carrère décrit le coma de K. Dick alors que Romand est lui-même plongé dans le coma). Il s’exprime alors en son nom propre, d’instance littéraire, ce qui ne nous permet pas de préjuger de l’identité de l’instance narrative qui fera son apparition au début du récit, c’est-à-dire à la page suivante. En revanche, si ce texte constitue déjà l’incipit de L’Adversaire, son statut et le contrat de lecture qui en découle s’en trouvent précisés, car dans cette perspective l’auteur-narrateur revendique pour son écrit, depuis son corps même, le statut de récit factuel, comme l’attestent la mention de la première source journalistique consultée et la référence à sa biographie de K. Dick. Pour ce qui est de la voix narrative, il s’ensuit qu’ici instances littéraire et narrative se superposent, situation que symboliserait l’une de ces formules équationnelles qu’affectionne Gérard Genette : A (pour auteur) = N (pour narrateur) ; et conséquemment exit N. Nous nous trouverions donc en présence d’une identité rigoureuse entre auteur et narrateur, particularité qui permet, entre autres paramètres, de définir le récit factuel. Toutefois, il serait artificiel et hasardeux d’isoler plus longtemps ce texte de son co-texte : pour évaluer la pertinence de cette hypothèse de lecture, comme les différences qui séparent l’édition originale de la réédition, il est impératif de confronter la première page citée à celle qui, dans les deux éditions, après une page blanche lui fait suite :

« Luc Ladmiral a été réveillé le lundi peu après quatre heures du matin par un appel de Cottin, le pharmacien de Prévessin. Il y avait le feu chez les Romand, ce serait bien que les amis viennent sauver ce qui des meubles pouvait l’être. Quand il est arrivé, les pompiers évacuaient les corps. Il se rappellera toute sa vie les sacs de plastique gris, scellés, dans lesquels on avait mis les enfants : trop horribles à voir. Florence avait seulement été recouverte d’un manteau. Son visage, noirci par la fumée, était intact. En lissant ses cheveux, dans un geste d’adieu désolé, les doigts de Luc ont rencontré quelque chose de bizarre. [...] » (P.O.L., p. 9 / « Folio », p. 11)

  Ce passage est caractérisable par l’emploi du mode impersonnel, qui renvoie à une narration de type hétérodiégétique. De plus, on aura remarqué la focalisation interne sur le « personnage » de Luc Ladmiral, qui nous vaut de découvrir la scène à travers le filtre de son champ de conscience - ce qu’attestent de nombreux sèmes affectifs et évaluatifs, ainsi que le recours ponctuel au discours indirect libre. Enfin, il s’agit d’un début in medias res. Tous ces traits spécifiques - auxquels on peut ajouter les temps verbaux du passé - me semblent susceptibles d’être interprétés comme autant d’indices de fictionalité.

On mesure sans doute mieux à présent l’écart qui sépare les deux états du texte : dans l’édition originale, on pourrait presque aller jusqu’à dire que le début de L’Adversaire est partagé entre deux « incipit » concurrents, un récit factuel en narration homodiégétique versus un récit fictionnel en narration hétérodiégétique ; au lieu que la réédition propose, après un préambule auctorial, un début in medias res de type (en apparence) clairement fictionnel. Si je me suis attardé sur ces variations éditoriales, c’est que, situées à l’orée du récit, de telles différences me semblent préorienter de façon variable [7] les protocoles de réception ; mais, à terme, c’est-à-dire au fil du texte et de sa lecture, l’écart entre les deux versions est appelé à progressivement se résorber, car la tension entre homodiégétique-factuel et hétérodiégétique-fictionnel est récurrente tout au long de la diachronie de L’Adversaire. Nous ne sommes donc pas seulement confrontés, comme à la lecture de De Sang-froid de Truman Capote, au récit (magistralement) fictionalisé d’un fait divers authentique, mais à un texte narratif statutairement beaucoup plus hybride, car fondé sur une oscillation permanente entre ces deux pôles réputés antagonistes. Toutefois, la formule que je viens d’employer ne doit pas inciter à conclure hâtivement que la structuration de L’Adversaire repose sur une alternance systématiquement réglée et sans reste de séquences factuelles en narration homodiégétique et de séquences fictionnelles en narration hétérodiégétique. Les lecteurs peuvent certes en éprouver tout d’abord l’impression, surtout s’ils focalisent leur attention sur le phénomène particulièrement voyant que constituent les variations pronominales : ainsi, comme nous venons de le voir, à une première page (numérotée ou non en fonction des éditions) en narration homodiégétique succède une longue séquence (p. 9-27) en narration hétérodiégétique, exempte avant ses dernières pages [8] de toute intrusion explicite de l’auteur-narrateur ; elle-même suivie d’une nouvelle séquence en narration homodiégétique... Le procédé d’alternance est en outre signalé par les particularités typographiques du volume, car la ligne de démarcation entre les différentes séquences est matérialisée par une page blanche.

Fictionnel / factuel : des frontières incertaines

Cependant, à terme, un examen plus attentif du texte vient récuser cette hypothèse d’une dichotomie entre récit factuel et récit fictionnel, que fonderait l’opposition des modes de narration considérés sous l’angle de la personne. C’est qu’en effet la question épineuse de la voix narrative ne se borne pas à ces variations de personne, qui elles-mêmes ne se limitent pas à un simple choix pronominal. Ainsi, même dans les parties du texte relevant clairement d’une narration hétérodiégétique, reposant majoritairement sur des temps verbaux tels que l’imparfait et le passé-composé, et faisant un usage insistant de la focalisation interne et du discours indirect libre, tous traits qui peuvent être interprétés comme indices de fictionalité, persistent divers éléments qui eux continuent à renvoyer au récit factuel - instituant de la sorte une forte tension entre les deux statuts.

