Récits et ouverture des virtualités. La matrice du contrat

 

 

 

par André Petitat et Raphaël Baroni
Institut des sciences sociales et pédagogiques
Université de Lausanne

Le présent travail s’inscrit dans la longue tradition qui, d’Aristote à Propp et Ricœur, aborde le récit comme texte d’actions [1] . Dans un précédent travail sur les contes d’animaux (Petitat & Baroni, 2000), nous avons fait l’hypothèse qu’une part substantielle des opérateurs de transformation à l’œuvre dans le déroulement de la fabula pouvait être dérivée de différents niveaux de compréhension de l’action. Nous avions alors distingué trois facettes de cette compréhension: celle du rôle des capacités motrices, celle du rôle des perceptions et celle du rôle des croyances dans l’action. Ces distinctions, inspirées de la psychologie génétique et notamment des travaux sur la théorie de l’esprit (Wellman, 1990), ont donné lieu à une première catégorisation des actions et interactions présentes dans les contes d’animaux, avec au centre la notion de réversibilité. Celle-ci renvoie à toutes les rocades virtuelles possibles dans les interactions, mouvements souvent surprenants qui explorent  les virtualités offertes par la compréhension de l’action.

L’attention est ici centrée sur la matrice du contrat, c’est-à-dire sur un nœud stéréotypique des échanges extrêmement fréquent. Notre souci n’est donc pas le récit comme totalité, mais l’analyse et la synthèse des abondantes variantes de contrat apparaissant dans les contes formulaires, les contes d’animaux et les contes merveilleux. En conclusion seulement, nous nous interrogerons sur l’intérêt de cette approche pour comprendre la cohésion du récit et sa tension dramatique.

Dans les pages qui suivent, nous avons procédé de façon empirique, par inventaire et analyse de variantes de contrats identifiées dans nos trois corpus de contes. Nous nous sommes aussi demandés dans quelle mesure notre intérêt pour les dynamiques interactives nous rapprochait ou nous éloignait des travaux classiques de la narratologie. Commençons par ce dernier point.

De la narratologie à l’analyse interactionniste

L’analyse des contes sous l’angle des virtualités interactives s’inscrit parmi les travaux narratologiques inspirés par des théories de l’action [2] . Dès les années 1970, les progrès empiriques réalisés dans la description des récits appellent des fondations théoriques qui dépassent les inspirations formalistes et structuralistes du départ. Plusieurs voies seront alors explorées qui viendront enrichir considérablement notre vision du récit. L’ouverture la plus spectaculaire provient sans doute des théories de la réception, qui cassent la clôture des interrogations précédentes et envisagent le récit comme interaction historiquement située entre narrateur et récepteur (Eco, 1985 ; Jauss, 1978 ; Charles, 1977 ; Iser, 1976). Un second courant (cf. Van Dijk, 1976 ; Ricoeur, 1983-85) se tourne du côté des théories de l’action issues de la philosophie analytique anglo-saxonne pour tenter de mieux définir l’objet premier du récit – en tant que « texte d’action » – et d’explorer les rapports dynamiques qui relient l’expérience pragmatique et sa configuration narrative. L’activité est également intense du côté de la psycho-linguistique, prise sous tension entre les interprétations cognitivistes et culturalistes, entre Piaget, Fayol, Vygotski et Bruner.

La perspective qui est la nôtre hérite de ces différents courants. Elle reprend l’opposition entre action et événement, en l’enrichissant de la dimension du comportement. L’action prend appui sur le comportement en le dépassant. Elle peut être considérée comme une construction historique appréhendable dans des durées variables, que ce soit la très longue durée de la phylogenèse, la courte durée de l’ontogenèse et les durées courte, moyenne ou longue dont l’historiographie est coutumière. Ces perspectives génétiques fournissent des distinctions mobilisables dans l’analyse des actions et interactions configurées dans les récits. L’idée de base est que la définition d’une action réelle procède des virtualités inventées au cours des développements de la compréhension de l’action. Le réel actionnel n’existe pas en soi, comme un objet physique autour duquel il faut développer une batterie d’observations objectives; sa complexité dépend de la complexité de la compréhension des narrateurs et récepteurs, liée dans la longue durée aux sauts métacognitifs et dans les durées plus ordinaires de l’histoire à des mutations socio-historiques de moindre envergure. Si le réel relationnel procède des virtualités de la compréhension de l’action, alors la fiction n’est pas imitation, même créatrice, du réel. C’est au contraire une autre manière d’explorer les virtualités de l’action et d’en inventer de nouvelles, en faisant comme si. Que ce soit en respectant ou en s’affranchissant des limites de la régulation sociale, des connaissances, voire même de caractéristiques naturelles, la fiction célèbre les virtualités présentes ou participe à leur élargissement en inventant de nouveaux mondes.

Ce point de vue interactionniste rejoint certaines préoccupations des approches formalistes et structuralistes tout en enrichissant le point de vue de la réception.

Si la notion de « fonction »  développée par Propp a d’abord servi à dépouiller les récits de leurs contenus « accidentels » pour ne plus retenir que « l’action d’un personnage, définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue » (1970, p. 31), et si le but de cette abstraction était de faire apparaître un schéma formel (structural) unique à travers la diversité des variantes textuelles – schéma propre au « genre » merveilleux en l’occurrence –, une des conséquences de cette approche aura été de dégager et de mettre en évidence des chaînes interactives très générales, à l’image de nos interactions réelles et fictives.

