LE SORT DES « BOURREAUX » ET L'HISTOIRE CONTREFACTUELLE (TARENTINO ET KLIMOV) 1 


           
Johanne Villeneuve
UQAM


           
PROBLÈME TERMINOLOGIQUE : LE « BOURREAU »

           
L’intérêt suscité, depuis un demi siècle, par les littératures du témoignage et les diverses médiations audiovisuelles des témoins d’événements historiques d’une rare violence, a normalisé dans la langue française l’usage du terme « bourreau » lorsqu’il s’agit d’en désigner les responsables autant que les exécutants. L’anglais privilégie le terme executioner, traduction du terme français « tortionnaire ». Parallèlement, le discours médiatique s’est emparé du terme « bourreau » pour qualifier les assassins, tortionnaires, batteurs de femmes et violeurs, dans les domaines, cette fois, des affaires judiciaires et de la presse à sensation.

Pourtant, si l’on s’arrête à sa définition originale, ce terme a longtemps couvert un registre sémantique relativement étroit. Sauf à l’entendre de manière métaphorique, le bourreau est bien celui qui se voit confier par une institution la charge d’exécuter des peines, notamment la peine de mort.  C’est en cela qu’il « exécute » les coupables, occupant donc une fonction sociale, requise par la Justice.  L’écart entre cette définition normative du bourreau et l’usage étendu qui en est fait de nos jours est évident.  Or la figure du bourreau a pourtant traversé l’histoire sous le coup d’une dénégation, occupant la fonction problématique de celui qui, remplissant son « devoir » pour la communauté, est mis au ban de celle-ci, méprisé par ceux-là mêmes qui le requièrent, parfois contraint de vivre à l’extérieur et de cacher son visage.  De nos jours, dans les pays se réclamant de la modernité, mais où la peine de mort est encore pratiquée, on s’efforce de gommer tout élément permettant de reconnaître dans l’exécution le caractère d’une individualité ; aux Etats-Unis, la mort par injection létale, outre la mise en scène qui vise à la confondre avec un acte médical, participe d’une volonté de diluer la mise à mort dans une série d’opérations anonymes, désubjectivantes.  Il en est de même au Japon, où les pendaisons sont activées de manière électronique par plusieurs intervenants à la fois, chacun étant responsable d’un bouton dont on ne sait lequel est en fonction.  Dans toutes ces acceptions, c’est le caractère fondamentalement problématique du « bourreau » (ou de l’executioner) à l’égard de son individualité et de sa subjectivité que l’on retiendra, comme ce qui hante les usages du terme, malgré l’écart que j’ai évoqué. 

Par ailleurs, en dépit des distorsions sémantiques qui en alimentent la récurrence dans des contextes aussi éloignés que les crimes de droit commun (viols, séquestrations et meurtres d’enfants) et les crimes contre l’humanité (violences politiques, guerres et génocides), force est de constater un dénominateur commun à l’usage du terme, et qui en fait dévier le sens par nécessité : la souffrance qu’on inflige à l’autre à travers la sujétion. C’est d’ailleurs pourquoi la question du pathos n’est jamais aussi vite réglée qu’on le croie en ce domaine.  En effet, dans le discours ambiant, le « bourreau » n’est pas simplement un assassin, l’auteur d’un meurtre, mais une personne qui en fait souffrir une autre ou qui porte la responsabilité de cette souffrance en assujettissant sa victime.  Cet usage métaphorique du terme est donc si largement répandu qu’il est en voie d’en modifier le sens littéral, marquant le dépassement de la figure du bourreau masqué. Il répond à l’impossibilité de nommer quelque chose autrement — effet tautologique qui témoigne à lui seul du problème; mais il indique également un déplacement vers une autre dénégation, les zones d’inclusion et d’exclusion sociales s’étant modifiées. La répugnance du peuple à vivre aux côtés du bourreau rejetait autrefois celui-ci dans la zone bien circonscrite, mais combien menaçante, des morts, d’où la pratique fréquente par les bourreaux des autres métiers de la mort (fossoyeur, receleur de cadavres, etc.).  Ce que l’on appelle de nos jours « bourreau » renvoie moins à la réclusion chez les morts qu’à la domination exercée sur autrui jusque dans le pouvoir d’infliger la mort.  L’incongruité du terme masque l’impossibilité où l’on se trouve de nommer proprement l’instance de cette domination. Ce sont ces usages actuels, métaphorique ou non, du terme « bourreau » qui constituent l’arrière-fonds de mon propos, où l’on reconnait son caractère problématique.  Ces usages ont en commun de convoquer la question de la souffrance infligée à autrui et, à travers elle, celle de la responsabilité.

 

UN DÉTOUR PAR L’AFFAIRE MOUAWAD-CANTAT : TÉMOIGNAGE ET ÉTHIQUE

Il y a quelque temps, Renaud Dulong revenait sur les analyses de Bentham, de Williams et de Thomas Reid au fondement d’une théorisation du témoignage : « chaque fois que dans la vie ordinaire nous échangeons des informations, nous nous fondons sur un sens naturel de la vérité sans lequel cette activité s’épuiserait très vite… […]La notion de vérité historique ne peut se passer d’un soubassement éthique : la véracité de ceux qui la transmettent2 » écrivait-il.  Dans le prolongement de ces échanges d’informations, le témoignage constitue pour l’historien un matériau susceptible d’établir ou de corroborer des faits du passé à travers la recherche de la vérité historique.  Devant le tribunal, le témoin constitue bien le soubassement éthique dont parle Dulong.  Toutefois, en matière de justice entendue dans un sens beaucoup plus large excédant le cadre d’un tribunal et la recherche de l’historien pour rejoindre ce que Dulong appelle « la vie ordinaire », le témoignage d’un « bourreau » ne peut être mis sur le même plan documentaire,  « objectif »,  que celui de la victime (ou de son absence de facto dans le cas d’un meurtre), la justice ne traitant pas uniquement de ce qui est juste du point de vue des faits (la vérité), mais aussi de ce qui est juste au sens du principe moral, en particulier du point de vue du tort fait à la victime. Ce tort rejaillit justement dans la vie ordinaire, dans la sphère des actions humaines et de leur compréhension partagée.  L’hypothèse sur laquelle je m’appuie est qu’il existe une asymétrie entre l’accueil publique fait au témoignage du bourreau, dont la culpabilité serait reconnue par la Justice, et l’accueil fait au témoignage de la victime.  Cette asymétrie ne remet pas en cause le principe de la recherche de la vérité par la Justice, mais pointe le caractère proprement éthique de la réception des témoignages, de même que les effets de durée de ces témoignages dans l’espace public.  Cette asymétrie déborde donc le cadre du tribunal, de même que le principe de la vérité historique; elle est en elle-même un enjeu proprement éthique qui circule dans la société tout entière. Ne pas reconnaître cette asymétrie, au sens de l’éthique, constituerait une dérive. 