A commencer par le plus évident : le contenu narratif. Dans la mesure où le péritexte nous a appris, ou plutôt rappelé l’existence d’une affaire Jean-Claude Romand antérieure à l’écriture du livre que nous lisons, il devient pour le moins difficile de recevoir comme fiction la mise en forme narrative de ladite affaire, d’autant que Jean-Claude Romand lui-même y est nommément désigné de façon récurrente tout au long de ses pages. De plus, les références constantes au procès, aux procureurs, avocats, journalistes, etc., viennent renforcer ce phénomène d’accréditation du narré.  Toutefois, je suis conscient que cet argument « de bon sens » tend à minimiser les pouvoirs du récit, de même que le poids de nos habitudes lectorales. A l’heure actuelle, compte tenu du statut prééminent du roman sur le marché du livre depuis déjà un certain temps, il me semble que s’est développé chez bien des récepteurs ce que je nommerai un réflexe lectoral conditionné : même si, instruits par les médias, nous savons tout (ou presque) de l’affaire Romand, il est fort possible que, face à un texte qui exploiterait systématiquement et exclusivement l’arsenal des techniques narratives traditionnellement dévolues au roman, nous soyons amenés, pendant le temps de notre lecture, à placer notre savoir extra-textuel entre parenthèses, « oubliant » momentanément, ou plutôt minimisant l’importance de l’impératif de véridicité inhérent à la pratique du récit factuel. Dans le cas d’un fait divers aussi atroce que l’affaire Romand, un tel texte courrait le risque de privilégier les structures d’adhésion esthétiques, au détriment des vecteurs de distanciation critique - gage d’une réflexion d’ordre éthique [9] . Ce n’est qu’une hypothèse de ma part, mais il me semble qu’en orchestrant dans son récit une tension rigoureuse entre fictionnel et factuel, Emmanuel Carrère a souhaité se prémunir contre ce qui devait lui apparaître, pour lui-même comme pour ses lecteurs, comme un danger. Aussi la lettre même des séquences les plus fortement fictionalisées de L’Adversaire intègre-t-elle divers éléments qui viennent contrecarrer sa réception comme texte de pure et simple fiction, en inscrivant une distance au sein de l’énoncé et/ou de l’énonciation. Ce rôle de facteur de secondarisation, induisant une réflexion critique, est ainsi parfois dévolu aux ressources de la parenthétisation ; le plus souvent afin de modaliser des propos rapportés :

« Pas de reçu, pas de trace. Il se rappelle avoir observé : « S’il m’arrivait quelque chose, tout ton argent serait perdu. » A quoi elle aurait tendrement répondu (c’est sa version à lui) : « S’il t’arrivait quelque chose, ce n’est pas l’argent que je regretterais. » » (p. 131 - je souligne)

Dans cet exemple, on constate que l’échange dialogué au discours direct, qui pourrait donner une forte impression de fictionalité (comment rapporter fidèlement des propos dont on n’a pu être témoin ?), fait l’objet d’une modalisation en deux temps [10] : tout d’abord par l’usage, dans l’incise, du mode conditionnel ; sur quoi renchérit, tout en explicitant ce choix modal, la précision apportée au présent de l’indicatif, entre parenthèses. Même si la narration hétérodiégétique en mode impersonnel n’est pas à proprement parler abandonnée, on conviendra tout de même qu’elle est pour le moins parasitée par un phénomène de polyvocalité. Le respect momentané d’un anonymat de convention est contrastivement mis en évidence, et renvoyé à son essence conventionnelle, par la rupture qu’occasionne la notation parenthétique. De plus, l’hypothèse d’un énoncé sans énonciateur n’étant guère recevable, on remarquera que le présent de l’indicatif se fait ici présent d’énonciation, ce qui confère au contenu de la parenthèse une valeur de glose métatextuelle : l’auteur-narrateur a beau ne pas se textualiser en une première personne, il n’en émet pas moins un doute quant à la crédibilité des propos rapportés de Romand, et contribue ainsi à défictionaliser l’échange dialogué au discours direct - ce qui lui permet de rétablir la tension entre fictionnel et factuel. Mais, pour occasionner semblable mise à distance d’un propos rapporté, l’auteur-narrateur de L’Adversaire use parfois des ressources plus discrètes de l’incise (antéposée, interpolée ou postposée) sous sa forme la plus minimale :

« Il dit : « Le côté social était faux, mais le côté affectif était vrai. » » (p. 90 - je souligne)

«  « Je ne me souviens pas, dit-il, de ses dernières paroles. » » (p. 160 - je souligne)

« « J’ai pensé qu’il fallait que Caroline l’ait avec elle, dit-il. Elle l’adorait. » » (p. 167 - je souligne) 

On remarquera que par un retournement paradoxal, lié au cadre énonciatif, lui-même déterminé par le péritexte, ce stéréotype formulaire (« dit-il ») emblématique de la circulation de la parole en régime fictionnel finit ici par renvoyer à son contraire : le récit factuel. Le « dit-il » qui précède, morcelle ou suit les propos de Romand renvoie à l’énonciation englobante, dont l’origine (l’auteur-narrateur) clarifie et hiérarchise ainsi la scène énonciative de son récit, au nom d’un impératif de véridicité - par là même signalé à l’attention des lecteurs. Il serait fastidieux d’analyser dans le détail chacun de ces procédés, d’autant qu’ils sont convergents dans leurs effets ; aussi me contenterai-je d’en dresser une liste assortie de brefs commentaires. Au nombre des potentiels vecteurs de distanciation critique, nuançant l’apparente fictionalité de certaines franges du texte, on peut ainsi compter : - la juxtaposition de tours interrogatifs :

« Est-ce qu’il a regardé, le front contre la vitre, ce qu’on voyait de cette fenêtre ? Est-ce qu’il s’est assis à sa place, est-ce qu’il a croisé le type qui revenait l’occuper, est-ce qu’il a appelé sur son poste ? » (p. 95)

En dépit du maintien d’une narration impersonnelle apparemment hétérodiégétique, l’accumulation des questions renvoie bel et bien aux perplexités d’un énonciateur particulier - dont la présence est en outre confirmée par l’effet modalisant du recours à la graphie italique (« sa place »). - l’emploi ponctuel d’un présent gnomique, à valeur de vérité générale :

« Une telle amitié fait partie des choses précieuses de la vie [...] » (p. 11)

« Il n’avait que trente-quatre ans, mais sa maturité paisible et réfléchie l’avait préparé à ce moment où on cesse d’être un fils pour devenir un père, et pas seulement celui de ses propres enfants mais aussi celui de ses parents qui tout doucement glissent vers l’enfance dernière. » (p. 111 - je souligne)

De tels propos, relevant d’une forme de « philosophie à la petite semaine », peuvent bien sûr être attribués aux « personnages » du récit (Luc Ladmiral, Jean-Claude Romand), mais en dépit de leur apparente banalité, rien n’interdit d’y lire, différemment, des considérations d’ordre général interpolées dans son récit par l’auteur-narrateur. Y incite notamment la soudaine modification du temps verbal, qui rompt avec la dominante d’une inscription des faits narrés dans le passé ; comme la généralité même de ces considérations, qui tend à les constituer en enclaves extranarratives. L’origine locutive de tels propos est donc caractérisable par son ambiguïté. - l’usage récurrent du discours indirect libre, qui manifeste une indécision similaire :

« En une heure de route, on était à Annecy d’une part, à Clairvaux de l’autre. On avait les agréments de la campagne, de la montagne et d’une capitale à deux pas ; un aéroport international ; une société ouverte et cosmopolite. Enfin, c’était idéal pour les enfants. » (p. 87)

En effet, les linguistes ont abondamment démontré que ce mode discursif témoigne d’une forme de flottement entre parole du personnage et parole du narrateur qui la médiatise. Ici, si les propos « rapportés » renvoient à la subjectivité des habitants du pays de Gex, leur énonciation ne s’en fond pas moins dans le moule formel caractéristique du reste de la narration. - la prégnance des focalisations internes :

