Un récit contemporain.
À propos d’un roman de témoignage de la répression franquiste

 

Stéphane Michonneau
Université de Poitiers

 

François Bédarida considérait que l’historien était un « régisseur du temps », en tant qu’il participe à l’institution du temps social1 . En effet, la discipline historique trouve sa spécificité dans la considération du temps, généralement compris comme une réalité objective et extérieure à soi. Les faits historiques se présentent alors dans le cadre d'un passé-réceptacle abstrait, homogène et, pour ainsi dire, éternel : un temps sans mouvement2 .

Mais en temps de crise, on assiste à une perte des repères temporels : Hannah Arendt parle de « brèche du temps » quand l’articulation du passé, du présent et du futur n’est plus évidente3 . Survient une crise de la représentation du temps comme succession inéluctable d’un passé (mort), d’un présent (actuel) et d’un futur (qui advient). Depuis les années 60, on assiste à une montée en puissance de la contemporanéité : le contemporain se fait de plus en plus impératif, selon François Hartog, et s’accompagne d’un usage de plus en plus important du passé à des fins présentes4 . Le terme juridique d’imprescriptibilité qui fut adopté en 1945 puis en 1964 en France traduit bien cette dissolution des frontières du temps : nous sommes à jamais contemporains des crimes du passé et les criminels sont par conséquent nos contemporains.

Pour l’historien, ce bouleversement implique un renversement d’attitude : Michelet, l’historien prophète, annonçait un futur radieux ; l’âge positif mit entre parenthèse le présent pour se consacrer seulement au passé ; Aujourd’hui, le présent est devenu une catégorie de pensée de l’histoire et l’historien, selon la belle expression de Nicole Lapierre, se fait passeur de présent5 . Le mode d’être du passé a changé et il est devenu un surgissement dans le présent, à jamais contemporain.

Pour illustrer le télescopage du temps intrinsèque à la contemporanéité, je partirai de l'exemple d'un manuscrit dont j'ai pris connaissance par hasard : il me fut apporté à l'université par une femme qui l'avait retrouvé dans le grenier de la maison de son père, récemment décédé. Elle ne savait pas de quoi il retournait mais se doutait, au vue de la dédicace, qu'il s'agissait d'un témoignage de la guerre civile. Elle ignorait qui l'avait déposé chez son père qui était pasteur dans le sud-ouest de la France et dont le presbytère avait servi de refuge à de nombreux exilés espagnols dans les années 50. Surgi dans mon présent d’historien, le manuscrit a toute chance de me confronter à la question du temps et de l’anachronisme. Les circonstances fortuites de son apparition laisse entrevoir une autre temporalité, constitutive d’un temps disparate et décousu.

Le feuilletage du temps se trouve compliqué par la nature du récit. Il s'agit d'un roman historique intitulé Les Satrapes de l'Occident (Les Satrapes d'Occident dans une première version raturée) ; deux volumes de 500 pages au total, tapuscrits et cousus main, relus et corrigés au stylo bleu sur un papier de mauvaise qualité. Le manuscrit est signé par un certain Andreu Martí. Sa rédaction s’achève en 1957-1958, à Gérone, en Catalogne.

C'est un exemplaire unique, un récit inédit, ce que me confirme une recherche ultérieure dans les registres bibliographiques français et espagnols. Pour résumer, ce document raconte l'histoire d'un homme fait prisonnier à la fin de l'année 1939 alors que la guerre civile est terminée depuis le mois avril. Losada - c’est son nom - est mené dans une prison de Tarragone puis dans un camp de travail où il demeure jusqu'en 1944, date de sa libération conditionnelle. Puis, il part pour Barcelone avec deux amis où il survit difficilement dans la société d'après-guerre : il se rend compte que l'Espagne n’est plus qu’une immense prison. La partie romanesque se termine lorsque lui et son compagnon, Serradell, parviennent à passer de nuit la frontière française. Ce texte est un document fort qui relate les violences au quotidien dont fut victime près d'un demi-million de personnes dans les années de la plus intense répression franquiste.

Pour reprendre une caractérisation connue, il s’agit d’un récit-limite, le témoignage d’une situation extrême de violence de masse impliquant l’expérience d’une déshumanisation 6. Une particularité essentielle de ce type de document est que le témoignage est gros d'un devoir de mémoire qui est aussi un devoir de justice envers les victimes, surtout de celles qui ont péri et dont la vie est relatée par les survivants. Ainsi, l’écrit se présente comme une lutte contre le temps qui dévore la mémoire. En fait, le temps est le sujet principal du manuscrit.