L’attestation, non seulement est au coeur du processus de la justice moderne sous la forme du témoignage, elle se trouve en aval sous la forme du jugement, car la réparation elle-même exige qu’on l’atteste, qu’on avalise l’équilibre entre le tort subi et la sanction. Or du point de vue de l’éthique, un meurtre n’est pas un crime comme un autre au même titre qu’un vol ou une infraction au code de la route.  Dans le cas où la victime n’est plus là,  où elle ne reviendra jamais, non seulement le criminel fait face à la Justice et doit payer sa dette pour ceux qui restent en vertu du Droit, sur le plan éthique, il est placé devant l’éternelle question : comment la victime elle-même recevrait-t-elle ce jugement?   Et dans une certaine mesure : saurait-elle y trouver réparation, le pourrait-elle? Question insondable autant que paradoxale car la mort ne se répare pas.  Et le meurtrier condamné à sa peine ne retrouvera jamais le regard de sa victime que sous une forme imaginaire; sa dette envers elle est par conséquent infinie – question éthique et non plus judiciaire. 

Cette asymétrie entre le témoignage des bourreaux et celui des victimes a trouvé dans l’espace public québécois un écho particulier avec ce que l’on a appelé « l’affaire Mouawad-Cantat », laquelle a eu ses résonances ailleurs en Europe.  Au printemps 2011, le dramaturge Wajdi Mouawad a provoqué la controverse en proposant, comme il l’a d’ailleurs fait en France et à Barcelone, une mise en scène de la Trilogie des femmes de Sophocle. Mouawad invitait Bertrand Cantat à assurer le volet musical des représentations, lui confiant un rôle sur scène comme membre du chœur.  Vedette du groupe rock Noir Désir, Cantat avait été jugé coupable du meurtre de Marie Trintignant et avait purgé sa peine.  Ce qui a mobilisé le débat au Québec concernait moins le droit de Cantat à revenir à la vie publique et à son métier de musicien que la possibilité qui lui était offerte, à travers les tragédies de Sophocle, de vivre publiquement sa propre catharsis. Ce que le public aurait pu accepter d’une victime, il n’allait pas le permettre d’un meurtier. 

Dans sa défense à inviter Cantat sur la scène, Mouawad écrivait, par le biais d’une lettre adressée à sa fille agée de trois ans et publiée dans le Journal Le Devoir le 16 avril 2011 : « Cet homme, dans l’aujourd’hui dont je te parle, est libre pour avoir purgé sa peine tel que les institutions judiciaires l’ont décidé.  Il demeure à jamais celui qui tua, mais il est devenu aussi celui qui fit face à la justice.  Il est donc multiple.  Dans sa multiplicité, il est mon ami, il est aussi un artiste et parce que son art correspondait le mieux à l’aventure artistique dans laquelle je suis plongé, j’ai choisi de l’inviter à prendre la part la plus humble du spectacle, non pas celle du héros mais celle du chœur, et de faire face à sa vie tant ces trois pièces, si tu les lis, racontent son désastre. [Je souligne] L’art est miroir des souffrances et des douleurs. »

À l’évidence, contrastant avec le sujet même des tragédies de Sophocle et le titre du cycle consacré aux « femmes »,  Mouawad envisage d’abord de permettre à Cantat d’exorciser son mal, de « faire face à sa vie » plutôt qu’aux conséquences de son crime sur autrui, en imposant aux spectateurs sa présence sur la scène.  Comme l’ont évoqué de nombreux abonnés du théâtre, s’agissant ironiquement de la Trilogie des femmes, comment pourrait-on applaudir le bourreau comme témoin de sa propre violence, mis au service de sa catharsis personnelle, qui plus est à travers une entreprise d’instrumentalisation de l’art engagée au nom d’une amitié entre deux artistes?

Pour le metteur en scène, l’actualisation de la tragédie antique se cristallise dans le désastre de la vie de Cantat, vie dont la portée devient soudainement universelle. L’art est miroir des souffrances et des douleurs, écrit Mouawad, sans se rendre compte qu’en invitant le meurtrier à témoigner de son drame personnel, ne serait-ce que par sa seule participation au choeur, il brise le miroir de la représentation; il choisit d’enterrer la justice en transformant le criminel en victime de son crime.  À une tout autre échelle, ce renversement s’apparente néanmoins structurellement à l’explication selon laquelle il existerait, dans l’histoire de l’extermination des Juifs d’Europe,  « une complicité occulte entre la victime et le bourreau3 ».  Victime et bourreau étant liés au même événement, ils se retrouveraient soumis à un déterminisme qui leur échappe mais qui les enferme tous les deux dans le cercle d’un destin commun, sans égard pour la question de la responsabilité. 