Les fonctions représentant des actions abstraites du texte, et ces actions étant considérées comme « les parties constitutives fondamentales du conte » (Propp, 1970, p. 31), c’est sur la logique de leur enchaînement que se fonde l’analyse de la morphologie des contes (et, avec les successeurs de Propp, de tous les récits). Ainsi, pour justifier la « nécessité » de l’enchaînement unilinéaire des fonctions – « la succession des fonctions est toujours identique » (p. 32) –, il suffit parfois de constater qu’une « interdiction » doit obligatoirement précéder sa possible « transgression », ou que l’« ordre » précède toujours sa possible « exécution », ce qui apparaît avec évidence dans les enchaînements de fonctions suivants, tirés du répertoire de Propp :

g1 : interdiction ;        
d1 : transgression de l’interdiction ;

g2 : ordre ;     
d2 : exécution de l’ordre ;

 (Propp, 1970, pp. 37-38 et p. 163)

L’ordre de ces fonctions ne saurait en effet être renversé sans devenir absurde du point de vue interactif. Une telle nécessité (par implication) ne suffit évidemment pas à expliquer l’enchaînement de l’ensemble des trente et une fonctions proppiennes. Dans bien des cas, l’enchaînement ne relève que d’une certaine cristallisation liée à la tradition, valable pour un genre littéraire particulier. Par ailleurs, ces enchaînements, trop mécaniques, ne rendent pas compte des alternatives que les virtualités interactives supposent : une interdiction est susceptible d’être respectée et un ordre d’être refusé. D’un point de vue normatif, ces deux enchaînements (Interdiction ® Transgression ; Ordre ® Exécution) présentent en fait deux mouvements opposés, l’un transgressif, l’autre respectueux, deux virtualités présentes dans toute interaction.

Par rapport à l’analyse formelle de Propp, l’approche interactionniste ne se contente pas de rendre compte du parcours stéréotypé privilégié par un certain genre de récits, mais elle met au contraire en évidence la pluralité des séquences narratives possibles auxquelles une situation particulière (l’ordre, l’interdiction, etc.) peut donner lieu. Les récits folkloriques présentent des variantes quasi inépuisables de ces situations interactives typiques. Une démarche comparative (entre les diverses situations que l’on rencontre dans les contes) permet de dresser le tableau des principales situations interactives telles que l’ordre, la rencontre, le contrat, le don, etc., ainsi que de souligner la variété de leurs actualisations (respect, transgression, tromperie, honnêteté, etc.).

Lorsqu’il formalise les actions afin de réduire les différences superficielles entre les variantes, Propp range sous une même étiquette des dynamiques interactives très différentes. Prenons par exemple l’épisode du Donateur, qui nous intéresse particulièrement car on y rencontre des variantes nombreuses du contrat et du don. Cet épisode recouvre trois fonctions, que l’on peut grossièrement considérer comme trois moments d’un échange portant sur un objet magique :

D : Première fonction du donateur (le héros subit une épreuve, un questionnaire, une attaque, etc., qui le préparent à la réception d’un objet ou d’un auxiliaire magique). 
E : Réaction du héros (le héros réagit aux actions du futur donateur).    
F : Réception de l’objet magique (l’objet magique est mis à disposition du héros).

De cette première formalisation, la plus générale, on peut seulement conclure que, dans un conte merveilleux russe, le héros obtient toujours l’objet magique au terme de la séquence. Les aspects de nécessité interactive de l’enchaînement n’apparaissent pas à travers des termes tels que « première fonction du donateur » et « réaction du héros ». Cette dernière fonction n’implique d’ailleurs aucunement que le héros soit doté d’un objet magique.

Lorsque Propp illustre ses fonctions génériques, les choses deviennent plus claires ; de nombreuses variations interactives apparaissent, dont il dresse une liste en dix points :


D1 : Le donateur fait passer une épreuve au héros

E1 : Le héros réussit (ne réussit pas) l’épreuve

D2 : Le donateur salue ou questionne le héros

E2 : Le héros répond (ne répond pas) au salut du Donateur

D3 : Un mourant ou un mort demande au héros de lui rendre un service

E3 : Il rend (ne rend pas) au mort le service demandé

D4 : Un prisonnier demande au héros de le libérer

D4a : La même chose, précédée de l’emprisonnement du donateur

E4 : Il libère le prisonnier

D5 : On s’adresse au héros en lui demandant grâce

E5 : Il épargne l’animal qui le lui demande

D6 : Deux personnes en train de se disputer demandent au héros de partager entre elles leur butin (variante : le héros propose spontanément de départager les disputeurs)

E6 : Il fait le partage et réconcilie ceux qui se disputaient

EVI : Le héros dupe les adversaires.

D7 : Autres demandes

E7 : Le héros rend un autre service

D8 : Un être hostile essaye d’anéantir le héros

E8 : Le héros se sauve des attaques qui le visent, en retournant les moyens du personnage hostile contre celui-ci

D9 : Un être hostile entre en lutte avec le héros

E9 : Le héros remporte la victoire (ou ne remporte pas la victoire) sur l’être hostile

D10 : On montre au héros un objet magique et on lui propose un échange

E10 : Le héros accepte l’échange, mais utilise aussitôt la force magique de l’objet contre le donateur


Nous reconnaissons dans cette liste des demandes évoluant en dons ou en contrats, avec ou sans duperie (6), des salutations ou questions, avec ou sans réponse (1), une mise à l’épreuve, avec ou sans réussite (1), une tentative d’anéantissement évitée (1) et une lutte, heureuse ou malheureuse (1). Propp s’est donné la peine de mettre ces actions et réactions [3] en rapport avec neuf modalités différentes de réception de l’objet [4] . Au terme de cet examen, il conclut qu’il existe deux types de combinaisons dominantes entre les formes préparatoires (fonctions D et E) et celles de la réception de l’objet magique (fonction F):

1. Le vol de l’objet magique est lié aux tentatives de détruire le héros (...), à la demande de départager des adversaires, aux propositions d’échange.

2. Toutes les autres formes de transmission et de réception sont liées à toutes les autres formes préparatoires.

Au type 1 correspondrait des donateurs plutôt hostiles et au type 2 des donateurs plutôt amicaux. Cette typologie est insatisfaisante, notamment parce que le vol de l’objet n’a parfois pas d’autre origine que la ruse voire la scélératesse du héros.