« Assassinés. Les Romand avaient été assassinés. Le mot éveillait dans la tête de Luc un écho sidéré. » (p. 13)  

 Cette pénétration dans le champ de conscience de Luc Ladmiral est là encore le lieu d’une notable tension, car si le procédé qui consiste à explorer l’intériorité psychologique d’un personnage est communément admis en régime fictionnel, il en va tout autrement, en régime factuel, lorsqu’il s’agit d’une personne. Or, tel est le statut de Ladmiral, ami de Jean-Claude Romand, conséquemment pourvu du même degré de réalité que lui [11] . Ce paradoxe d’une application à un récit factuel des artifices conventionnels traditionnellement dévolus à la fiction est, en une autre occurrence, porté à un degré optimal :

« Seul dans sa voiture, il sanglotait et marmottait : « On veut me casser la gueule... on veut me casser la gueule... » » (p. 143 - je souligne)

En toute rigueur, l’isolement de Jean-Claude Romand, explicitement mentionné par la narration, devrait rendre impossible la restitution de ses propos. Il semblerait donc qu’il y ait là une contradiction logique, susceptible de ruiner la crédibilité de la narration, c’est-à-dire de récuser les prétentions de l’instance narratrice sinon à la vraisemblance, du moins à la vérité - celle des faits.

Harmonisation métatextuelle : les frontières rétablies ?

Et pourtant, à la lecture de L’Adversaire, ces multiples points de tension entre récit fictionnel et récit factuel, entre simple vraisemblance et scrupuleuse véridicité, ne sont pas perçus comme autant d’infractions, mais plutôt comme un ensemble de latitudes autorisées, car précisément explicitées et revendiquées. En effet, ces fluctuations ne font après tout que renvoyer à celles qu’induisait dans le péritexte la bipolarité technique constitutive du projet d’écriture de Carrère : « raconter précisément » / « imaginer » - afin de « comprendre ».

Mais on pourrait me reprocher d’accorder là un crédit disproportionné aux capacités du péritexte à préorienter (voire déterminer) le protocole de réception qui va régir la lecture du texte. Aussi mes affirmations ne reposent-elles pas sur le repérage de cette seule ressource : si l’ambiguïté statutaire de L’Adversaire ne constitue pas un frein à la lecture, c’est aussi et surtout en raison de l’importance, dans ce récit, de la mise à contribution des procédés métatextuels. En effet, autant que la mise en récit de l’affaire Romand, L’Adversaire constitue le récit de sa propre genèse. Si le projet scriptural d’Emmanuel Carrère était déjà dessiné à grands traits dans le texte de la quatrième de couverture, il est non seulement rappelé mais affiné et spécifié, dans ses tenants et aboutissants, tout au long du texte. Et il est capital de remarquer que les ressources métatextuelles, qui en régime fictionnel possèdent une dimension déréalisante et décrédibilisante dans la mesure où par leur capacité de dénudation du médium littéraire elles tendent à détourner l’attention lectorale de la fiction pour la reporter sur le procès de textualisation, provoquent ici des effets inverses : leur exploitation tend au contraire à accréditer à la fois l’énonciateur, son énonciation et son produit : le récit. Ainsi les séquences les plus intensément métatextuelles de L’Adversaire relèvent-elles clairement du récit factuel, en ce qu’elles satisfont au plus haut point à l’impératif de véridicité. Nous avons déjà vu fonctionner ce renversement dans la première page de l’édition P.O.L. : en faisant référence à l’écriture de sa biographie de Philip K. Dick, Carrère revendique et accrédite son statut d’écrivain, ce qui vient déjà garantir en quelque façon l’authenticité de la voix qu’il va donner à lire-entendre par la suite du volume. On remarquera en outre, à l’examen de cette première page, que les ressources proprement métatextuelles (écrire que l’on écrivait un livre) reçoivent le concours de procédés intertextuels et hypertextuels. Intertextualité à l’échelle de l’oeuvre même d’Emmanuel Carrère, c’est-à-dire auto-intertextualité : tel est le type de relation qu’institue la mention, dans L’Adversaire, de Je suis vivant et vous êtes morts (« la biographie du romancier de science-fiction Philip K. Dick » - p. 7), avant-dernier livre du même auteur, dont le titre sera ultérieurement (p. 35) cité et glosé. De plus, cette relation intertextuelle spécifique est étendue à d’autres ouvrages d’Emmanuel Carrère, en particulier La Classe de neige, roman auquel il sera fait allusion à plusieurs reprises (p. 36, 37, 55 et 191). On remarquera de nouveau qu’alors qu’en régime fictionnel la pratique de l’auto-intertextualité (voir Robbe-Grillet ou Perec, par exemple) relève généralement d’un « clin d’oeil » à vocation dénudante et déréalisante, dans L’Adversaire, en raison de la préorientation péritextuelle du statut du texte et de son protocole de réception, comme de sa récurrente confirmation par les ressources du métatextuel, le procédé produit des effets inverses : il accrédite l’origine locutive du récit, en validant par métonymie l’identité de son signataire [12] . Tout un chacun peut en effet se procurer en librairie les textes d’Emmanuel Carrère intitulés Je suis vivant et vous êtes morts ou La Classe de neige. J’en dirais volontiers autant des implications de l’intertextualité considérée cette fois dans son acception générale : mentionner Ubik de Philip K. Dick (p. 30) ou Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès (p. 92) n’institue pas ici de renvoi implicite à une commune essence fictionnelle, mais remplit de nouveau une fonction d’accréditation, dans la mesure où l’existence de ces textes en dehors de la sphère textuelle de L’Adversaire est avérée - et donc vérifiable. Cela vaut, à plus forte raison, pour les allusions à des écrits non-fictionnels comme Le Hasard et la nécessité de Jacques Monod (p. 92-93) ou Le Malheur des autres de Bernard Kouchner (p. 154). On pourrait d’ailleurs attribuer des implications similaires aux mécanismes non plus à proprement parler intertextuels mais interculturels, comme ces références cinématographiques aux Quatre Cents coups (p. 75), au Grand Bleu (p. 92) ou au Père Noël est une ordure (ib.). Pour reprendre et dévoyer la fameuse formule de Roland Barthes [13] , ce que nous disent, dans L’Adversaire, les divers titres précédemment cités (dont on peut supposer, au moins pour les deux derniers d’entre eux, qu’ils appartiennent à un patrimoine culturel commun), c’est : nous sommes le réel. Aussi, à rebours de leurs implications en régime fictionnel courant, ces nombreuses références intertextuelles et/ou interculturelles contribuent à accréditer la véracité de ce qui est narré dans L’Adversaire, au même titre que les multiples noms propres de personnalités dont le texte est parsemé : Bernard Kouchner, Léon Schwartzenberg, Jacques Barrot, Alain Carignon, Pierre Bérégovoy, ou encore Mireille Dumas... Quant au rôle de l’hypertextualité, il me semble implicitement signalé dès la première page de L’Adversaire, sous la forme d’une référence au « premier article de Libération consacré à l’affaire Romand » (p.7), qui par la suite du texte formera réseau avec de nombreuses autres mentions de comptes rendus journalistiques de l’affaire, émanant d’organes de presse variés (Libération, Le Monde, L’Est républicain, Le Nouvel Observateur, L’Humanité, etc.). Si nous sommes ici fondés à parler non pas simplement d’intertextualité mais d’hypertextualité, c’est que le rapport qui unit le récit d’Emmanuel Carrère à la masse des écrits journalistiques antérieurs n’est pas seulement de l’ordre d’un mécanisme citationnel ou allusif ponctuel. Il me semble au contraire possible de considérer L’Adversaire comme un hypertexte (statutairement ambigu) à hypotexte pluriel et non-fictionnel : la masse des informations mises en forme et véhiculées par les différents médias. Car, dans le cas d’un récit de fait divers, parler de « récit factuel » implique une grande prudence : à moins d’en être directement témoins - et encore cela ne nous permet-il pas de connaître leurs motivations subjectives -, notre accès aux faits est toujours médiatisé ; c’est-à-dire qu’entre eux et nous s’interpose une série de relais qui, en raison des codes socio-culturels qui déterminent leur mise en forme, peuvent constituer autant d’écrans ou d’obstacles. Même la plus « sèche » des dépêches d’agence de presse (qui constitue déjà un récit, quand bien même embryonnaire) ne nous garantit pas un accès direct au réel « objectif » : elle relève d’un genre dûment codifié et entériné par l’usage. Aussi est-ce par rapport à la masse de ces récits antérieurs, parfois écrits, qu’Emmanuel Carrère va devoir déterminer les spécificités de sa propre activité d’écriture - ce qui m’incite à identifier dans son entreprise une dimension hypertextuelle. Et, tout hypertexte possédant peu ou prou une valeur de métatexte [14] , on peut lire une confirmation de mon hypothèse dans les gloses ponctuelles qui, dans L’Adversaire, portent sur des extraits de journaux antérieurs:

« (Je me rappelle cette phrase, la dernière d’un article de Libération, qui m’a définitivement accroché : « Et il allait se perdre, seul, dans les forêts du Jura. ») » (p. 33)

« « On n’a pas tous les jours l’occasion de voir le visage du diable » : ainsi commençait, le lendemain, le compte rendu du Monde. Moi, dans le mien [15] , je disais d’un damné. » (p. 46)

Que le commentaire insiste sur la phase ou le déphasage, on conviendra sans doute que, comme l’intertextualité, ce que j’identifie ici comme variante spécifique de l’hypertextualité contribue également à crédibiliser le récit d’Emmanuel Carrère - dans la mesure où l’hypotexte médiatique, désigné de surcroît par des références explicites, jouit lui aussi d’une existence avérée.  Toutefois, s’ils contribuent de manière notable à attirer L’Adversaire dans l’orbe du récit factuel, les procédés intertextuels et hypertextuels ne font pourtant, dans cette perspective, que jouer le rôle d’auxiliaires du métatextuel. En effet, comme il l’a été précédemment signalé, ces ressources favorisent, tout au long de la diachronie du récit, la dialectisation insistante de sa genèse - tenants et aboutissants compris -, de sorte qu’elles relaient le péritexte en vue de déterminer le statut du texte et d’orienter ses modalités de réception ; ce dont permettra de juger cet extrait :

« Une fois décidé, ce qui s’est fait très vite, d’écrire sur l’affaire Romand, j’ai pensé filer sur place. M’installer dans un hôtel de Ferney-Voltaire, jouer le reporter fouineur et qui s’incruste. Mais [...] je me suis rendu compte que ce n’était pas cela qui m’intéressait. L’enquête que j’aurais pu mener pour mon compte, l’instruction dont j’aurais pu essayer d’assouplir le secret n’allaient mettre au jour que des faits. [...] tout cela, que j’apprendrais en temps utile, ne m’apprendrait pas ce que je voulais vraiment savoir : ce qui se passait dans sa tête durant ces journées qu’il était supposé passer au bureau ; [...] qu’il passait, croyait-on maintenant, à marcher dans les bois. » (p. 32-33)

Ce passage, relativement précoce dans la diachronie du récit puisqu’il se situe à la fin de la première longue séquence en narration homodiégétique, vient à la fois confirmer et prolonger les informations déjà délivrées dans le péritexte et la première page de texte, car il est le lieu d’un rappel de l’origine du désir d’écriture d’Emmanuel Carrère et d’une spécification de ses motivations : non pas la quête d’une vérité d’ordre factuel, mais l’élucidation d’un « mystère » d’ordre humain, à la fois psychologique, métaphysique et ontologique. Et cette précision est appelée à rayonner tant rétrospectivement que prospectivement sur l’ensemble du texte où elle s’insère : puisque, dans l’ordre du récit, elle constitue une analepse [16] , elle motive rétroactivement le choix de la narration hétérodiégétique et de la focalisation interne caractéristiques de la séquence d’apparence fictionnelle qui a précédé (p. 9-27), mais simultanément annonce la reconduction ponctuelle de choix similaires pour certaines des séquences à venir. L’exploration du champ de conscience des principaux acteurs du récit est ainsi présentée comme relevant non pas de quelque parti pris esthète, mais d’un désir de savoir et comprendre, c’est-à-dire de découvrir une forme de « vérité intérieure ». Mais, cette aspiration ne pouvant, dans la perspective propre à Emmanuel Carrère, reposer sur les seules ressources de l’affabulation, par la suite du récit vont se multiplier les séquences métatextuelles relatives à la dimension la plus concrète de la genèse du texte, c’est-à-dire (même si selon l’écrivain l’essentiel est ailleurs) au travail d’enquête sur lequel reposera l’activité d’écriture proprement dite : correspondance avec Jean-Claude Romand (certains de ces courriers étant reproduits dans le corps du texte : p. 34-38, 205-208), rencontres avec ses proches, son avocat, et Romand lui-même, assistance aux différentes étapes de son procès. On pourrait m’opposer que la narration de telles démarches relève clairement, et exclusivement, du récit de faits. Pourtant, si je choisis de définir ces passages comme métatextuels, c’est que l’exposé des faits qui y sont rapportés est toujours, à plus ou moins long terme, situé dans la perspective du livre à écrire - livre qui, par un paradoxe familier aux amateurs de littérature contemporaine, se trouve être précisément celui où nous lisons le récit détaillé des étapes préliminaires à sa rédaction :

« Si [...] Romand ne me répond pas, j’écrirai un roman « inspiré » de cette affaire, je changerai les noms, les lieux, les circonstances, j’inventerai à ma guise : ce sera de la fiction.