En réaction à la controverse qu’il a provoquée, Mouawad met le spectateur en demeure; il le place devant ce qu’il décrit comme un dilemme moral : «  [Cantat] est devenu un symbole », déclare-t-il, entendant ici le symbole d’une violence faite aux femmes : « Si vous décidez que le symbole est plus important que la justice, il n'a pas le droit de monter sur scène. S'il ne monte pas sur scène, ça veut dire que vous sacrifiez un peu l'idée que vous avez de la justice parce que vous lui infligez une deuxième peine. Il a fait sa peine, et vous lui en infligez une autre, celle de ne pas monter sur scène. Mais vous sacrifiez la justice. Si vous décidez de sacrifier le symbole pour sauver la justice, il faut savoir sacrifier le symbole. Il est là, le choix4 Voilà une bien étrange vérité pour l’art: sortir  du symbolique pour accéder à la justice, réduite cette fois à l’idée d’avoir purgé une peine.  Pourquoi donc passer par Sophocle pour en arriver là?  Ce sophisme, par lequel la justice et l’art sont transformés tour à tour en victime sacrificielle, gomme le véritable enjeu de l’exposition du bourreau au cœur de sa représentation artistique, à savoir que c’est l’exposition de la vérité des crimes qui est en jeu, et non le droit des bourreaux à l’exposition de leur souffrance.  Car c’est bien ce qui intéresse Mouawad, incapable de prendre une distance devant la souffrance de son ami : la souffrance du bourreau devient chez lui le sujet de Sophocle, et la présence effective de celui qui souffre, peu importe qu’il s’agisse du bourreau, jetterait sur la tragédie l’éclairage d’une incontestable vérité.  Si vous contestez cette présence, semble dire Mouawad, vous contestez cette vérité et renvoyez la puissance de l’art à l’étroitesse d’une cour de justice.  Quelque part, entre la question de l’art et l’application du droit, s’est perdue l’éthique.  Wajdi s’est laissé fasciner par le destin narcissique de Bertrand, absorbé par l’impossibilité pour lui de s’absoudre du passé, inventant une rédemption sur mesure, mais fermée sur elle-même, à l’image de l’impulsion qui la crée, tournée vers l’intérieur.  Ainsi, Mouawad invite son public à reconnaître le bourreau de l’intérieur, par un coup de force empathique, condition absolue de la rédemption5.
 
S’il arrive que des victimes présentent leur témoignage dans le cadre de représentations artistiques ou qu’elles collaborent à des oeuvres non sans donner l’impression d’exorciser leur expérience par la transmission6, il n’est pas courant d’inviter les bourreaux à le faire, et pour cause : l’asymétrie, sur le plan de l’éthique, entre les témoignages des uns et des autres.  Le témoignage des victimes, et à certains égards celui des tiers,s’inscrit d’abord et avant tout sur l’horizon de la transmission - pôle éthique qui déborde l’espace d’une cour de justice.  C’est à l’écoute des victimes que s’est définie la notion même de témoignage depuis la Seconde Guerre mondiale.  Pourtant, on dit que les bourreaux « témoignent », comme on le dit d’un simple témoin dans une affaire judiciaire.  On le dit toutefois en sachant bien l’absence d’une transmission, car le bourreau n’a rien à transmettre, aucun testament, aucune éthique.  Si, comme je le disais tout à l’heure, sa parole a une valeur certaine au regard de l’histoire historienne, au même titre qu’un autre matériau, si elle vaut pour sa propre défense devant un juge ou comme aveu de culpabilité et mise en preuve, elle n’a rien à léguer et s’accorde donc bien mal avec ce que nous avons pris pour habitude d’appeler « témoignage ».  Dans les faits, les bourreaux parlent bien peu, comme l’ont montré Claude Lanzmann dans Shoah et Rithy Panh dans S217, sauf à le faire en pure dénégation, comme si de rien n’était, ou sous l’impulsion d’une extraordinaire et vaine volubilité, comme le montre Jean Hatzfeld à propos d’un génocidaire du Rwanda8.

Une question s’impose alors : quel sort devrions-nous réserver aux témoignages des bourreaux, à leur « expérience », à leurs traces dans l’histoire?  Et dans les domaines des arts et de la littérature, dont on sait qu’ils entretiennent depuis toujours avec la guerre et les grands désastres un lien fort de représentation, que doit-on faire des bourreaux? Sous quelles coutures doit-on présenter leur vécu, imaginer leur témoignage, leur narration, comprendre les motivations de leurs actes?  Christian Ingrao, historien, écrivait dans Libération, à propos des Bienveillantes de Jonathan Littell : « Les lecteurs sont fascinés parce qu’ils sentent bien que, si l’on veut comprendre les massacres, les atrocités, il faut en passer par le discours des bourreaux, pas par celui des victimes, innocentes par définition9 ».  L’idée d’une source éclairante du mal fait alors son chemin. Et François Rastier de conclure de manière ironique : « La parole, l’autorité, reviennent donc à Eichmann, Barbie, etc., qui tous ont nié ou minimisé, euphémisé10 ».  On comprend alors que le témoignage renvoie à deux choses différentes selon qu’il s’agisse de la parole de la victime ou de celle du bourreau : le premier est un héritage (testimony), le second instruit, au sens judiciaire.  Au premier revient l’autorité, au second le secret des causes.  Et c’est à ce « secret des causes » que se sont attelés certains romanciers, en s’autorisant par la fiction de comprendre ce que de toutes manières le mutisme des bourreaux garde au secret11.  Le public semble avide de plonger aux sources d’un mal dont il appréhende, en dépit de son étrangeté radicale, la proximité avec soi.  Or comment transformer cette appréhension en axiome? La Justice n’a que faire des hypothèses et des constructions imaginaires; la fiction en fournit la possibilité et s’en charge pour le meilleur et pour le pire.

Cette fascination pour le bourreau constitue l’élément central de mon propos. La fascination de Wajdi pour le destin de Bertrand a servi de prétexte pour aborder cette question. Que des néonazis soient fascinés par la personnalité d’Hitler n’est pas particulièrement digne d’intérêt, et il n’y a rien de surprenant non plus à ce que des révisionnistes s’occupent à réhabiliter les bourreaux, mais ce désir de comprendre le bourreau de l’intérieur, l’idée même de cette intériorité comme lieu où peut s’établir la compréhension de l’événement, la problématisation de cette empathie tant de fois évoquée par la critique au sujet, par exemple, du roman Les Bienveillantes de Jonathan Littell, supposent une conception plus large et plus riche de cette étrange relation qui nous lie à ceux que nous appelons « les bourreaux ». 