Il faut distinguer au moins quatre processus-types: 1) dans la plupart des cas, le don de l’objet magique est accordé comme récompense (contre-don) d’un don préalable (ou d’une épreuve réussie) , et le héros ne transgresse donc aucune norme mais fait preuve au contraire de générosité (de bravoure ou d’adresse) ; 2) inversement, l’impolitesse, le refus d’un service demandé ou l’échec à une épreuve (par fainéantise ou couardise,…) entraînent la non-réception de l’objet magique [5]  ; 3) dans un troisième scénario, le gain de l’objet magique intervient par neutralisation d’une tentative de destruction du héros (en ce cas, c’est l’agresseur malveillant qui est puni) ; 4) enfin, (EVI et E10), l’acquisition est obtenue par tromperie envers le Donateur amical [6] .

On reconnaît ici les trois virtualités fondamentales des jeux autour de la norme: le respect doublé de récompense, la transgression suivie de punition (processus-types 2 et 3) et la soustraction d’un forfait à toute sanction. En résumé, dans certains cas et d’un point de vue interactif, la logique d’enchaînement des fonctions apparaît beaucoup plus claire et cohérente quand on la traite en rapport avec les jeux sur la norme et la régulation éventuelle qui s’en suit.

C’est précisément à partir d’une version abstraite de ces trois virtualités interactives, dont le champ d’application est très large et les possibilités combinatoires très variées, que Alan Dundes (1980) parvient à définir la structure de la grande majorité des contes amérindiens [7] . Les « motifèmes », que Dundes considère comme des unités structurales fondamentales (correspondant plus ou moins aux fonctions proppiennes), permettent de rendre compte de la dynamique des récits (qui est exprimée par la paire motifémique : Manque ® Liquidation du Manque) ; ils se résument à trois principales combinaisons :

1) Assignation de tâche (ou test) et Tâche accomplie (fonctions 25 et 26 chez Propp) ;
2) Interdiction et Violation (fonctions 2 et 3 chez Propp) ;
3) Manœuvre de tromperie et Victime dupée (fonctions 6 et 7 chez Propp).

Si nous appliquons ces motifèmes aux premières fonctions du « Donateur » analysées par Propp, nous reconnaissons plus ou moins facilement la « bonne action » qui est suivie d’une récompense (tâche accomplie ou test passé avec succès), la « mauvaise action » punie (violation suivie d’une conséquence négative) et la « duperie » qui permet de combler le manque par une voie transgressive. Le grand avantage de cette combinatoire est de fournir une abstraction des récits qui reste pertinente du point de vue de nos connaissances générales des interactions et dont les enchaînements paraissent naturels. C’est notamment le cas lorsque Dundes traite des récits construits sur le schéma Interdiction/Violation et qu’il résume par une séquence de quatre motifèmes :

Un des schémas structuraux les plus répandus dans les contes des Indiens nord-américains est une séquence de quatre motifèmes consistant en Interdiction, Violation, Conséquence, et Tentative d’Evitement de la Conséquence. Les intrigues basées sur ce schéma contiennent au minimum la Violation et la Conséquence. Cela vient du fait qu’il est possible que l’Interdiction soit implicite au lieu d’être ouvertement posée […]. En outre, comme un conte peut se terminer avec la Conséquence, le motifème de la Tentative d’Evitement est optionnelle. Quant au dernier motifème, la tentative peut être couronnée de succès ou elle peut échouer. (1980, p. 64, traduction)

Ces récits peuvent donc être résumés par un schéma dont la logique interactive est évidente [8] mais qui, une fois encore, ne laisse pas suffisamment apparaître l’étendue des virtualités de l’action :

Surtout, A. Dundes a su dire et montrer que la portée de la méthode dépasse de loin la technique d’analyse des récits pour laquelle elle est née. Ce que Propp nous apprend à construire, ce n’est pas le récit en tant qu’art de la narration, mais le complexe de situations, d’événements et d’actions pris en charge par le récit. […] Au delà des formes orales du folklore narratif, au-delà même des formes stéréotypées des conduites sociales, l’entreprise inaugurée par Propp et poursuivie par Dundes converge avec celle de Pike dans la recherche d’une « théorie unifiée de la structure du comportement humain. » (Bremond, 1973a, pp. 79-80)

En poussant plus loin le rapprochement entre structure du récit et logique du comportement humain, Bremond en vient à définitivement répudier le postulat finaliste de Propp qui veut qu’une fonction n’ait de sens que parce qu’elle permet à la fonction suivante de se réaliser : « De là que résulte-t-il ? Selon nous, l’impossibilité de concevoir qu’une fonction puisse ouvrir une alternative : puisqu’elle se définit par ses conséquences, on ne voit pas comment des conséquences opposées pourraient en sortir » (pp. 20-21). Au contraire, pour Bremond, il faut relire le conte à l’endroit, relever l’ensemble des « options logiquement offertes à un narrateur, à un point  quelconque de son récit, pour continuer l’histoire racontée » (p. 8).

C’est à partir du terminus ad quo, qui ouvre dans la langue générale des récits le réseau des possibles, et non à partir du terminus ad quem, en vue duquel la parole particulière du conte russe opère sa sélection entre les possibles, que nous devons construire nos séquences de fonctions. L’implication de Lutte par Victoire est une exigence logique ; l’implication de Victoire par Lutte est un stéréotype culturel. (p. 25)

D’une manière peut-être imprévue par l’auteur, en faisant converger la théorie du récit avec la logique de l’action, Bremond anticipait sur les approches ultérieures dont la tendance générale a été de contester les limites inhérentes aux approches formelles et structurales, parcequ’elles négligeaient la dimension pragmatique de la communication. Ultérieurement, les approches cognitivistes de la réception ont notamment mis en évidence l’existence de schémas d’action préexistants à la lecture, sans lesquels la compréhension et la mémorisation des textes serait impossible (cf. Fayol, 2000 ; Baroni, 2002). Plus généralement,  Ricœur (1983-85) enracine la production et la réception du récit dans la maîtrise des composantes sémantiques de l’action. Dans cette optique, mettre à jour la logique interactive des événements figurés dans le récit est l’occasion d’étudier à la fois la manière dont un texte se structure, mais également la façon dont celui-ci a pu être construit et comment il peut être compris.