Romand ne m’a pas répondu. » (p. 35 - je souligne)

« J’ai commencé un roman où il était question d’un homme qui chaque matin embrassait femme et enfants en prétendant aller à son travail et partait marcher sans but dans les bois enneigés. Au bout de quelques pages, je me suis retrouvé coincé. J’ai abandonné. » (p. 36)

On remarquera que le roman, la fiction (la transposition fictionnelle) ne sont présentés ici que comme un projet de type palliatif, qu’une impossibilité empiriquement éprouvée voue à l’échec. Est ainsi représenté au sein-même des pages de L’Adversaire, sinon son négatif à proprement parler, du moins le pôle-repoussoir qui permet de le définir a contrario. Ou plutôt l’un des deux pôles-repoussoirs entre lesquels il est tiraillé :

« J’apprécie la sincérité et le courage de votre attitude qui vous fait accepter la déception d’un échec après un travail important plutôt que de vous satisfaire d’un récit journalistique qui ne correspondrait pas à votre objectif. » [17] (p. 207 - je souligne)

Ni roman, ni récit journalistique, L’Adversaire finira par être les deux à la fois. On mesure à quel point de telles séquences métatextuelles contribuent à expliciter et légitimer les ambiguïtés statutaires d’un texte qui, sans elles, aurait couru le risque de déconcerter et décourager des lecteurs peu habitués à une telle transgression des cloisonnements institutionnalisés (malgré l’existence de tentatives hybrides antérieures) entre récits fictionnel et factuel. Le rôle du métatextuel semble donc bien être d’assurer une graduelle propédeutique à la lecture des spécificités atypiques du texte qu’en apparence seulement il morcelle, mais dont il tend en réalité à assurer la continuité. Le long passage qui suit permettra de spécifier les modalités et les implications d’une telle harmonisation métatextuelle des liens entre écriture et lecture :

« Il y a maintenant trois mois que j’ai commencé à écrire. Mon problème n’est pas, comme je le pensais au début, l’information. Il est de trouver ma place face à votre histoire. En me mettant au travail, j’ai cru pouvoir repousser ce problème en cousant bout à bout tout ce que je savais et en m’efforçant de rester objectif. Mais l’objectivité, dans une telle affaire, est un leurre. Il me fallait un point de vue. Je suis allé voir votre ami Luc et lui ai demandé de me raconter comment lui et les siens ont vécu la découverte du drame. J’ai essayé d’écrire cela, en m’identifiant à lui avec d’autant moins de scrupules qu’il m’a dit ne pas vouloir apparaître dans mon livre sous son vrai nom, mais j’ai bientôt jugé impossible (techniquement et moralement, les deux vont de pair) de me tenir à ce point de vue. [...] Ce n’est évidemment pas moi qui vais dire « je » pour votre propre compte, mais alors il me reste, à propos de vous, à dire « je » pour moi-même. A dire, en mon nom propre et sans me réfugier derrière un témoin plus ou moins imaginaire ou un patchwork d’informations se voulant objectives, ce qui dans votre histoire me parle et résonne dans la mienne. Or je ne peux pas. Les phrases se dérobent, le « je » sonne faux. » [18] (p. 205-206)

On notera tout d’abord que les « propos » rapportés dans cet extrait bénéficient d’un degré de crédibilité optimal, puisqu’ils proviennent d’un courrier, ici reproduit, adressé par Emmanuel Carrère à Jean-Claude Romand. Ensuite, par-delà l’exposé d’apories narratives successives - dont nous savons au moment de notre lecture qu’elles ont été surmontées et dépassées, puisque nous y avons accès depuis un texte achevé et publié -, la séquence explicite rétrospectivement, en même temps qu’elle les remotive, toutes les particularités du récit sur lesquelles nous avions pu précédemment achopper : focalisation initiale sur Luc Ladmiral, en narration hétérodiégétique ; puis, progressivement, ingérences de plus en plus fréquentes de l’auteur-narrateur, tantôt sous la forme d’une première personne du singulier (dont la présence culmine dans les séquences en narration homodiégétique), tantôt sous celle d’abondantes modalisations (« sans doute », « soit... soit »,  « peut-être », etc.), ou encore de rappels explicites du projet scriptural (« j’imagine que »). Enfin, le rapport empathique qui unit l’écrivain au « matériau » auquel il est confronté est une fois de plus rappelé.

On voit donc qu’en dépit de son origine épistolaire privée, sitôt interpolé au sein d’un récit destiné à publication et effectivement publié, ce passage déborde son cadre illocutoire initial et s’adresse indirectement à nous, lecteurs, à qui il dispense une somme d’éclaircissements relatifs à ce que, parvenus à cette page, nous avons déjà lu, mais aussi bien aux quelques pages qu’il nous reste à lire.

 

Production de l’intérêt lectoral et littérarité

Toutefois, un récit - qu’il soit littéraire ou non - ne se limite pas à l’investissement d’un espace textuel déterminé ; il s’inscrit, non moins essentiellement, dans une temporalité : celle qui régit sa réception par les lecteurs. Aussi, dans cette perspective, il est impératif de prêter attention à l’emplacement diachronique des séquences métatextuelles : situées de part et d’autre des séquences en narration hétérodiégétique, on pourrait estimer qu’elles contribuent à désamorcer au moins partiellement leur force d’ébranlement des habitudes lectorales. Le « scandale » que pourrait constituer la fictionalisation manifeste d’un fait divers authentique serait ainsi graduellement atténué. Cependant, seule la longue clarification métatextuelle rétrospective des pages 205-206 vient réellement motiver l’ensemble des spécificités formelles du texte, et cette localisation tardive n’est pas sans conséquences quant aux particularités de notre réception. Parvenus à cet endroit du récit, nous comprenons certes après coup (puisque l’auteur-narrateur nous l’explique) les motivations qui ont présidé à la mise en forme atypique du récit, mais notre expérience de lecture antérieure, consistant en réajustements successifs de nos modalités de réception selon des oscillations symétriques de celles de l’écrivain entre « fictionalité » et « factualité », n’en persiste pas moins dans notre souvenir - ce qui incite à poser le problème de la dimension esthétique d’un tel texte, comme de sa (ou de ses) lecture(s).