Le problème que posent la curiosité, la fascination, voire l’empathie pour le bourreau, se double de la difficulté de recevoir son témoignage, car il est un narrateur indigne de confiance ou encore réputé incapable d’en offrir une juste représentation. Dans le roman de Littell, le témoignage expose sa fiction en même temps que sa composante affabulatrice — c’est là le dispositif qui maintient de manière troublante et polémique, au cœur d’une seule narration, la facture du témoignage et son envers, soit le récit onirique et la tragédie antique.  Il devient alors manifeste que le témoin-bourreau n’a plus aucune autorité, et que son témoignage tourne à vide, dépliant autour de lui le cercle d’une allégorie dont le lecteur ne devrait pas être dupe.  L’autorité ne revient alors ni à Eichmann, ni à Barbie, pour répondre à Rastier, lequel écrit au sujet des Bienveillantes : « Ainsi la vérité sur l’extermination se trouve-t-elle représentée par un SS purement fantasmatique12 ».  Car si le SS est bien fantasmatique, il y a lieu de penser que Les bienveillantes ne dit rien de la vérité sur l’extermination,  rien sur l’autorité du témoin, mais beaucoup sur la force de la fascination elle-même qu’exerce le bourreau pour un tiers absent, et sur les modalités qu’emprunte le fantasme d’une compréhension de l’intérieur

 

LE MEURTRE D’ADOLF HITLER. DEUX EXEMPLES CINÉMATOGRAPHIQUES : VIENS ET VOIS13 D’ELEM KLIMOV (U.R.S.S., 1985) ET INGLOURIOUS BASTERDS14 DE QUINTIN TARENTINO (ÉTATS-UNIS, ALLEMAGNE, 2009)

Les deux exemples filmiques que j’ai choisis ont peu en commun, bien qu’ils traitent tous deux, sur le mode fictionnel, d’une fascination pour les bourreaux, et qu’ils s’appuient, de manière inégale, sur l’idée d’une histoire contrefactuelle.  Les deux films évoquent le meurtre d’Hitler, et si aucun ne prétend accéder au témoignage du bourreau, chacun relève la fonction de la fascination, non pas tant pour le bourreau lui-même que devant la possibilité d’une mince frontière entre la violence qu’il exerce et le désir de vengeance de sa victime.  Convoquer ces deux films dans le cadre de cette réflexion permet d’échapper au fantasme d’une compréhension de l’intérieur, tout en confrontant le rapport à ce fantasme.  

Le titre du film réalisé par Elem Klimov est inspiré par L’Apocalypse, Livre de la révélation à Jean, évoquant d’emblée la vision du témoin.  Le scénario est écrit par le cinéaste avec la collaboration d’Ales Adamovich dont il adapte librement un récit autobiographique : Le récit de Khatyne.  Pendant de longues années, le titre de travail du film fut Tuer Hitler.  Fait sans compromis, celui-ci propose des images d’une très grande dureté, traversées par le thème de l’enfance assassinée, et qui racontent les massacres de populations civiles dans les villages biélorusses par les SS durant la Deuxième Guerre mondiale.  Le jeune héros du film, Florya, douloureusement incarné par l’acteur Alexei Kravchenko, va traverser la guerre et se retrouver vieillard, à quatorze ans, avec le visage de la folie.  Avec ses nombreux gros plans montrant ce visage aux yeux exorbités, le film insiste sur ce vieillissement précoce comme véritable destruction de l’enfance. La séquence qui conclut de manière frappante sa mise en intrigue constitue un exemple éloquent du pouvoir uchronique de l’image cinématographique.  Après avoir vécu le massacre des siens, avant de retrouver les partisans avec lesquels il avait souhaité combattre, l’orphelin devenu vieillard15 se déchaîne, à la fin du film, contre un portrait d’Hitler échoué dans une marre.  Le « témoin » de cette fin du monde est donc un enfant identifié, tout au long du film, à celui qui a vu et dont la vision constitue le point de non retour vers la folie.  Mais à la fin, alors qu’il capture dans le viseur de son fusil le portrait échoué d’Hitler, la vision prend tout son sens.  Tirant sur le portrait du Führer à bout portant et à maintes reprises, Florya déclenche de manière fantasmatique l’exhumation du temps et le renversement du cours de l’histoire. Klimov présente en effet, en un montage aussi furieux que percutant, une succession d’images de films d’archives, ponctuées de plans où l’on voit l’enfant tirer à répétition sur les diverses occurrences d’Hitler, à différents stades de l’Histoire qui défile, mais à rebours.  Sous l’impulsion d’une mécanique toute cinématographique, les images d’archives sont donc repassées à l’envers : les édifices éventrés par les bombardements se recomposent sous nos yeux, les armées reviennent sur leurs pas, le Fürher paraît remettre aux enfants dans la foule en liesse le bouquet de fleurs qu’ils lui avaient offert, les bombes retournent dans le ventre des avions, les parades reculent, toute chose détruite revient en son état à travers la cacophonie de l’Histoire — symphonies détraquées, explosions, cris retournant dans le giron du temps sous l’impact d’une seule déflagration.  Le regard de l’enfant défie littéralement le caractère irréversible de l’Histoire qui, par la force des choses, est aussi l’histoire du massacre de sa famille.  Ainsi le destin d’Hitler régresse-t-il vers ce qu’il est tentant de considérer comme la cause ultime du malheur, les « racines du mal », les origines de sa propre existence étant aussi celles de la catastrophe.  Les images défilent et le temps régresse jusqu’au moment où Florya rencontre l’ultime image du bourreau : le petit Adolf, bébé, dans les bras de sa mère (voir les images qui suivent).


Le regard fasciné du jeune héros, redoublé par l’insistance du geste qui consiste à « tuer le bourreau », à rejouer sa mise à mort, convie ici à l’examen critique de l’état de fascination. À la fascination que produit le portrait lui-même lorsqu’il attire à lui comme un aimant la vengeance du garçon, répond la fascination produite par le regard du tireur - regard qui tue et qui pétrifie littéralement le cours de l’histoire jusqu’à le renverser, regard qui plonge le spectateur dans le même désir. 
           