Les travaux des narratologues ont mis en évidence des chaînes d’action abstraites dont la cohérence n’est pas étrangère à nos interactions quotidiennes.        

interdiction ->transgression ->punition     
ordre ->exécution
don ->contre-don (ou récompense)  
demande d’aide -> service -> récompense     
etc.

Tout récit est l’actualisation sélective d’un ensemble de virtualités interactives. Ces virtualités varient selon que l’on est en présence de personnes normales, de héros exceptionnels ou d’êtres magico-religieux. Le conte peut échapper aux limites de la vie quotidienne : le pou avale un bateau entier avec ses occupants, le renard parle, la sorcière métamorphose, l’eau rend la vue, etc. Toutefois, l’extraordinaire lui-même procède de mutations de l’ordinaire ; nous sommes donc renvoyés en permanence à une sorte de socle des formes interactives  fondamentales de la vie quotidienne.

Dans un premier temps, nous avons dénombré et articulé sous leurs formes les plus régulières les interactions formant la trame des récits (Petitat & Bonoli, à paraître). Le répertoire ainsi obtenu – qui comprend des interactions telles que dons, contrats, ordres, interdictions, rencontres, échanges d’informations, etc. – fournit une base de référence pour résumer le squelette interactif des contes et, dans une optique comparative, pour explorer les variantes d’une même interaction de base, ce qui permet de mettre en évidence la richesse de ses applications potentielles. Cette première phase, essentiellement empirique, fournit la base d’une réflexion orientée vers la logique interactive qui sous-tend ces épisodes narratifs. Cet article se focalise sur l’analyse d’une interaction particulière.

Le contrat : convention et respect des conventions

Dans les contes, les contrats donnent lieu à de nombreuses actualisations différenciées. En arrêtant, par accord mutuel, « l’objet du contrat » [9] , les partenaires définissent partiellement le cadre normatif de leur action future.

Dans le conte de Grimm Les Trois Fileuses [10] , le contrat règle les rapports des trois auxiliaires magiques et de l’héroïne et fournit le moyen du dénouement de l’intrigue :

Elle se plaignit de son affaire, et les femmes lui proposèrent de venir à son aide en lui disant : « Pourvu que tu nous invites à ton mariage, que tu n’aies pas honte de nous et que tu nous appelles tes cousines, et aussi que tu nous fasses asseoir à ta table, nous allons te filer ton lin et ce sera vite fait. » « Volontiers et de tout cœur, répondit-elle. Venez et commencez le travail tout de suite. » […] La première chambre vidée, ce fut le tour de la seconde, puis de la troisième, qui fut terminée en un rien de temps ; après quoi les trois femmes prirent congé de la jeune fille et lui rappelèrent en s’en allant : « N’oublie pas ce que tu nous as promis : ce sera ton bonheur. »

Quand la jeune fille eut fait voir à la reine les chambres vides et les tas de lin filé, le jour des noces fut arrêté et le fiancé fut enchanté d’avoir une femme aussi active et d’une telle habileté, et il l’en félicita grandement. « J’ai trois cousines, lui dit la jeune fiancée et comme je leur dois beaucoup, je ne voudrais pas les oublier dans mon bonheur : puis-je les inviter au mariage, et aurai-je la permission de les faire asseoir à ma table ? » « Pourquoi ne le permettrions-nous pas ? » répondirent la reine et son fils aîné. (p. 92)

Dans ce passage, les phases essentielles du contrat sont toutes présentées explicitement par des propositions narratives : énonciation d’une situation problématique (« Elle se plaignit de son affaire. »), proposition de service comprenant une contrepartie (« Pourvu que tu nous invites à ton mariage, que tu n’aies pas honte de nous et… ») suivie d’une acceptation (« Volontiers et de tout cœur. »), accomplissement du service (« La première chambre vidée, ce fut le tour de la seconde… »), rappel de la contrepartie (« N’oublie pas ce que tu nous as promis… ») et contrepartie (fin du passage portant sur la réalisation de la promesse). Cette interaction contractuelle régulière (non transgressive) peut donc être articulée provisoirement comme suit :

1) Enonciation d’une situation problématique
2) Proposition d’aide moyennant contrepartie
3) Acceptation     
4) Réalisation de l’aide      
5) Rappel de la contrepartie
6) Réalisation de la contrepartie

En nous fondant sur des comparaisons avec d’autres actualisations de l’interaction contractuelle dans les contes, nous pouvons essayer d’abstraire les éléments les plus fondamentaux et les plus réguliers. Premièrement, l’énonciation d’une situation problématique n’est pas toujours nécessaire pour provoquer la proposition contractuelle  (ici, il s’agit plus précisément d’un contrat qui s’insère dans une relation d’aide), un simple besoin ou désir tacite peuvent suffire. La phase de réalisation est ici différée mais, dans bien des cas, elle est simultanée. Notons que la contrepartie dépend de l’évaluation positive implicite de la première prestation. Par ailleurs, l’absence de transgression ne fait pas apparaître la virtualité d’une régulation, présente dans d’autres interactions du même conte (punition). Le rappel de la promesse par les trois fileuses (« N’oublie pas ce que tu nous as promis : ce sera ton bonheur. ») anticipe cependant la virtualité d’une transgression, ce rappel à l’ordre est donc une forme d’action « pré-régulatrice » symbolique.

En ignorant pour le moment les actions liées à l’évaluation et à la régulation pour nous concentrer sur la forme purement régulière (non transgressive) du contrat, la schématisation de cette interaction peut donc se faire en trois points :

1) Proposition     
2) Acceptation (ou refus)   
3) Réalisation (simultanée ou différée)

Tout en excluant provisoirement les virtualités interactives qui dépendent de la transgression, on peut constater qu’une première option se présente au niveau de la phase de l’acceptation. La proposition peut en effet essuyer un refus, ce qui bloquera la phase de la réalisation, et cette option ne peut néanmoins pas être interprétée comme une version transgressive du contrat mais comme un simple refus manifeste de coopérer. Proposition et Acceptation sont donc deux phases successives visant un même objectif : la création d’un cadre normatif explicite,  par accord mutuel libre, pour l’action ultérieure. En effet, le Contrat se distingue du Don notamment par le fait que l’obligation de la contrepartie n’est pas implicite mais explicitement posée. La Réalisation se déroule comme respect ou transgression du cadre normatif défini dans la première phase [11] .

