Du témoignage à la fiction
(Cet article est extrait de l'ouvrage intitulé Le Témoin et la bibliothèque publié aux Editions Cécile Defaut en mai 2012)

 

 

Alexandre Prstojevic
INALCO / CRAL (CNRS-EHESS)

 

Le terme « littérature de la Shoah » désigne aujourd’hui un corpus vaste et génériquement mal défini de récits sur l’extermination des juifs d’Europe. Comprenant des ouvrages de longueur, de registre et de qualité inégaux, abordant la question centrale de la persécution raciale de front ou de biais, ce corpusa pour caractéristique d’être composé – dans son immense majorité – de témoignages de première main. Ceux-ci se présentent souvent comme des documents rédigés par des déportés à l’intention du public qui s’intéresse au génocide perpétré par les nazis. L’inégration de certains d’entre eux dans le corpus littéraire n’est ni évidente ni automatique. Même si, en raisons du succès mondial de Si c’est un homme de Primo Levi ou de La Nuit d’Elie Wiesel, elle nous paraît aujourd’hui aller de soi, elle n’en est pas moins le résultat d’un classement opéré par nos institutions culturelles. Récits authentiques d’une expérience extrême, ces témoignages sont souvent perçus comme littérature parce que le contexte culturel actuel met en valeur leur propriétés esthétiques et en suspens la question de l’intentionnalité auctoriale. En conséquence, il serait plus juste de les désigner, selon la division que nous propose Gérard Genette, par le terme diction : « Est littérature de fiction celle qui s’impose essentiellement par le caractère imaginaire de ses objets, littérature de diction celle qui s’impose essentiellement par ses caractéristiques formelles[...] ».

Un autre ensemble, infiniment plus modeste, fait partie de la littérature de la Shoah. Il a cette particularité de comprendre des œuvres à forte composante fictionnelle, c’est-à-dire d’être, selon la terminologie de Genette, constitutivement littéraires. Ce corpus pose, de façon sigulière, la question du partage des eaux génériques. Littérature, fiction, document : comment les différencier, et surtout comment les lire dans un contexte aussi grave que celui de l’histoire de la Shoah ? Si les ouvrage de Primo Levi ou de David Rousset semblent fournir la réponse à la question de savoir si un témoignage historique peut être aussi de la littérature, les romans d’Imre Kertész, de Georges Perec ou de Danilo Kiš appellent in fine à une autre réflexion : celle qui porte sur la possibilité qui s’offre à une œuvre constitutivement littéraire, à une fiction ouvertement assumée comme telle par son auteur, de dire une part de la vérité historique.

Des premiers témoignages des années quarante, jusqu’aux « scandaleuses » fictions de Jonathan Littel et Yannick Haenel qui ont provoqués de virulents débats publics, la littérature de la Shoah a connu une (r)évolution. La preuve, le document, la narration personnelle – éléments incontournables sous la plume des rescapés de la « solution finale » – ont cédé la place au régime fictionnel des auteurs nés après la guerre. L’écrivain (surtout français) ne se voit plus comme un « auxiliaire des historiens », mais affirme son droit d’interpréter, pour ainsi dire de l’extérieur, cette période de notre passé. Il ne témoigne pas, il polémique.
Ce passage de la diction à la fiction s’est opérée de façon graduelle, à partir des années soixante. Il a été déclenché par le procès d’Adolf Eichmann (1961) qui constitue le moment inaugural d’une époque qui finira par reconnaître le génocide des Juifs en tant que crime sui generis. Repère confortable, puisque inscrit dans l’histoire politique de l’Occident, ce procès ne peut néanmoins expliquer à lui seul l’avènement d’une nouvelle littérature. Celle-ci a surgi au confluent de deux mouvements différents : l’arrivée sur la scène littéraire de la génération des « enfants cachés » nés dans les années trente (produisant un effet de superposition générationnelle avec les grands témoins des années quarante et cinquante toujours en activité) et le travail de l’énergie « cinétique » propre à l’histoire littéraire qu’est la recherche de nouveaux modèles d’écriture aboutissant alors à la mise en question d’un ensemble de procédés narratifs élaborés au dix-neuvième siècle. Le témoignage de la Shoah, né dans l’horreur des camps et l’urgence de l’après-guerre, évoluera significativement tout au long des années soixante et soixante-dix. Avec les auteurs dont l’œuvre est abordée dans cet essai – Piotr Rawicz, Danilo Kiš, Georges Perec, Imre Kertész, W. G. Sebald – il accomplira sa littérarisation fictionnelle. Profondément marquée par l’expérimentation formelle et l’intériorisation psychologique, cette littérature du tournant pose, à travers un jeu avec le modèle testimonial des années quarante ancré dans la factualité historique et attaché à une vision morale et rédemptrice du survivant en tant que témoin parlant au nom de la communauté des disparus, la question de la valeur éthique du récit et de la place du survivant dans un monde à la mémoire courte.