Le geste de Florya répond, on l’aura reconnu, au principe uchronique d’une réécriture de l’Histoire comme alternative ou histoire contrefactuelle. Le genre uchronique trouve son origine, on le sait, dans des motifs militaires concernant, par exemple, l’issue d’une bataille, le choix d’une stratégie militaire : et si Alexandre Le Grand avait lancé sa conquête à l’Ouest plutôt qu’à l’Est? demande Tite-Live dans le Livre IX de L’Histoire de Rome depuis sa fondation. Et si Napoléon avait choisi de fuir Moscou à l’hiver 1812? demande Geoffroy-Château dans son roman, Napoléon et la conquête du monde, paru en 1836. Et si les forces de l’axe avaient triomphé à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale? demande Philip Dick dans Le Maître du Haut Château en 1962.  L’ordre de notre monde, proposent les uchronies, repose sur bien peu de choses puisqu’il suffit d’un aiguillage pour le modifier en profondeur. En assassinant symboliquement Hitler à chaque étape de sa vie, le jeune héros de Klimov fait reculer le temps, imposant chaque fois, par concaténation, une modification à l’Histoire : qu’aurait-on sauvé si on avait tué Hitler à tel moment de l’histoire? À tel moment de sa vie?

Rien n’indique au départ que Florya cherche à comprendre le bourreau de l’intérieur, tant sa fascination semble répondre au seul fantasme de voir éradiquée la force qui a détruit sa famille et sa vie.  L’insistance de la caméra à cadrer le visage halluciné de Florya, de même que le regard de l’acteur pénétré de folie, accentuent l’expression de cette fascination, la rendent presque tangible, à la limite du supportable. Mais voilà le geste vindicatif interrompu par l’image d’un bébé, le petit Adolf, l’enfant croisant le regard d’un autre enfant dans un face-à-face d’autant paroxystique qu’il agit tel un miroir.  Si la puissance iconique de ces images expose clairement le thème chrétien de la Madone à l’enfant, et la frontière fragile entre l’innocence et le péché (Hitler, comme chaque homme, a été enfant, innocent, aimé de sa mère) le spectateur  est amené à se demander: Où commence donc le mal?  Est-il en chacun de nous?

S’agirait-il encore d’un désir de comprendre le mal de l’intérieur, rien n’est cependant présenté ici sous la forme réifiée d’une réponse, d’un témoignage du bourreau, ni même celle d’une fictionnalisation de ce témoignage, mais plutôt par le biais d’une épiphanie dont le caractère chiasmique frappe le spectateur : l’enfant devenu vieillard tue le vieillard devenu enfant.  La tentative d’aller à l’origine du mal achoppe devant l’irrémissibilité du crime. Et si la victime et le bourreau paraissent, l’espace d’un moment, près d’échanger leurs rôles, le film insiste sur l’interruption du geste,  ce moment de vérité dont on peut tirer une leçon.  À travers la force du désir contrefactuel  (les choses auraient pu, auraient dû se passer autrement), le procédé uchronique révèle alors un fantasme, celui d’une puissance destructrice qui scellerait le problème de la compréhension du mal et devant laquelle le film de Klimov impose un retrait : devant l’image de l’enfant qu’il s’apprête à assassiner, Florya retient son geste, abaisse son arme et se détourne pour rejoindre les partisans et se remettre en marche. Car comment opposer à la volonté de puissance une autre volonté de puissance sans s’anéantir en elles?  La fiction contrefactuelle à laquelle cède le héros du film est bien tributaire « d’un investissement de la puissance contre l’actualité », un « refus de l’irréversibilité du devenir16 », autre forme de négationnisme.  Klimov s’en soucie, qui fige son personnage au seuil d’un terrible basculement et le rend capable de se détourner ultimement de la fascination. 

Mon deuxième exemple nous conduit au même problème, par un chemin radicalement différent.  Inglourious Basterds de Quintin Tarentino raconte l’histoire croisée de complots visant à tuer Hitler et l’ensemble de son état-major. Dans la France occupée, et par un concours de circonstances aussi invraisemblable que rocambolesque, une jeune femme juive dont la famille a été exterminée par le SS Landa, projette d’assassiner, dans son cinéma, par un soir de première, l’ensemble des dirigeants nazis.  Avec son projectionniste, elle arrivera à ses fins, non sans croiser les protagonistes d’un autre complot,  les « bâtards infâmes », que le titre du film met en vedette. Ceux-ci forment un groupe tout aussi invraisemblable17, composé de soldats juifs américains, d’origine vaguement italienne pour certains et qui se comportent comme les Max Brothers, et d’un allemand repenti, avec à leur tête un « Juif apache » incarné par Brad Pitt.  Ce commando a pour mission vengeresse (et quasi sportive) de « tuer du nazi », de terroriser l’ennemi jusqu’à la victoire finale. 

À la différence du film précédent, l’histoire contrefactuelle n’est pas, dans Inglourious Basterds le fruit de l’imagination d’un personnage, mais recouvre sa diégèse en entier.  Tout y est défini à la faveur de ce que les logiciens appellent des phrases conditionnelles18(des phrases avec « si »). Le film affiche de manière ostentatoire ses accrocs à l’histoire, son caractère fictionnel et ses nombreux emprunts à divers films de genre, du film noir à la comédie burlesque, en passant par les films d’espionnage et la romance, tablant sur des effets hyperboliques et une mise en scène exaltée. Si l’uchronie désigne l’apparition d’un événement divergent par rapport à l’Histoire — et qui aiguille par conséquent la consécution historique sur une voie imaginaire —, on peut dire du film de Tarentino qu’il excède le modèle uchronique tout en partant de son principe.  Dans le film de Klimov, l’uchronie n’était qu’une figure, une épiphanie faisant miroiter le recommencement fantasmé de l’Histoire. La contrefactualité y apparaissait pour mieux s’absorber dans la réalité historique. Le récit contrefactuel de Tarantino expose plutôt au grand jour, de manière scandaleuse pour certains19, la jouissance fantasmatique d’un autre possible, cette volonté de puissance où viennent s’abolir le pathos de la victime et la jouissance du bourreau.  Si Klimov montrait bien que le désir d’altération est vain, Tarantino soutient qu’il libère, mais à condition de tenir ultimement pour franchise le caractère hautement artificiel de la fiction.  Contrairement aux uchronies typiques, Inglourious Basterds ne mise pas sur les conséquences d’une altération événementielle pour l’Histoire, mais sur la satisfaction d’un désir. La contrefactualité agit comme dispositif de ce contentement, exposition d’une fascination, d’un fantasme exalté de l’histoire dont le cinéma, en tant que fabrique de mythes, est le principal vecteur. 