Les virtualités du contrat (randonnées, contes d’animaux et contes merveilleux)

L’analyse des échanges présents dans les contes formulaires [12] met en évidence des sortes de proto-contrats qui ne reposent pas sur la normativité conventionnelle. En voici un exemple :

Dans la grange d’un pope, une poule et un coq picoraient. Le coq s’étouffa avec une fève. La poulette voulut lui venir en aide, elle alla à la rivière demander de l’eau. La rivière lui dit : “Va voir le bouleau ! demande-lui une feuille, alors je te donnerai de l’eau !” “Bouleau, bouleau ! Donne-moi une feuille, je porterai la feuille à la rivière ; la rivière me donnera de l’eau, je porterai l’eau au coq qui s’est étouffé avec une fève : il ne bouge plus, ne respire plus, il est couché comme mort !” Le bouleau dit :“va voir Marie, demande-lui du fil, alors je te donnerai une feuille !”… Résumé de la suite : Marie veut du lait, la vache veut du foin, les faucheurs une faux et les forgerons du charbon. La cascade ascendante ne cesserait pas si elle n’était interrompue par le don unilatéral de charbon des charbonniers qui permet à la poule de satisfaire à l’exigence des forgerons, puis à celles des faucheurs, de la vache, de la jeune femme, du bouleau et enfin de la rivière qui donne à la poule l’eau qu’elle lui a demandé. (AT 2021A, version d’Afanassiév, 1988-1992, n°31)

Les virtualités interactives mises en scène par ce récit se résument à deux bifurcations : le refus ou l’acceptation de l’aide demandée et l’exigence ou non de réciprocité. Dans la phase ascendante du récit, les propositions d’aide conditionnelle signifient la mise à l’écart de l’aide unilatérale ; au point culminant, les charbonniers donnent au contraire sans rien exiger en retour ; dans la phase descendante, les objets s’échangent comme dans une sorte de ballet rituel, sans aucune évaluation des prestations réciproques. A aucun moment le texte d’Afanassiév n’évoque une quelconque négociation : il n’a aucunement pour objet l’établissement d’une conventionnalité normative. Jamais d’ailleurs la tricherie n’est considérée comme un moyen possible d’infléchir l’interaction. La trahison d’un de ces “protocontrats” est tout simplement hors de propos. En conséquence, la régulation normative est absente. Les acteurs semblent donc évoluer dans un univers aux virtualités restreintes. Entre ce type de contrat et celui évoqué à propos des Fileuses, il y a une différence notable : le premier ignore tout simplement la dimension normative – l’échange des mots et des objets y est placé sous le signe de l’innocence - tandis que le second l’établit explicitement tout en la respectant (le non-respect possible est implicite). Les protocontrats des randonnées se passent de négociation, de rappel de la contrepartie et la régulation normative est absente de leur horizon. Voici le schéma de ce type de séquence :

1) Demande d’aide avec énonciation d’une situation problématique       
2) Proposition d’aide moyennant contrepartie
3) Recherche de la contrepartie (en plusieurs étapes semblables)
4) Contrepartie fournie      
5) Aide fournie

Alors que les transgressions stratégiques sont très rares dans le corpus des contes formulaires réuni par Aarne et Thompson, la situation est diamétralement opposée dans les contes d’animaux (AT 1-299). Ces récits sont relativement moins complexes que les contes merveilleux, aussi bien du point de vue narratif qu’interactif. D’une part, les interactions sont plus souvent juxtaposées qu’enchâssées (dans Les Trois Fileuses, il y a jusqu’à trois niveaux d’enchâssement de contrats) et, d’autre part, la dimension de régulation normative n’y reçoit qu’une attention mineure (par exemple dans les « jugements des animaux »). L’intervention d’un tiers justicier semble au contraire caractéristique des contes merveilleux. Sur une échelle progressive de complexité, on peut dire que les contes d’animaux occupent une position intermédiaire, mettant en avant l’ouverture vertigineuse des possibilités trangressives : ils illustrent la richesse imaginative des tromperies virtuelles dont le parangon est le rusé renard.

Les contrats des contes d’animaux se présentent donc comme des jeux autour de la forme contractuelle dépourvus de régulation normative. Voici un exemple de ces nombreux jeux possibles :

Le loup et le renard qui se poursuivent tombent tous les deux dans une fosse dont aucun ne peut sortir par ses propres moyens. Le renard imagine une solution qu’il propose au loup. Celui-ci se dressera sur ses pattes arrière et le renard, en grimpant sur son dos, pourra sortir de la fosse. Une fois dehors, il tirera le loup hors du trou. Marché conclu. Comme prévu, le renard arrive à s’en sortir, mais une fois hors de danger, il se moque du loup et lui souhaite de crever dans son trou.

Lorsque les contes d’animaux se mêlent de régulation normative du contrat, c’est la plupart du temps afin d’instrumentaliser le processus de régulation normative lui-même [13] . Au contraire, punir les transgresseurs et rétablir la justice est une des préoccupations majeures des contes merveilleux. Citons pour mémoire quelques contes des frères Grimm : L’enfant de Marie, Les douze frères, Frérot et soeurette, Les trois petits hommes de la forêt, Les trois feuilles du serpent, Dame Holle, etc.

Réversibilité virtuelle des échanges et régulation

Comment comprendre la présence, dans les contes formulaires, les contes d’animaux et les contes merveilleux, de formes d’échange protocontractuelles ou contractuelles de différents niveaux de complexité ? L’hypothèse la plus vraisemblable est que la réception du conte par les enfants a guidé le narrateur populaire au cours des siècles, faisant apparaître des genres de contes plus ou moins adaptés à différentes catégories d’âges. Les protocontrats des contes formulaires sont les plus faciles à saisir, puisqu’ils ne supposent aucunement la maîtrise des jeux autour des perceptions et du langage, ni a fortiori la maîtrise des jeux autour des règles et de la régulation. Les multiples subversions du contrat proposées par les contes d’animaux présentent à bien des égards un niveau de difficulté intermédiaire – aux plans tant narratif qu’interactif –, tandis que les contrats des contes merveilleux parcourent tout l’édifice de la complexité relationnelle en s’étendant à la régulation normative.