Or, élément remarquable, ce changement de régime narratif est opéré à partir du modèle fondé par des romanciers du début du siècle : Virginia Woolf, James Joyce, Marcel Proust, Boris Pilniak. De fait, la focalisation sur la vie « intérieure » des personnages dont cette nouvelle littérature témoigne tranche radicalement avec la vision historique qui privilégie la masse comme donnée élémentaire de la réflexion sur le génocide. Touchant non seulement le héros mais aussi le narrateur, elle façonne radicalement la vision de la persécution. En même temps, cette irruption du psychisme dans la relation des faits produit une véritable désarticulation de la chronologie. Le résultat en est la recomposition du monde historique : la forme narrative jusqu’alors attachée à la Shoah – témoignage, scrupuleusement factuel et rigoureusement chronologique – est mise en morceaux : décomposée en soixante-douze fragments textuels dans Sablier (Danilo Kiš), réarticulée sous une forme fragmentaire spéculaire dans W ou le souvenir d’enfance (Georges Perec), pulvérisée par une série de passages textuels à l’architectonique complexe dans Le Sang du ciel (Piotr Rawicz) ou simplement rendue insaisissable sous l’action conjointe du temps dilaté et de la forme « alourdie » dans Austerlitz de W. G. Sebald.

En dernière instance, cette recherche éthico-esthétique typiquement moderniste vise à l’établissement d’une véritable historicité non factuelle. De fait, qu’ils soient des témoins oculaires ayant vécu personnellement la persécution (P. Rawicz, I. Kertész), d’anciens « enfants cachés » (G. Perec, D. Kiš) ou un écrivain non-juif appartenant à la communauté nationale qui a élaboré l’idée de la « solution finale » (W. G. Sebald), tous les auteurs abordés dans cet essai revendiquent le statut de romancier avant celui de témoin. C’est important à plus d’un titre. Chercher sa place dans la cartographie du roman contemporain, c’est considérer d’abord que la fiction est un moyen de transmission de la connaissance historique, c’est aussi croire que le génocide juif, en tant que sujet jusqu’alors évacué à la marge de la vie littéraire tant il était vu comme essentiellement historiographique, juridique ou éthique, doit désormais faire partie du fonds thématique de la littérature occidentale, et qu’écrire sur le génocide n’est ni moralement scandaleux (en dépit des réflexions bruyantes d’Adorno jetant son anathème sur la poésie après Auschwitz), ni littérairement impossible (en dépit de la contradiction, qu’évoque Kertész, entre le principe du plaisir esthétique propre à l’art et l’horreur morale que suscite le sujet). C’est enfin affirmer in fine que la Shoah n’est pas l’apanage de l’histoire juive mais s’inscrit pleinement dans celle de l’Occident, qu’elle est notre héritage commun. La prise en charge romanesque de la Shoah, réalisée - les pages qui suivent tenteront de le démontrer – grâce au recours (conscient ou non) à un modèle esthétique particulier, conduit directement à la reconnaissance de la légitimité littéraire c’est-à-dire culturelle de cet événement. Il ne faut donc pas s’étonner si, à travers la question de la preuve, du document d’archive, de l’autorité biographique (le témoin en tant que personne physique ayant été présente aux événements qu’elle raconte), du statut de la narration et de celui de la fiction, cette nouvelle littérature renvoie aux problèmes de définition de l’art en tant que tel.

Dans cet essai, je ne m’attarderai pas sur les raisons qui ont poussé Rawicz, Perec, Kiš, Kertész et Sebald à s’inspirer du roman woolfien. Cette question importante, qui mériterait d’être étudiée à soi seule, cède ici la place à la réflexion sur la tenace prégnance de la modernité esthétique héritée du début du siècle dans un domaine auquel elle semblait a priori radicalement étrangère, sur le sens de son travail souterrain de sape idéologique d’un monde depuis longtemps étiqueté comme monde sans passé : à la fois post-moderne et post-historique. Ce qui compte avant tout, c’est de montrer, à partir d’exemples précis, comment la modernité esthétique intervient dans le récit de la Shoah. Comment, d’une œuvre à l’autre, elle se manifeste, se métamorphose, permet de prendre en charge la réalité monstrueuse de la guerre. En dernière instance, de comprendre la fonction d’une telle filiation. Car, depuis un demi-siècle, la reprise critique d’un même modèle a fini par créer ce qui apparaît bien aujourd’hui comme une filiation permettant à la Shoah en tant que sujet de s’agréger au fonds thématique de la bibliothèque occidentale et, ce faisant, de faire partie intégrante de notre culture.

La modernité esthétique comme agent infiltré du roman : assurément, la formule aurait plu à cet admirateur de Joyce qu’était Danilo Kiš.

 

 

 

 

01/06/2012

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