Les affiches qui publicisent le film accréditent l’efficacité de son dispositif en exposant le caractère outrancier du désir lui-même. La figure 1 (page suivante) montre un poignard ensanglanté, planté directement dans une croix gammée, accompagné de l’énoncé : « Il était une fois en France sous l’occupation nazie… », double référence aux contes de fées et au film de Sergio Leone (Il était une fois dans l’Ouest). La figure 5 reprend le même procédé iconographique en insistant cette fois sur son efficacité cartoonesque : un trou encore fumant laissé par une balle au milieu du symbole du pouvoir nazi.

 

 

La figure 3 reprend l’énoncé « Once upon a time in Nazi occupied France… », accompagnant cette fois le casque ensanglanté d’un soldat allemand, maintenu triomphalement par un bâton de baseball où des noms juifs apparaissent  sous la forme de graffiti.  Les figures 2 et 4 misent sur les stéréotypes des affiches de cinéma.  Dans la première, le héros, incarné par Brad Pitt, se détache, avançant avec assurance, poignard à la main, flanqué de ses compères armés jusqu’aux dents, tandis qu’en arrière-plan, selon le même principe de la triade, apparaît le visage surdimensionné du « méchant », encadré par les deux « femmes fatales » du film.  Cet arrière-fond, véritable affiche dans l’affiche, évoque par son rouge vif à la fois la violence du film (le rouge étant la couleur du sang) et son caractère « sexy ».  À la manière des héroïnes de films d’espionnage ou de films noirs, les deux femmes tiennent un revolver. Ainsi, l’espace dans lequel semblent évoluer les six personnages du film est circonscrit par des armes qui pointent vers l’extérieur; l’image elle-même tend à sortir de son cadre sous l’effet des différents points de fuite créés par la position des armes.  Seul le visage hautain de l’officier nazi paraît retenir l’ensemble des éléments dans l’image, visage sans arme, ou plutôt, visage constitué lui-même en arme, incarnation du bourreau.  La figure 4 reprend celle de la femme fatale, armée et décolletée, au-dessus de laquelle on peut lire l’énoncé percutant, voire paradoxal : « Mélanie Laurent is a Basterd ».  L’attribution à l’actrice, plutôt qu’au personnage, d’un élément de la fiction (les bâtards), annonce le jeu jubilatoire auquel invite le film entre histoire et fiction.

Pourtant, le film va au-delà de la virtuosité postmoderne que l’on a souvent reprochée à son auteur; certes il dit tout autre chose que l’expérience des victimes, l’extermination des Juifs d’Europe ou même l’idéologie nazie.  Il agit comme un piège à spectateurs, prenant tout son sens dans un contexte historique précis, une proposition uchronique qui démontre l’élasticité de ce que l’on appelle l’écart minimal de la fiction20, et renvoie au puissant ascendant que constitue le cinéma lui-même en tant que producteur d’attentes, matrice d’une violence séduisante pour laquelle toute fin doit être positivement heureuse ou malheureuse, jamais les deux à la fois. De surcroît, l’univers qui se déploie dans le film, cet imaginaire bricolé de la guerre, voire le caractère invraisemblable de son intrigue, reposent sur l’exploitation d’une culture du mythe, de la rédemption et du pathos largement répandue dans le cinéma hollywoodien.  Le cinéaste new yorkais Lee Weston Sabo reproche à juste titre à la critique de ne pas avoir compris que le véritable sujet du film de Tarentino n’est ni les Nazis, ni l’Holocauste, mais les publics américain et européens dont le goût pour le drame et les films d’action cheap ont réduit la Deuxième Guerre mondiale à un « genre »21.  Dans le même esprit, Ben Walters soutient que le filmne traite pas de l’éthique de la guerre mais du pouvoir du cinéma22. De toute évidence, le film met en scène le désir du spectateur d’une solution facile à la violence de l’extermination, solution positive dont participe bien sûr l’idée de vengeance : et si les Juifs avaient éradiqué le mal à la manière des personnages de Sergio Leone? À la manière des jeunes héroïnes de série noire? À la manière des mafieux du cinéma?  À la manière des apaches de pacotille collectionnant leurs scalps? On remarquera l’effet miroir que le dispositif produit : une fois libéré, le fantasme de la vengeance s’éparpille et renvoie aux revers de l’Amérique : le « mythe de l’implacable apache » refait surface, celui aussi de la violence fondatrice.  On expose alors, en la travestissant et en la renversant, l’idée reçue selon laquelle les Juifs n’auraient pas offert à leurs bourreaux la résistance qui s’imposait.  Mais la fascination uchronique pour la vengeance dans laquelle verse l’amateur de cinéma ne rend que plus évidente son impuissance. 

Tarentino sait bien que les figures de stars pérennisées sur les affiches, qui sont les véritables personnages de son film, figures mythiques de l’éternité cinématographiques, non seulement contrastent de manière choquante avec le sort des victimes, mais sont à l’image des représentations que se faisaient les bourreaux nazis de leur propre mythe à travers des images de propagande, ces images qui exploraient la propension du spectateur à basculer dans la sensation, à se laisser aller à la « séduction par captation23, à lavolonté de puissance, justement.  Vers la fin d’Inglourious Basterds, le gratin du Reich est rassemblé dans un petit cinéma de Paris à la Première d’un film de propagande nazi quand, par le biais d’une séquence insérée de manière clandestine, l’héroïne juive s’adresse enfin, directement, frontalement à ses bourreaux, poussée par un rire vindicatif et sadique24, les condamnant à mourir dans l’incendie du cinéma. Peut-on penser que les victimes et les bourreaux échangent ici véritablement leurs rôles? La figure du survivant éradicateur de ses bourreaux, comme celle du Juif apache, appartient à la géométrie des mondes possibles, et non au domaine de la justice, pas davantage qu’à l’exposition de la vérité des crimes. L’image est à ce point hyperbolique, à ce point grossièrement fantasmatique et prête à se consumer à son tour sur l’écran qui brûle — surface sans intériorité — qu’elle rend caduque l’idée même de l’exposition de la vérité des crimes par le cinéma.  Si le film dit quelque chose du tort fait aux victimes de la Shoah, ce ne peut être que par la négative, en exposant le fantasme auquel le non-témoin — ce tiers absent qui n’a ni vu ni vécu, mais qui en est le légataire — est trop souvent tenu. Dans cette perspective, reprocher au film, comme le font certains critiques, de ne pas avoir fait des « bâtards » de vrais Juifs25 est une aberration; c’est oublier que le film met au premier plan ce dispositif du cinéma plutôt que l’Histoire elle-même, qu’il est sciemment collé au fantasme uchronique, plutôt qu’à la vérité historique de l’holocauste26.