   Comme il l’a déjà été signalé, le projet conscient et explicite d’Emmanuel Carrère n’est pas d’ordre esthétique, et par conséquent ne saurait a fortiori relever d’ambitions artistiques : au nom de ce qui le point, en tant qu’individu, dans l’affaire Romand, il ambitionne de se lancer dans une quête dont l’objectif déclaré est non pas de plaire mais de comprendre, et faire comprendre. Son projet relèverait donc du legein plutôt que du poiein. Toutefois, l’individu Emmanuel Carrère est aussi (surtout ?) un écrivain - ce qu’atteste notamment sa conviction d’une morale de la forme (« techniquement et moralement, les deux vont de pair » - p. 205-206). De plus, on aura remarqué que ce à quoi il est particulièrement sensible dans l’affaire Romand, ce n’est pas tant le meurtre de tous les membres d’une famille par le père que le mensonge érigé en mode de vie. En d’autres termes, ce qui le fascine, c’est surtout la capacité de Jean-Claude Romand à produire des assertions feintes, non pas dans quelque univers fictionnel, mais dans le monde réel [19] - se comportant en permanence, si l’on peut dire, en romancier de sa propre existence ; et ce avec un indéniable succès auprès de son « public », du moins jusqu’au drame final. Or, le moins que l’on puisse dire est que ces préoccupations d’écrivain informent très fortement L’Adversaire, aussi bien sur le plan thématique que sur le plan rhématique. Emmanuel Carrère, en raison de ses préoccupations éthiques (partiellement fondées sur des convictions relevant du christianisme), a beau se situer aux antipodes du De l’assassinat considéré comme un des beaux arts de Thomas de Quincey, son souci de la forme le conduit me semble-t-il à produire, à partir d’une réalité criminelle, un objet - au moins potentiellement - esthétique ; c’est-à-dire à proposer (quand bien même involontairement) à ses lecteurs une forme de jouissance de l’horreur [20] . C’est qu’en effet l’auteur n’est pas seul à décider du statut, esthétique ou non, de ses productions - le diagnostic de littérarité n’advenant réellement que dans le cadre d’une relation de coopération avec le lectorat. Or, la tension de L’Adversaire entre récit factuel et récit fictionnel contribue fortement selon moi à la production de l’intérêt lectoral, prolongé en une forme de jouissance, dans la mesure où ce texte est susceptible de nous dispenser à la fois les plaisirs de la lecture romanesque et ceux de la lecture de l’enquête journalistique ; d’autant plus que les séquences métatextuelles tendent à relativiser cette dichotomie en harmonisant ses deux pôles constitutifs. Aussi, si L’Adversaire ne relève pas d’un régime de littérarité constitutif (il ne s’agit pas d’un récit de fiction), ses particularités rhématiques et thématiques peuvent inciter à lui reconnaître une littérarité conditionnelle. Sur le plan rhématique, à l’adoption ponctuelle d’une narration hétérodiégétique, au recours aux focalisations internes, à l’usage du discours indirect libre, à la pratique du récit itératif, il faudrait ajouter certains faits de style : notamment diverses comparaisons et métaphores [21] , ou reprises formulaires [22] . Il est sans doute très délicat, voire peu fiable, de bâtir un diagnostic de littérarité sur la détection d’un ensemble d’écarts avec un hypothétique (et problématique) état de la langue qui, lui, relèverait d’un « degré zéro » du style, mais dans la mesure où ces traits sont tout de même clairement marqués et fortement connotés (en regard d’une forme de code culturel implicite), de nombreux lecteurs peuvent y voir une confirmation de la dimension « littéraire » du texte. De plus, un récit ne se réduisant pas à ses particularités formelles, comme l’écrit Genette :

« Rien ne garantit a priori que les littérarités conditionnelles [...] soient inévitablement de critère rhématique. Un texte de prose non-fictionnelle peut fort bien provoquer une réaction esthétique qui tienne non à sa forme, mais à son contenu [...] » [23]

« [...] l’éventuel jugement esthétique portera non sur le texte, mais sur un fait qui lui est extérieur, ou supposé tel, et dont, pour parler naïvement, le mérite esthétique ne revient pas à son auteur [...] » [24]

La possibilité d’appliquer ces observations à L’Adversaire ne me semble guère souffrir de contestation : ce qui est susceptible de captiver les lecteurs dans un tel récit, c’est bien sûr également le contenu narratif proprement dit, c’est-à-dire les particularités du fait divers considéré en lui-même [25] . Dans cette perspective, L’Adversaire serait alors oeuvre bicéphale, produite non seulement par le romancier, mais aussi par Romand lui-même - sans qu’il soit aisé d’établir la part qui revient à chacun d’entre eux.

 Notre fascination, si fascination il y a, est-elle due au narré, ou à la narration [26] ? A un mixte des deux ; plaisir ambigu dont l’hybridité correspond à celle de l’objet qui la provoque, L’Adversaire, « crime ou prière » (p. 222), récit au statut indécidable, estompant les frontières entre la fiction et son autre.

 

 

Bibliographie

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Schaeffer (Jean-Marie), Pourquoi la fiction ?, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Poétique », 1999.

NOTES

[1] Cette étude consiste en une version modifiée et développée d’un article originellement paru sous le même titre dans la revue Roman 20-50 (n° 34, décembre 2002, pp. 107-124) de la Faculté des Lettres de Lille. Nous remercions chaleureusement Yves Baudelle, directeur de cette publication, qui nous a aimablement permis de publier cette étude sur vox-poetica.

[2] Alors que Gérard Genette accueille avec une apparente satisfaction les échanges entre récit fictionnel et récit factuel, Dorrit Cohn cherche quant à elle à mettre en évidence les spécificités inhérentes au seul récit de fiction. La première attitude relève d’une incontestable ouverture, quand la seconde manifeste, au moins à terme, une aspiration à la fermeture. Toutefois, dans la mesure où par-delà leurs différents objectifs ces recherches impliquent une prise en compte de phénomènes non exclusivement fictionnels, elles me semblent posséder en commun une dimension que je qualifierai d’ouverte - par opposition à un repli de principe sur la seule fiction littéraire. 

[3] Gérard Genette, « Récit fictionnel, récit factuel », dans Fiction et diction, 1991, p. 66.

[4] Ib., p. 93.

[5] Sauf exception, signalée dans le corps du texte, toutes les références à L’Adversaire renvoient à l’édition originale (Paris, P.O.L., 2000).

[6] Gérard Genette, « Frontières du récit », dans Figures II, 1969, p. 49-69.

[7] Dans le cas de l’édition originale, la concurrence des deux « incipit » occasionne d’emblée une rupture avec les habitudes lectorales, puisqu’elle consacre un refus de trancher entre récit factuel et récit fictionnel. La réédition, quant à elle, en conférant à la première page un statut de péritexte, privilégie me semble-t-il la dimension factuelle du récit, ainsi explicitée en préambule, et tend à faciliter la lecture qui va suivre en relativisant dès son « origine » l’ampleur et la portée de l’ambiguïté statutaire de L’Adversaire.

[8] En effet, l’avant-dernière page de cette longue séquence en narration hétérodiégétique comporte tout de même des traits énonciatifs dignes d’être relevés, car ils renvoient à l’auteur-narrateur comme origine locutive du récit : « [...] ils avaient vu leur mort - que nous verrons tous, qu’ils avaient atteint l’âge de voir sans scandale [...] » (p. 26 - je souligne). La substitution aux temps du passé du futur de l’indicatif, et aux tours impersonnels d’un « nous » inclusif constituent bien autant d’empreintes du procès d’énonciation dans l’énoncé.