Ces différences de complexité rejoignent ce que nous savons des étapes d’acquisition de la compréhension de l’action. Dans l’ontogenèse enfantine, celle-ci débute par un premier schéma actionnel simple faisant le rapport entre un désir et un moyen moteur nécessaire à sa satisfaction. Cette étape décisive crée la rupture avec le mécanisme stimulus-réponse en apportant l’option de base refus/acceptation d’entrer en action. Dans un second temps, la compréhension s’étend au rôle des perceptions dans l’action. Il en résulte de nouvelles possibilités pour le sujet, applicables à tous les contextes : montrer, cacher, déformer, déguiser. La troisième étape correspond à la construction d’une théorie de l’esprit, c’est-à-dire à la compréhension du rôle des croyances dans l’action. Elle est solidaire du langage et des jeux autour du langage : dire, ne pas dire, déformer et mentir. La quatrième étape correspond à l’intelligibilité des croyances au second degré dans l’action, niveau qui ouvre la possibilité de la règle conventionnelle, où chacun croit que l’autre croit que son partenaire accepte de se conformer à un principe commun d’action. Respecter ou transgresser constitue l’option de base de ce niveau de compréhension, option qui s’applique aux procédures mêmes de régulation qui accompagnent ce niveau.

Aussi rudimentaire qu’il soit – trop cognitiviste, insuffisamment ouvert aux dimensions  affectives –, ce schéma de construction de la compréhension de l’action est très utile lorsqu’il s’agit d’opérer des distinctions analytiques relatives à la complexité actionnelle. Il permet notamment d’identifier les opérateurs de base que le sujet épistémique mobilise dans les contextes les plus diversifiés. Parmi ces contextes, souvent très courants et stéréotypiques, nous trouvons notamment le contrat et ses multiples applications particulières.

Le contrat règle des échanges négociés de biens et de services. A chaque étape de son déroulement, de la proposition à l’exécution, à l’évaluation et à l’éventuelle régulation, les acteurs peuvent mobiliser les opérateurs de transformations que leur niveau de compréhension de l’action met à leur disposition.

Notons que la non-maîtrise de la conventionnalité n’empêche pas les acteurs d’échanger des objets et des services, que ce soit sous la forme du don unilatéral ou sous celle d’une première revendication pré-normative et non négociée de réciprocité. Celle-ci se manifeste dans nos contes formulaires en termes de condition pour venir en aide. Le protocontrat se présente dans le récit comme une complexification de la réponse à une demande en provenance de l’extérieur. A l’alternative refus/acceptation s’ajoute la bifurcation avec ou sans demander quelque chose en retour. En va-t-il de même dans l’ontogenèse enfantine des échanges ? Les travaux sur cette question sont malheureusement trop lacunaires pour apporter une réponse.

Les jeux autour des perceptions et du langage viennent compliquer considérablement les échanges. Les ruses perceptives, les non-dits et les mensonges font dès lors partie des virtualités interactives. L’entente du type « moi je te donne ça et toi tu me donnes ça » constitue bien une convention interpersonnelle, mais il manque à cette convention la référence à un principe général de respect des conventions, principe garanti par un tiers justicier. Les trois-quarts des contes d’animaux célèbrent ces jeux souvent égoïstes et parfois scélérats où les ententes suscitent moins souvent le respect que la transgression.

La règle et sa régulation normative ne mettent pas fin pour autant au chaos virtuel des échanges. Car les jeux de pouvoir, les ruses perceptives et langagières pénètrent aussi ces niveaux interactifs, ouvrant sur des procédures longues, justes ou injustes. Il n’est pas surprenant que certains contes soient quasi entièrement centrés sur la réparation et la punition d’une transgression.

La notion de réversibilité virtuelle exprime la liberté dont dispose l’acteur de mobiliser les virtualités nées de sa compréhension de l’action dans les contextes les plus divers : non seulement d’annuler mentalement une action et de rétablir un état précédent, mais surtout d’explorer toutes les virtualités disponibles. C’est ce qu’il fait dans le contexte des échanges et du contrat et c’est ce qui va nous permettre de rendre compte de l’essentiel des virtualités des relations contractuelles qui sont explorées dans les contes.

Les principales virtualités du contrat

Afin de faire ressortir au mieux les virtualités du contrat liées à nos opérateurs de transformation, nous pouvons subdiviser cet échange stéréotypique en un certain nombre d’actions et de réactions successives qui forment autant d’étapes où les acteurs peuvent manifester la pluralité des virtualités interactives à leur disposition [14] .

Proposition : dès le départ, le contrat peut déjà faire l’objet de multiples transgressions. Les opérateurs privilégiés sont bien évidemment langagiers, car convenir d’un échange exige des mots pour le dire. Mais les opérateurs moteurs et perceptifs sont aussi de la partie. On peut distinguer entre des propositions : 1) honnêtes et dépourvues d’ambiguïté ; 2) trompeuses, convoyant des non-dits, des mensonges, des déformations, des ambiguïtés stratégiques quant aux prestations réciproques et aux intentions ; une intention de contracter peut en cacher une autre (agression, empoisonnement, etc.) ; il n’est pas rare que les énoncés soient renforcés par des jeux sur la perception (maquillage des objets) ; 3) naïves, car un des acteurs ne comprend pas les enjeux pourtant aisément appréhendables de l’échange (la naïveté est soit de nature accidentelle, soit liée à la tromperie du partenaire dans le contrat) ; 4) contraintes, car effectuée sous pression (menace physique directe ou exploitation de l’inexpérience ou de la gêne).