 

CONCLUSION

À défaut de convoquer les bourreaux et de les confronter aux témoignages des victimes, à défaut d’exposer la vérité des crimes, les fictions de Klimov et de Tarentino ne renient pourtant pas l’historicité, ni la réalité des témoins ou leur mémoire.  Le « regard » sur lequel ils s’arrêtent ne coïncide pas avec le « j’ai vu » du témoin.  Au contraire, dans le film de Klimov, le regard figure l’état de fascination qui menace l’intégrité du témoin.  En plaçant au cœur du film le double impératif « viens et regarde », Klimov situe cette figuration en amont et en aval du témoignage, dans le lien de fascination qui lie celui qui voit la catastrophe et celui qui reçoit le témoignage, là où se construit précisément le désir de vengeance et le fantasme d’une autre histoire. Il ne s’agit pas de témoigner de ce qu’on a vu, mais d’assumer la puissance même de ce regard et d’en mesurer le danger de fascination. La pulsion spectatorielle, définie comme pulsion scopique mais aussi comme désir de négation (le fantasme du retour en arrière), devient l’élément déterminant dans le rapport au bourreau, tentation et passage obligé tout à la fois. 

Dans le film de Tarentino, cette pulsion prend, pour ainsi dire, toute la latitude que lui permet la fiction.  Ce n’est pas un hasard si les bourreaux y trouvent la mort dans le temple même du spectacle: la salle de cinéma.  Les différents acteurs de l’Histoire se trouvent, dans le film,  plongés dans le milieu du cinéma : les dirigeants nazis en spectateurs, les résistants en actrices, en projectionnistes et en propriétaire de salle, les combattants alliés en pseudo-réalisateurs ou producteurs de films.  Cette vaste mascarade n’a qu’un objet : une  fabulation de l’Histoire au centre de laquelle le spectateur se trouve à la fois puni et conforté — conforté d’avoir puni le bourreau, puni d’en épouser le désir. La frontière entre la violence du bourreau et le désir de vengeance de sa victime peut paraitre très mince, mais s’il faut en retirer un ethos, ce ne peut être que dans l’écart qui les sépare, dans la ténuité de cet écart qui sépare, non pas le bourreau de sa victime, mais la violence de l’un et le désir de l’autre, tous deux imaginés par un tiers absent, le spectateur.  L’intériorité du bourreau n’est pas plus accessible au spectateur que le tort fait à la victime ne puisse être réparé par son désir.  En posant la question de ce tort en amont et en aval du témoignage, au cœur de la fascination et de son désir de négation, Klimov et Tarentino montrent, chacun à leur manière, que l’impossibilité absolue du retour en arrière se conjugue, pour la victime, avec l’impossibilité d’échapper au tort qui lui a été causé, l’impossibilité d’une juste réparation, d’une symétrie au regard de la justice. 

 

 

 

 

1 Cette étude est le résultat d’une recherche rendue possible grâce aux Fonds octroyés par le Conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada (CRSHC).

2 Renaud Dulong, « Qu’est-ce qu’un témoin historique ? » Revue en ligne Vox Poetica, URL : http://www.vox-poetica.org/t/articles/dulong.html  (consultée le 12 octobre 2011).

3 François Rastier citant et critiquant la position de George Steiner,  « L’après-culture - à partir de George Steiner », Revue Texto, (www.revue-texto.net,), p. 4.  Réédition en ligne du texte paru initialement dans la revue Poésie, no. 108, juin 2004, p. 95-113.

4 Journal Le Soleil, Québec, publié le 16 avril 2011.

5 Ce débat n’est pas demeuré enfermé dans le cercle restreint des gens de théâtre.  Il s’est exprimé sur la place publique.  Or la réaction de l’opinion publique dénote dans cette affaire non pas une contestation du principe de réhabilitation — principe hautement défendu encore récemment au Québec contre une nouvelle loi fédérale répressive qui alourdit les peines des enfants criminels — mais un refus de transformer l’espace public en espace thérapeutique pour les criminels alors que les victimes sont laissées sans ressource.

6 On pensera à Rwanda 94, créé en mars 2000 au Théâtre de la Place à Liège du Groupov.

7 Les films Shoah (Claude Lanzmann (réal.),  France, 1985) et S21 La machine de mort Khmère rouge (Rithy Panh (réal.), France, Cambodge, 2003).  Sur le bourreau dans ce dernier film, on consultera Sylvie Rollet, « L’institution du ‘spectateur-témoin’. S21, la machine de mort Khmère rouge de Rithy Panh », revue Intermédialités, No. 21, printemps 2013.

8 Jean Hatzfeld, La stratégie des antilopes, Parie, Seuil, 2007.

9  Cité par Rastier, « in « Entretien entre François Rastier et Georges-Élia Sarfati, Controverses, août 2008, p. 148 : http://www.controverses.fr/pdf/n10/rastier-sarfati10.pdf (consulté le 30 mai 2011).

10 Idem.  Repris dans F. Rastier, « Témoignages inadmissibles », Littérature, 2010/3, no. 159, p. 108-129.

11 Je mets volontairement de côté nombre d’aspects du débat autour de la figure du bourreau qui supposeraient d’autres considérations, en l’occurrence les débats récents dans les milieux littéraires autour de la question plus générale et hautement complexe de la fictionnalisation de l’histoire, mais aussi la figure de l’homme ordinaire, ce que soulèvent par exemple, des romanciers comme Alexis Jenni (L’art français de la guerre, 2011) ou Laurent Mauvignier (2009), et qui relancent la question de la banalité du mal. 