 « Ils auraient dû voir Dieu et à sa place ils avaient vu, prenant les traits de leur fils bien-aimé, celui que la Bible appelle le satan, c’est-à-dire l’adversaire. » (ib. - je souligne). En dépit du tour impersonnel, ce passage, dans la mesure où il consiste en une explicitation du titre de l’ouvrage où il figure, constitue une métalepse, et contribue lui aussi à révéler rétroactivement la mainmise de l’auteur-narrateur sur la séquence en narration hétérodiégétique dont nous achevons la lecture.

[9] Tel est le « risque » que nous fait précisément courir la lecture de De Sang froid. Si l’on ajoute à l’efficacité des procédés de fictionalisation mis en oeuvre dans ce texte l’éloignement historique à l’égard du fait divers criminel où il trouve son origine, il me semble que nous pouvons à l’heure actuelle lire De Sang froid comme un roman, dont l’authenticité référentielle ne nous importerait guère plus que celle du viol relaté dans Sanctuaire de Faulkner, par exemple. Notre sensibilité à une telle réussite esthétique tendrait donc à supplanter une éventuelle réflexion d’ordre éthique - l’occasion de rappeler que si esthétique et éthique ont très fréquemment partie liée, les deux domaines ne sont ni consubstantiels ni rigoureusement superposables.

[10] Mais L’Adversaire contient également un phénomène inversement symétrique : à la page 164, la restitution des propos échangés dans le cadre du procès est « fictionalisée » (partiellement du moins) par des notations entre parenthèses d’apparence didascalique : « (sanglot) », « (gémissement) », (« spasme »), etc. L’authenticité des paroles rapportées est ainsi quelque peu parasitée par la dimension théâtrale des indications parenthétiques.

[11] Toutefois, il faut convenir que le statut de Luc Ladmiral est particulièrement ambigu ; notamment parce qu’il n’apparaît pas sous son vrai nom dans ce récit (voir L’Adversaire, p. 205), dont il constitue en outre le point focal « initial ». Les ressources conjuguées de l’onomastique et de la focalisation contribuent ainsi, par-delà sa dimension référentielle (dans le monde réel, il existe un ancien ami de Jean-Claude Romand prénommé Luc), à en faire l’un des principaux vecteurs de fictionalisation de L’Adversaire.

[12] Il importe cependant de mentionner un phénomène beaucoup plus troublant, en raison même de son ambiguïté. Soit cet extrait de L’Adversaire : « Ses oreilles bourdonnaient comme s’il avait été au fond de la mer. Son cerveau lui faisait mal, il aurait voulu pouvoir le retirer de son crâne et le donner au lavage. En rentrant de Strasbourg, où ils avaient fêté la Saint-Sylvestre chez des amis médecins, Florence a fait une lessive et il est resté dans la salle de bains où se trouvait la machine à regarder derrière le hublot le linge qui se tordait mollement dans l’eau très chaude. » (p. 151), qu’on confrontera à ce passage de La Moustache : « Le soleil filtrait à travers des stores vénitiens, on n’entendait aucun bruit, sinon celui, lointain, d’une machine à laver qui devait tourner quelque part dans l’immeuble. La lente et molle torsion du linge, observée à travers le hublot, était une image apaisante. Il aurait voulu, de même, laver, essorer longuement son cerveau malade. » (p. 107), ou à cet autre encore, prélevé dans La Classe de neige : « Un bourdonnement léger, apaisant, venait peut-être de ses oreilles, peut-être d’une machine à laver, quelque part dans le chalet. Derrière le hublot, le linge tournait en se tordant lentement dans l’eau très chaude. » (p. 81). Compte tenu de la tonalité dominante de L’Adversaire, il serait pour le moins réducteur d’identifier ici un pur et simple phénomène d’auto-impli-citation, à valeur de clin d’oeil ludique adressé par Emmanuel Carrère aux lecteurs attentifs de son oeuvre considérée comme ensemble supra-textuel. Dans la récurrence de ce leitmotiv qui circule d’un texte à l’autre, en régime fictionnel ou non, je serais plutôt tenté de lire un point de fixation obsessionnel, qui relèverait tout autant de la signature que de la « saignature ». Par ce phénomène de reprise, Emmanuel Carrère unifierait ainsi son oeuvre par-delà les différences esthétiques et statutaires qui distinguent ses volumes constitutifs ; ce que vient me semble-t-il confirmer la présence de bien des « motifs » de L’Adversaire dans les textes antérieurs : fascination pour le brouillage des frontières entre imaginaire et réalité dans Bravoure comme dans Je suis vivant et vous êtes morts, angoisse de la fragilité identitaire dans La Moustache, obsession du mal dans La Classe de neige, etc.

[13] Roland Barthes, « L’effet de réel » (1968), repris dans Littérature et réalité, 1982, p. 89.

[14] Comme le signale Gérard Genette, Palimpsestes, 1982, p. 450.

[15] A cette occasion nous est révélée une autre facette de l’activité d’écriture essentiellement polygraphique d’Emmanuel Carrère : romancier, biographe, auteur et correcteur de scénarios (voir L’Adversaire, p. 99), il est également devenu, pour les besoins de son enquête, journaliste pour le compte du Nouvel Observateur. L’existence et la priorité chronologique de ces écrits journalistiques peuvent partiellement expliquer le désir de Carrère de rompre avec ce moule dans le cadre de L’Adversaire.

[16] La temporalité narrative fait en effet, dans L’Adversaire, l’objet d’un traitement très particulier, surtout pour tout ce qui a trait à l’ordre. Si, à la relecture, on distingue clairement qu’après le début in medias res (p. 9-27) le récit renoue globalement avec l’ordre chronologique (suivant l’évolution de Romand de son enfance jusqu’aux meurtres successifs - telle qu’a permis de la mettre en évidence l’enchaînement des diverses phases du procès), à première lecture l’agencement des divers éléments dans le « temps » du récit semble beaucoup plus confus. Cela tient tout d’abord à la fonction perturbatrice du début in medias res (découverte des corps de la famille Romand) qui s’il se situe - et pour cause - avant le procès, constitue dans une autre perspective le point d’orgue de l’évolution de Romand, ces deux axes déterminant en quelque sorte des temporalités concurrentes. Ainsi, dans la perspective judiciaire, tout ce qui suit la page 27 relèvera de l’ordre chronologique, mais dans la perspective de l’individu Romand et de son évolution constituera une vaste analepse. Ce décalage tient au fait que le procès est ici approximativement assimilable à un récit métadiégétique, dont l’énonciation serait chronologique mais les énoncés analeptiques. Or, ce pseudo-enchâssement vient encore compliquer les choses, dans la mesure où l’auteur-narrateur insiste à la faveur de séquences métatextuelles récurrentes sur sa propre énonciation « englobante », insistance qui morcelle le récit du procès et de ses découvertes : « Je les [les photos des enfants Romand] regarde en écrivant cela, je trouve qu’Antoine ressemble un peu à Jean-Baptiste, le cadet de mes fils, j’imagine son rire [...] et moi aussi j’ai envie de pleurer. » (p. 32). En outre, ces références au présent de l’écriture entrent dans une relation de relative contradiction avec la temporalité rétrospective dominante du récit de la genèse de L’Adversaire, qui prend fin au moment où l’écrivain s’apprête à écrire le texte dons nous achevons la lecture... On constate donc que l’extrême difficulté qu’on éprouve à établir une ligne d’histoire dominante vient considérablement compliquer l’analyse du texte en termes de consécution, c’est-à-dire d’ordre narratif.