Acceptation : les distinctions sont les mêmes que pour la proposition ; nous avons donc des acceptations : 1) honnêtes, 2) trompeuses, 3) naïves, 4) contraintes, et, en sus, 5) des refus d’acceptation.

Réalisation : à côté de la réalisation 1) honnête et reconnue, nous avons les réalisations : 2) honnêtes mais dont l’exécution reste méconnue du partenaire,  3) trompeuses (par ex., prestation convenue remplacée par un substitut illusoire), 4) ambiguës ( par ex.,  un des prestataires s’en tient à la lettre de l’accord et déçoit les attentes de l’autre), 5) dont la non exécution est dissimulée (faux héros prétendant avoir réalisé l’épreuve, avec récompense contractuelle à la clef, à la place du vrai héros), 6) non effectuées.

Evaluation : la phase d’évaluation correspond à une opération « interprétative » ; les partenaires évaluent les phases précédentes et décèlent ou pas d’éventuelles irrégularités dans la proposition, l’acceptation et/ou la réalisation du contrat. Nous pouvons distinguer entre 1) la satisfaction réciproque, reposant sur un contrat honnête et honnêtement réalisé, 2) la satisfaction naïve, reposant sur l’ignorance d’une transgression, 3) l’évaluation manipulée, où la ruse porte sur la procédure d’évaluation elle-même,  4) la fausse déception (celle qui permet par exemple au roi d’exiger une nouvelle épreuve du héros et de ne pas donner la contreprestation promise), 5) la déception honnête face à une réalisation de bonne foi (échange où personne n’a transgressé mais où un des partenaires est déçu de l’opération), 6) la déception fondée enfin, reliée à la découverte d’une irrégularité commise par le partenaire.

Régulation. Elle dépend de l’évaluation et recourt généralement aux réparations, aux punitions et aux récompenses, morales ou physiques. On voit ici à quel point le fonctionnement des étages supérieurs de la compréhension de l’action dépend des jeux plus élémentaires autour des forces et des perceptions. A ce niveau, la dimension affective est massivement présente, combinée aux divers niveaux de la cognition. On distingue : 1) l’absence de régulation, où chacun est content de la prestation de l’autre ; 2) le rappel à l’ordre, qui place le partenaire devant ses engagements ; 3) les réparations, où le contractant transgresseur est amené à réparer les dommages ; 4) la régulation morale, qui consiste essentiellement en blâme ou en félicitations ; 5) la punition physique, qui va fréquemment jusqu’à l’exécution capitale du transgresseur ; 6) l’évitement de la peine, par divers moyens astucieux ou brutaux, quelques fois par un contractant injustement accusé.

Cette décomposition analytique nous fait découvrir la complexité de l’interaction stéréotypique du contrat. Cette relation apparemment simple est déjà d’une insondable complexité, et elle doit sa richesse au déploiement de la compréhension de l’action.

Conclusions

L’analyse d’une interaction particulière visait dans un premier temps à mettre en évidence un enchaînement d’actions spécifique et régulier propre au contrat : Proposition ->  Acceptation -> Réalisation (simultanée ou différée) -> Evaluation -> Régulation. Cet enchaînement stéréotypé peut apparaître comme une forme structurante des interactions mais également des récits et des contes en particulier. Ce schématisme, pour tenir compte de l’infinie diversité des contrats effectifs et justifier l’importance de l’évaluation et de la régulation dans les échanges, doit prendre en compte les jeux virtuels avec les forces, les perceptions, les croyances et les règles. Cette matrice du contrat, définie à partir des jeux de la réversibilité, est certainement incomplète et provisoire. Elle a cependant le mérite de mettre en évidence quelques options importantes dans le déroulement de l’interaction telles que nous les avons rencontrées dans les récits folkloriques.

Les différences sensibles dans la complexité interactive (plus ou moins grande ouverture des possibles) qui apparaissent dans nos différents corpus de récits nous pousse à souligner la dimension génétiquement progressive de l’apprentissage de la réversibilité (Petitat, 1998). Cette exploration des interactions figurées par le récit peut, par conséquent, nous conduire à nous intéresser d’avantage à la production et à la réception des contes et à leur fonction didactique et socialisante [15] .

Ce n’est certainement pas un hasard si ce qui nous paraît comme le nœud central de l’échange réside dans un va-et-vient approuvé et innocent de biens et services. Ce protocontrat des contes formulaires, dépouillé de la plupart des virtualités du réversible – hormis l’option refus/acceptation –, constitue le noyau discursif primitif du contrat, noyau bientôt « travaillé » et étendu par les possibles, dont certains inquiétants, de la compréhension de l’action. Il faut souligner que ce premier noyau ne correspond pas à la norme du contrat respecté, puisque la dimension normative y est absente. Nous sommes dans un univers de régularités et non pas de règles. Ce n’est qu’avec les contes d’animaux puis avec les contes merveilleux que ce noyau inclut les autres virtualités du réversible et s’identifie alors au contrat honnête. L’honnêteté n’est acquise qu’avec la réversibilité de la règle et avec les renoncements qu’elle implique.

Cette remarque permet d’interpréter un phénomène intéressant qui touche à la nature implicite de certaines étapes du contrat. Les représentations discursives d’une situation interactive stéréotypique sont en effet marquées par la possibilité (voire la nécessité dans la perspective d’une économie du discours [16] ) de ne pas mentionner ce qui va de soi. Si une Proposition est suivie d’une Réalisation, la phase de l’Acceptation du contrat peut aisément être inférée par le lecteur ; de même, si une contrepartie est actualisée, la première prestation doit avoir été préalablement fournie. D’une manière générale, ce que l’on peut passer sous silence concerne avant tout le noyau innocent ou honnête de l’échange contractuel. La plupart des autres possibilités, de loin les plus nombreuses et les plus intéressantes du point de vue de la dynamique de l’intrigue, ne peuvent pas être directement inférées par le lecteur/auditeur et doivent donc être explicitées par le narrateur [17] . L’interaction la plus primitive est la plus stéréotypique, donc la plus propice aux jeux de l’implicite.