L'auteur présumé, Andreu Martí, a certainement voulu combattre la perspective d'engloutissement que représentait le silence imposé sur la répression. Pour preuve, la scène d’un prisonnier qui accompagne son ami à « la chapelle », là où, pendant toute une nuit, ce dernier attend l’exécution qui surviendra à l’aube. Le condamné à mort confie à son ami les circonstances de son procès et lui fait jurer de les rendre publique lorsqu’il sortira, en sa mémoire. Mais le lendemain, le confident est également exécuté. En emportant dans la tombe le secret du premier condamné, la transmission du témoin s’est interrompue. Tout se passe comme si l'auteur avait voulu exorciser l’anéantissement de l’expérience concentrationnaire : en racontant cette histoire, Martí la sauvait de l’oubli. Ainsi, le roman est entièrement travaillé par le souci du temps.

 

  1. Le temps de la prison.

Le premier temps déployé est celui de la prison. Du premier jusqu’au dernier moment, le roman ne comprend aucune date. Au cours du récit, on connaît tout au plus la saison, le mois, l’époque d’une fête religieuse (Noël, Pâques). Quelques scènes font références à des événements guerriers, telle la défaite de la France en mai 1940 ou l’invasion de l’URSS en juin 1941. Le réflexe de l’historien consiste à ancrer le document dans un temps chronologique : c’est pourquoi j’ai consulté les archives de la prison de Pilatos, à Tarragone. En supposant que le roman était en partie autobiographique, j’ai pu retrouver le dossier pénitentiaire concernant l’auteur. Ainsi, il existe une coïncidence entre la première scène du livre où le protagoniste entre en prison un jour de décembre et la date à laquelle l’auteur fut effectivement incarcéré, le 28 décembre 1939. De même, les dates du passage en Conseil de Guerre correspondent, en juin 1940. Par contre, aucune mention n’est faite de la date de transfert de la prison de Pilatos au camp de travail (le 20 avril 1943), ni même de la date de la libération provisoire, en mars 1944, et du départ pour Barcelone deux ans plus tard7 .

Le temps de la prison proprement dit est traité en un seul bloc temporel indéfini. Tout entier tendu vers la mémoire, l’auteur ne raconte ni la vie d'avant, la Belle Epoque de la République, ni la vie d'après, celle de l'exil en France. Les personnages sont comme suspendus dans le temps et seul compte finalement ce moment où leur destin individuel a coïncidé avec le destin collectif : la guerre civile et la répression franquiste. Comme le note Mikhael Polack, l'avant et l'après, renvoyés au domaine privé, sont oubliés pour que ne subsiste que le pendant qui a valeur pour l'histoire, en tant que témoignage dont la portée se veut générale8 .

La structure du roman reflète cet effet de suspension du temps. Des centaines de pages d'attente se succèdent les unes aux autres, sans intrigue, comme un long plan-séquence. Le temps paraît comme suspendu, à peine troublé par quelques anecdotes sans grande importance, histoires pour tuer le temps. C'est un manuscrit tissé de non-événements, d'une pure quotidienneté qui restitue l'attente infinie, le vide d'années passées entre quatre murs suintant l'humidité. Cette pure durée est ponctuée par le surgissement irrégulier de la violence et de la mort lorsque le directeur de la prison paraît pour faire lecture de la liste des condamnés à mort du lendemain. La tension entre le temps vide de la routine et le temps court des exécutions sommaires est la véritable respiration de ce texte

« Les mois passaient et ils constituaient des années, toutes pareilles, monotones, pesantes. Pareilles et monotones bien que surgissent des événements aussi peu paisibles que des exécutions et autres atrocités moins mortifères »9 .

Le sujet du roman, c’est donc l’attente qui est davantage celle de l’exécution que celle de la libération. Au départ surtout, le prisonnier cherche à gagner du temps à tout prix : par exemple, il signe les aveux extorqués car résister, c’est endurer la torture et le passage à tabac qui réduisent considérablement les chances de survie. Ensuite, il attend dans l’angoisse le conseil de guerre et l’exécution de la sentence10 . Losada, le personnage principal, est, comme l’auteur, condamné à 30 ans de réclusion : au départ soulagé par la sentence, il comprend rapidement que 30 ans pèsent lourd. En fait, les peines encourues laissent perplexes : face à un ami condamné à « 20 ans et un jour », Losada avoue que « personne ne sait quelle signification mystérieuse ça a»11 . Le roman décrit admirablement l’attente interminable de ceux qui dorment recroquevillés, qui attendent en fumant, qui ne veulent pas être réveillé par la mort.