Toutefois, il est bien sûr possible d’esquisser une schématisation de type tabulaire :

1°) Carrère raconte qu’il écrit (présent d’énonciation)

2°) Carrère raconte la genèse de L’Adversaire (perspective rétrospective)

3°) Carrère raconte la découverte des corps (point de vue de Luc Ladmiral)

4°) Carrère raconte les étapes successives du procès

5°) Carrère raconte les découvertes auxquelles donnent lieu ces étapes successives (multiplication des points de vue) ; mais cette « mise à plat » ne rend pas compte de l’interpénétration des multiples lignes d’histoire, ni de la présence, au sein de chacune d’entre elles, d’analepses et de prolepses...

Or, il est capital de ne pas occulter ces phénomènes de brouillage de l’ordre narratif, car ils contribuent très fortement à éloigner le texte des canons du récit factuel (du moins du récit d’enquête journalistique), et sont donc à la base de son ambiguïté statutaire.

[17] Lettre de Jean-Claude Romand à Emmanuel Carrère, datée du 10/12/1996. Il n’est pas indifférent que cette spécification de l’objectif d’Emmanuel Carrère émane de Jean-Claude Romand. On constate ainsi qu’au fil de leur correspondance s’est mise en place une relation de collaboration : Romand ne se contente pas, si j’ose dire, de « fournir » le contenu narratif, mais valide et cautionne les choix scripturaux de Carrère, et de la sorte devient en quelque façon « co-auteur » de L’Adversaire - qui à plus d’un titre est son histoire. Selon ce qu’il affirme - propos invérifiables -, il aurait même à sa façon anticipé (pour des raisons qui lui étaient propres) le projet d’écriture d’Emmanuel Carrère, jusque dans son ambiguïté statutaire : « Il dit qu’au fil des années il avait rempli sans vraiment prendre la peine de les dissimuler des dizaines de carnets de textes plus ou moins autobiographiques, qui avaient l’apparence de la fiction pour dérouter Florence si elle tombait dessus et en même temps serraient la réalité d’assez près pour valoir un aveu. » (L’Adversaire, p. 148). Que ces affirmations soient ou non véridiques, elles témoignent en tout cas d’une étonnante forme de symbiose entre Romand et Carrère.

[18] Lettre d’Emmanuel Carrère à Jean-Claude Romand, datée du 21/11/1996.

[19] Même si, comme l’ont démontré les travaux des philosophes du langage (en particulier ceux de John Searle, notamment Sens et expression, Paris, Ed. de Minuit, 1982 pour la traduction française), les assertions présentes dans l’énoncé de fiction ne sauraient être assimilées à des mensonges, puisqu’elles ne sont pas sous-tendues par l’intention de tromper.

[20] Et je ne suis pas du tout certain qu’à la lecture de L’Adversaire nous fassions tous preuve de la grandeur d’âme qui a guidé Emmanuel Carrère au fil de son entreprise. Cela constituerait sans doute une déception pour l’écrivain, mais il me semble que le goût du sensationnel ainsi qu’une forme de fascination morbide sont appelés à jouer ici le rôle d’un aiguillon puissant chez bien des lecteurs. Dans la terminologie proposée par Vincent Jouve (La Lecture, 1993), il faudrait dire que si Emmanuel Carrère entend solliciter chez ses lecteurs les capacités analytiques du « lectant jouant » et surtout du « lectant interprétant », il ne saurait pour autant empêcher un investissement massif du « lu » (« l’inconscient du lecteur réagissant aux structures fantasmatiques du texte », op. cit., p. 34) ; et n’a de plus guère intérêt à le faire, puisque ces mécanismes de participation imaginaire et affective constituent l’une des conditions de possibilité de l’activité lectorale. Par-delà les limites de cet article, il serait d’ailleurs intéressant d’étudier les particularités de la mobilisation des instances lectrices face à des écrits non-fictionnels.

[21] Quelques exemples, parmi bien d’autres : « c’était comme une source qui jaillit dans le désert » (p. 117), « ses doigts s’étaient mis à bouger comme des guêpes ivres » (p. 144), « il se conduisait comme un roi de jeu d’échecs qui, menacé de toutes parts, n’a qu’une case où aller » (p. 147), « l’avocat écoutait ce témoin de la défense avec un sourire de chat qui digère » (p. 199), etc.

[22] Par exemple, « le dentiste qui ne se laissait pas mener par le bout du nez » (p. 129, 130, 146, 147), ou encore : « Jean-Claude et Florence étaient des témoins très demandés. Nul ne doutait que ce serait bientôt leur tour. » (p. 86) / « Jean-Claude et Florence étaient des parrain et marraine très demandés et nul ne doutait que ce serait bientôt leur tour. » (p. 87), ou : « [...] il a dit travailler comme consultant scientifique pour une société appelée South Arab United quelque chose, quai des Bergues à Genève. On a vérifié, il n’y avait pas de South Arab United quelque chose quai des Bergues [...] » (p. 181), etc.  

[23] Gérard Genette, « Fiction et diction », dans Fiction et diction, 1991, p. 37.

[24] Ib., p. 38.

[25] On remarquera d’ailleurs qu’à l’heure actuelle les faits divers criminels, du tueur en série à l’assassin cannibale, sont en passe de constituer les mythes de notre modernité ; processus de « mythification » dans lequel la mise en récit joue un rôle non-négligeable. Ainsi Gérard Bourgoin dirige-t-il, aux éditions Méréal, la « collection Serial Killers », dont le catalogue contient des titres tels que L’Etrangleur de Boston, Le Vampire de Düsseldorf ou La Main de la mort (Henry Lee Lucas), qui tous retracent le parcours d’authentiques tueurs en série.

[26] Au terme de cette enquête, il apparaît que si les outils de la narratologie traditionnelle sont globalement, et avec profit, applicables à un texte statutairement ambigu comme L’Adversaire, cette ambiguïté nécessite tout de même le recours à des méthodologies complémentaires, susceptibles de redonner toute leur importance aux problématiques de la référentialité et de la réception du texte. Mais il n’est pas certain que cette nécessaire diversification méthodologique provienne exclusivement des tensions entre récit fictionnel et récit factuel : il s’agit là, selon moi, d’un impératif beaucoup plus général, lié à la fois aux particularités esthétiques des textes contemporains et aux mutations épistémologiques dont notre époque est le lieu.

 

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