12 François Rastier, in « Entretien… », op. cit., p. 149.

13 Le titre maladroit de la version française est Requiem pour un massacre. Le titre original russe est « Idi i smotri ».  J’utilise ici une traduction plus littérale, à l’instar du titre anglais sous lequel le film a le plus circulé : « Come and See ».

14 Les fautes d’orthographes sont volontaires, soit « inglourious » au lieu de « inglorious » et « basterds » au lieu de « bastards ».

15 On pourra méditer le fait que, sensiblement à la même époque, Volker Schlöndorff remportait un vif succès avec son adaptation d’un roman de Günter Grass paru en 1959, Le tambour, dont le personnage principal, plongé dans l’Allemagne des années 1930 et de la Seconde Guerre mondiale, est un garçon qui refuse de grandir (Die Blechtrommel, réalisé par Volker Schlöndorff, production germano-franco-polonaise, 1979). L’être figé dans le corps d’un tout jeune enfant, avec sa voix haut perchée, s’oppose ici de manière plutôt frappante au héros de Klimov, enfant-vieillard à la voix d’outre-tombe.

16 Sophie Rabau, Séminaire Sortir du temps : la littérature qu risque du hors-temps, juin 2007, Fabula: URL : http://www.fabula.org/atelier.php?Sortir_du_temps_%3A_propos_liminaire_par_S%2ERabau. (consulté le 11 mai 2011).

17  On a rapproché les « basterds » des Ritchie Boys, un groupe de soldats juifs américains, d’origine allemande ou autrichienne, formés aux interrogatoires et aux tactiques psychologiques pour des fins militaires.  Voir Charles Taylor, « Violence as the Best Revenge.  Fantasies of Dead Nazis », Dissent, Hiver 2010, p. 105.

18 Voir sur les mondes possibles : Saul Kripke, Naming and Necessity, Oxford, Blackwell, 1980 ; David Lewis, De la pluralité des mondes, Éditions de l’Éclat, 2007;  ou Robert Stalnaker, « Possible Worlds », Noûs, 10, 1976, p. 65-75. 

19 Sur une partie de ce débat qui n’en finit plus, voir Ben Walters,« Debating Inglourious Basterds », Film Quaterly, Berkeley, vol. 63, no. 2, Hiver 2009/2010.  On consultera en particulier la critique acerbe du film faite par Jonathan Rosenbaum, dont une réponse à ses détracteurs le 27 août 2009 sous le titre «Some Afterthoughts about Tarentino » dont le texte se trouve sur le site de l’auteur : URL : http://www.jonathanrosenbaum.net/2009/08/16606/.  Rosenbaum y écrit : « Since many people have been asking me to elaborate on why I think Inglourious Basterds is akin to Holocaust denial, I’ll try to explain what I mean as succinctly as possible, by paraphrasing Roland Barthes: anything that makes Fascism unreal is wrong. (He was speaking about Pasolini’s Salo, but I think one can also say that anything that makes Nazism unreal is wrong.) For me, Inglourious Basterds makes the Holocaust harder, not easier to grasp as a historical reality. Insofar as it becomes a movie convention — by which I mean a reality derived only from other movies — it loses its historical reality ».  L’article à l’origine du débat s’intitule « Recommended Reading : Daniel Mendelsohn on the New Tarentino », paru le 17 août 2009.  À cette sentence selon laquelle anything that makes Nazism unreal is wrong, on opposera les témoignages des rescapés qui ont souvent évoqué le caractère irréel de leur situation.  A fortiori, comment soutenir que ceux qui n’ont pas vécu les événements puisse accéder à la réalité.  La réalité du passé nous échappera toujours, mais nous demeurons empêtrés dans le déasir de la connaître et le fantasme de la confondre.

20 Marie-Laure Ryan, Possible Worlds, Artifiicial Intelligence and Narrative Theory, Indiana, University Bloomington & Indianapolis Press, 1991.

21 Lee Weston Sabo, « Do you Find me Sadistic? Tarantino’s Inglourious Basterds », Bright Lights Film Journal, Numéro 66, Novembre 2009 :
URL : http://brightlightsfilm.com/66/66ig2sabo.php#.U3USFyhkgwU.

22 Op. cit. Ce « pouvoir du cinéma » s’illustre à travers le pastiche, la multiplicité des allusions faites à divers films de genre, de même que par des sources plus affichées.  Le film de Tarentino serait inspiré d’un film de série B Quel Maledetto Treno Blindato (1970) lui-même rebaptisé pour sa sortie aux Etats-Unis Inglorious Bastards.

23 François Rastier, « Croc de boucher et rose mystique – enjeux présents du pathos sur l’extermination », Texto! Textes et cultures [http://www.revue-texto.net], XII, 2, Avril 2007, p. 3

24 La scène rappelle également la fameuse séquence du film Wizard of Oz, lorsque le voile se lève sur le grand sorcier qui terrifiait jusque-là Dorothée et ses amis, révélant un pauvre vieillard en mal de puissance ; chez Tarentino, le voile se déchire au spectacle mythifiant du triomphe nazi, révélant à la face des bourreaux, la toute puissance de leur victime.

25 C’est le cas de Peter Bradshaw dans un texte publié dans The Gardian le 19 août 2009 : « And if « kosher porn » was the point, wouldn’t it have been better to make the Basterds’ leader actually Jewish?  Instead of which, their CO is Brad Pitt, the good ol’boy from Tennessee, a part of the world in which progressive sympathies with European Jewry are – how can I put it? – atypical. »   

26 Certes on y exploite deux sphères de références incompatibles : la sphère du témoignage comme arrière-plan innommableoù s’articule l’asymétrie entre victimes et bourreaux, et la sphère des attentes spectatorielles reposant sur l’identification, la procuration et l’empathie.  Dans la première (celle du témoignage), la « fin » ne saurait être heureuse, non plus que malheureuse, puisque le témoignage, travaillé par la question éthique, échappe à la structure du muthos où s’articulent le commencement, le milieu et la fin. La seconde sphère, celle des attentes spectatorielles standardisées, mine en quelque sorte la première, car elle ne peut tolérer qu’on suspende la fin; celle-ci sera donc tragique ou heureuse, sans entre-deux.

 

 

Article publié le 13 juin 2014

 

 

 

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