 

Le temps, tout entier absorbé dans l’immédiateté, est comme aboli. Mais si l’écrasement du temps est certainement dû à l’enfermement, il répond aussi à une stratégie de survie : il s’agit pour le condamné de chercher à maîtriser le temps. Tourné vers le futur, il discute avec les autres d’un plan de fuite qui abrègerait leur souffrance et leur laisserait entrevoir la fin du cauchemar. Tourné vers le passé, il raconte sa propre histoire pour tenter de comprendre ce qu’il fait là. C’est le temps des doutes, des regrets mais aussi des souvenirs qui l’assaillent : souvenirs de sa propre histoire sur le front d’Aragon, d’un camp de concentration au Pays basque, de l’arrestation à Barcelone, des interrogatoires et des coups endurés dans un vieux garage aménagé en salle de torture. La mémoire des événements de la guerre est aussi de nature historique car il cite des discours entiers qu’il a peut-être entendus puis recopiés, lors de la rédaction du roman. Ainsi, la suspension du temps favorise un réflexe biographique où l’enfermement est un point d’aboutissement.

Le roman aboutit finalement à un paradoxe qui structure la pensée du temps de la prison : la mémoire est nécessaire pour survivre mais à la fois, elle est une mémoire qui tue. D’un côté en effet, le maintien d’une mémoire « fraîche» est indispensable à Losada, « pour ne pas oublier, alors que l’ennemi essaie de faire oublier les motifs pour lesquels on a lutté »12 . Ricard Vinyes a noté dans les récits de la répression franquiste l’importance du maintien de l’identité de groupe : mêlés aux prisonniers de droit commun, les « rouges » réclament et revendiquent obstinément un statut de prisonniers politiques qu’on leur refuse 13.

Pour l'écrivain, la mémoire est tout aussi indispensable à la survie : le témoignage permet d'acquitter un devoir, d'affirmer un geste individuel dans un univers hostile ou indifférent. Par l’écriture, il réaffirme une continuité avec le passé en mobilisant sa culture propre qu'il fait revivre. Par de nombreuses citations de Dante ou de Cervantes, l’auteur se fait le porte-parole d'une culture en voie de disparition. Déjà dans la prison, Losada et ses amis décident ensemble d’organiser des cours d’alphabétisation. En tant qu’ancien instituteur, il assume la direction de cette école improvisée. De même, son groupe d’amis tous issus de la petite intelligentsia républicaine (instituteurs, journalistes, avocats, etc.) animent une tertulia où les sujets les plus divers sont abordés. Nicole Lapierre a souligné chez les témoins des camps nazis la nécessité impérieuse de s'inscrire dans la tradition, même si la tradition est fissurée : la défaite de la république, nul n’en doute, est la fin d'un monde et l'avènement d'un autre, un monde de ténèbres où toutes les valeurs sont inversées… Le travail d’écriture recoud le temps rompu et la mémoire participe bien d’une économie identitaire qui permet de « se maintenir fidèle à ce qu’on fut ».

Cependant, d’un autre côté, la mémoire est un danger parce qu’elle entretient une mélancolie fatale. Qui plus est, elle est inutile : dans le monde nouveau de la prison, ce que l’on sait du monde perdu ne sert à rien. « Mon garçon, lui dit un compagnon d’infortune, vous ne savez rien du terrain où vous mettez les pieds. Si vous ne voulez pas tomber, il faudra réapprendre à marcher »14 . L’important est donc de chercher à prendre la mesure du monde nouveau où il se trouve : combien de salles ? combien de prisonniers ? comment se procurer une couverture ? comment obtenir un surplus de soupe ? Losada comprend les règles et parle d’apprentissage lorsqu’il saisit finalement que l’objectif de la prison est la destruction de l’individu par la terreur, la faim et le dénuement. Dans l’univers carcéral, son passé ne lui appartient plus ; son futur non plus car la mort peut survenir d’un moment à l’autre. Au bout de quelques mois, aucune projection dans le futur n’est plus possible, ni souhaitable, car le futur est toujours pire. Le suicide devient alors une issue, une forme de réaffirmation du libre-arbitre du prisonnier. La mort digne et choisie par une évasion qui a toute chance de mal tourner (le délit de fuite autorise les policiers à tirer à vue) sont alors des modes de réappropriation de la liberté en même temps que des manières d’avoir prise sur le temps.