Du point de vue de la structuration des savoirs partagés entre producteur et récepteur du récit [18] , la matrice du contrat se présente comme un croisement entre un contexte d’échange typique – celui de l’échange négocié –, et les virtualités nées des extensions de la compréhension de l’action. Les étapes de cette dernière étant universelles, les contrats les plus complexes et les plus tortueux sont à la portée de tous les adultes normalement constitués. Producteurs et récepteurs disposent là d’un outil commun d’un usage extrêmement fréquent, aux réalisations singulières étonnamment diversifiées, si diversifiées que la surprise et l’inattendu logent au cœur même de l’habitude la plus triviale.

Là réside l’intérêt narratif de la matrice du contrat et des autres matrices interactives. Elles sont d’une simplicité désarmante et recèlent en même temps l’explosivité de la réversibilité symbolique. Chacun sait que les contrats peuvent être réguliers ou irréguliers, mais les chemins empruntables par le conteur ou l’écrivain sont si foisonnants que le rendez-vous avec la surprise est toujours là. Nous en connaissons à l’avance les étapes générales, mais mille chemins relient les nombreux carrefours d’une simple interaction. Les matrices interactives,  et notamment celle du contrat, constituent une des principales ressources de la tension dramatique.

D’autres interactions peuvent faire l’objet d’une analyse similaire. L’exhaustivité est ici inatteignable, car les interactions rares et inclassables sont probablement inépuisables. Cependant, les plus fréquentes, celles autour desquelles la plupart et l’essentiel des récits se construisent, sont relativement peu nombreuses et il est possible d’envisager la constitution d’un inventaire qui soit suffisamment complet pour schématiser le squelette interactif des contes de nos trois corpus. La question de l’unité d’action du récit se pose alors sous une forme plus concrète. Certains d’entre eux reposent exclusivement sur une ou plusieurs interactions ; leur cohérence interactive est maximale. La plupart diluent ce principe de cohérence en mobilisant la contingence et les rapports à la nature, jusqu’à des récits éclatés et heureux de l’être.


 Bibliographie

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[1] Cet article se situe dans le cadre des recherches du groupe Récit, secret et socialisation (Université de Lausanne), dirigé par le Prof. André Petitat et financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique.

[2] Pour des exemples d’approches spécifiquement interactionnistes : cf. Beaugrande & Benjamin (1979) et Bruce (1980). Pour la perspective qui est la nôtre : cf. Petitat (1998, 1999, 2001), Petitat & Baroni (2000), Petitat & Pahud (2003).

[3] Le plus souvent, la séquence s’ouvre par une demande expresse ou par une proposition du Donateur, mais il arrive aussi que le héros agisse de sa propre initiative, ce qui confère une signification différente à l’échange.

[4] F1 : L'objet est transmis directement ; F2 : L'objet se trouve en un lieu indiqué ; F3 : L'objet se fabrique ; F4 : L'objet se vend et s'achète ; F5 : L'objet tombe par hasard entre les mains du héros (celui-ci le trouve) ; F6 : L'objet apparaît soudain spontanément ; F7 : On boit ou on mange l'objet ; F8 : On vole l'objet ; F9 : Divers personnages se mettent d'eux-mêmes à la disposition du héros

[5] La virtualité d’un échec dans l’échange est donc elle aussi envisagée. Elle correspond le plus souvent, dans le conte merveilleux, à l’éventuel échec d’un concurrent (cf. le motif des frères aînés du héros, mais dans ce cas la fonction E ne devrait plus se nommer “ Réaction du héros ”) ou à la triplication de l’épreuve avant la réussit.

[6] « Un vieillard propose au cosaque une épée qui coupe toute seule en échange d’un tonneau magique. Le cosaque accepte l’échange et ordonne aussitôt à l’épée de couper la tête du vieillard, ce qui lui permet de reprendre le tonneau. » (p. 55)

[7] Pour un survol critique des travaux de Dundes, voir Bremond (1973a, pp. 59-80). « Les schémas structuraux qui en résultent ont, sur celui de Propp, l’avantage de réaliser plusieurs séquences, à la fois autonomes et combinables entre elles, donc aptes à engendrer des types de récits différents quoique procédant d’une même matrice. » (Bremond, 1973a, p. 63).

[8] Les étapes Interdiction, Violation et Conséquence recoupent notamment les questions de l’origine d’une norme, de sa transgression virtuelle et des systèmes de régulation dont la nécessité résulte de cette virtualité. Ces questions sont au cœur de notre analyse.

[9] Il est évident qu’une partie du cadre normatif reste implicite, notamment l’obligation de la sincérité dans l’exposition des termes du contrat. Mais il est caractéristique de cette forme d’échange que les modalités sont négociées ouvertement.

[10] AT 501, nous nous référons pour l’analyse développée à la version des Grimm (1986, t. 1, pp. 91-93).

[11] Nous verrons que les possibilités de transgression s’étendent également à la phase de la production du cadre normatif (cf. faux contrats) des actions ainsi qu’à la phase de régulation (cf. faux jugements).

[12] Plus spécifiquement les randonnées (cf. Petitat & Pahud, 2003).

[13] Voir par exemple la séquence du petit pain au miel dans Soeurette la renarde et le loup II d’Afanassiév.

[14] Dans le code civil, les notions de dol, de lésion, de crainte fondée et d’erreur essentielle (cas de nullité du contrat) recouvrent partiellement les catégories transgressives du contrat que nous avons mises à jour.

[15] Un exemple intéressant d’analyse d’un conte dans la perspective de l’apprentissage des théories de l’esprit chez de jeunes enfants : Ratner & Olver (1998).

[16] Ne pas dire plus qu’il est nécessaire, laisser sous silence ce qui peut être aisément inféré par le lecteur/auditeur représente une règle conversationnelle importante (cf. Grice, 1979).

[17] Une évaluation négative peut néanmoins être inférée quand l’action suivante est une régulation telle que rappel à l’ordre ou punition.

[18] Cf. le concept d’encyclopédie présenté par Eco (1985).

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