À un autre niveau, le récit met à jour un travail de mémoire effectué plus ou moins consciemment par les prisonniers. Les personnages font le deuil de la République par un ressassement des événements qui menèrent à la catastrophe. Ils rejouent sans cesse la guerre civile dans la prison : dans leurs rapports aux gardiens, au curé de la prison, aux espions qui les menacent, ils assimilent la prison au front. Mais cette fois-ci, le franquiste est ridiculisé, humilié, battu. La discipline et la solidarité entre les camarades est alors une question de vie ou de mort. De même, dans les discussions très vives qui les opposent aux prisonniers communistes se joue une lutte pour le contrôle de l’opinion publique dans la prison qui ressemble à celles des années 1937-1939. Mais cette fois-ci, les démocrates l’emportent haut la main. Inlassablement, les discussions à bâton rompu entre les compagnons servent à reconstruire une version acceptable des faits de la guerre : le sens de la lutte contre le fascisme n’est jamais remis en cause. Les causes de la défaite sont claires : l’intervention des régimes fascistes étrangers, la non intervention des démocraties, la soviétisation de la République mais jamais la division des républicains

Ainsi, dans le groupe des prisonniers, la mémoire commune faite de souvenirs épars et individuels est progressivement homogénéisée en une narration commune et cohérente susceptible d’être projetée dans l’espace public de la prison. Selon Marie-Claude Lavabre, les contradictions inhérentes aux expériences de chacun se réduisent progressivement en une mémoire collective qui se fait jour grâce à un travail incessant de reprise et d’ajustement des souvenirs individuels15 .

Dès lors, il n’est pas surprenant que le groupe de Losada déploie des efforts continus pour constituer la mémoire de demain : ils dressent le registre des fusillés et des assassins, relèvent les dates d’exécution et les noms des gardiens. L’un d’entre eux écrit un journal de prison. En bref, les prisonniers s’organisent pour se constituer en groupe porteur de la mémoire de la prison, en archives vivantes. Profitant des transferts nombreux de prisonniers, ils s’informent de l’ensemble du système de répression franquiste, comparent leur sort avec d’autres collectifs. Par l’intermédiaire du journal de prison Redención, ils échangent clandestinement quelques nouvelles utiles à la survie du groupe. Les prisonniers se font ainsi les historiens de leur propre histoire : « c’était les faits d’une histoire que le fascisme voulait qu’elle ne fût jamais écrite », « de petits apports à l’histoire qui devrait s’écrire dans le futur » 16.

Finalement, le temps est précieux et les prisonniers s’efforcent d’aller à sa rencontre : lors d’un passage où Losada commente l’habitude qu’ont les prisonniers de marcher sans arrêt, de long en large entre les quatre murs de la prison, il écrit :

« Il semble qu’ils ne vont nulle part mais c’est faux : ils s’imaginent hors d’ici en train de parcourir des lieux qu’ils arpentèrent autrefois. Ils marchent tout le matin jusqu’à l’heure de la soupe, puis toute l’après-midi pour tenter d’arriver, fatigués, à l’heure de la seconde soupe. Le temps est la seule chose qui compte pour le prisonnier, et c’est aussi ce qui le torture. Ici, c’est tout ce qui compte. C’est le plus important dans leur vie. C’est aussi une cause de désespoir ou de joie. En marchant, ils gagnent des jours, des mois et des années par une route qui les conduit jusqu’à la fin de la peine. Comme ils n’ont pas les moyens de faire courir le temps plus vite et que celui-ci leur paraît toujours lent, ils vont à la rencontre du temps »17 .

Par contre, note Losada, les condamnés à mort, eux, ne marchent pas : ils sont assis et ne bougent pas :

« Tu vois qu’ils ne marchent pas ; au contraire, ils sont tranquilles, immobiles. S’ils marchaient, il leur semblerait aller à la rencontre du temps qui doit survenir, c’est-à-dire à la rencontre du jour fatal qu’ils ne connaissent pas avec certitude mais qu’ils attendent. Ce serait marcher à la rencontre de la mort »18 .

Le temps est paradoxalement ce qu’il faut à tout prix reconquérir pour que finisse par triompher le récit des vaincus et aussi ce qu’il faut combattre en ennemi imparable, « le soutien et la drogue du prisonnier »19 . Aussi, le souci du temps est-il au cœur de l’expérience concentrationnaire, en tension entre le vécu de la durée et celui de la course du temps à la fois menaçant et plein d’espoir. La prison est donc le lieu d’une juxtaposition des temporalités qui constitue la contemporanéité.

 

  1. Le temps de la mise en mémoire.

Au temps de la prison se surimpose le temps de la mise en mémoire. Sa première modalité est le silence. Au cours du récit, l’auteur raconte longuement l’histoire de Bermúdez dont l’épouse tenta l’impossible pour le sauver des griffes de la justice militaire, en vain. Cette femme, explique-t-il, se réfugie alors dans le mutisme absolu.

« Elle ne voulait parler à personne de son drame, ni même à ses proches qui n’en connaissaient qu’une partie. L’autre partie, la plus intime, demeurait enfouie dans son âme pour toujours. C’était un poids tangible autour duquel graviterait le reste de son existence. Comme un secret inavouable, elle mourrait avec lui »20 .

Ces mots traduisent bien la culpabilité du survivant. Ils sont aussi le produit d’un système répressif qui fait de toute victime un coupable. Cependant, pour Ramos, le silence est plus terrible encore que la remémoration du traumatisme. L’oubli de leur tragédie est une menace réelle que les prisonniers et l’auteur s’efforcent de conjurer. C’est que les franquistes « travaillent pour le futur » en constituant les archives qui justifient les mensonges21 . Dans le roman, lorsque Masfort se rend compte que les pièces du procès ont été fabriquées pour le condamner injustement à mort, il s’inquiète de ce que ces documents saliront sa mémoire. Un compagnon d’infortune lui répond que la seule vérité qui restera sera l’archive. Pour l’auteur de Satrapas, il ne fait pas de doute que le roman est un morceau d’archive constitué contre l’oubli.

Vient ensuite la menace du négationnisme : dans le camp de travail, Serradell qui dialogue avec l’architecte de la prison s’étonne que ce dernier nie la réalité de la répression. De même, à Barcelone plusieurs années après les faits, les voisins de Losada ne le croient pas et mettent ses récits sur le compte d’une imagination fertile. Ramos s’est également heurté à cette incompréhension si souvent relatée par les rescapés des camps nazis : pourquoi et pour qui écrire si le monde refuse le témoignage? L'histoire de ce manuscrit témoigne à elle seule de la déshérence du roman, oublié de tous, échoué dans un grenier. Réduit au silence, Satrapas est un témoignage à vide. On comprend, dans ces conditions, que l’écriture du manuscrit soit tout entière sous-tendue par un puissant devoir de mémoire.

Est-ce pour cela que le manuscrit est le premier récit des prisons franquistes ? En effet, il faut attendre 1967 pour que Juana Doña publie Desde la noche y la niebla, et plus tard encore Francesc Grau Viader, Dues línies terriblement paral.leles. L’exceptionnelle précocité de Satrapas conduit alors à se pencher sur les conditions historiques de la mise en mémoire.

De longues recherches m’ont permis de connaître le véritable auteur du manuscrit : il ne s’agit pas d’Andreu Martí comme le laissait croire la signature mais d’Antonio Ramos qui utilisa un pseudonyme. J'ai pu établir que le roman fut écrit en exil, en Uruguay, et non pas en Espagne comme la signature le suggérait : d’ailleurs, j’avais remarqué auparavant que le roman était en partie rédigé au revers de factures imprimées à Montevideo. Comme on sait, l'acte de mise en mémoire procède souvent de l'expérience d'une rupture sociale qui est ici l’exil22 . On peut penser que l’exilé, partiellement désocialisé, ressentit le besoin de fixer ses souvenirs alors qu'il se trouvait définitivement coupé des cercles de camaraderie qui maintenaient la mémoire vive. Il se peut également que l’écriture ait été favorisée par le contexte culturel uruguayen de l’époque : centre important de l’édition du Cône Sud, Montevideo cultivait un esprit antipéronniste et antifasciste avéré. À Buenos Aires également, on publia de nombreux souvenirs de la guerre civile (mais pas de la répression semble-t-il). En même temps, l’isolement en Amérique latine créait un espace hors temps qui favorisait la remontée des souvenirs. Au seuil d’une nouvelle vie (Ramos venait de se remarier), l’écriture du roman soldait des comptes.

L’inscription dans le contexte de la fin des années cinquante explique bon nombre d’invraisemblances chronologiques contenues dans le roman : par exemple, dans une longue diatribe contre la modernité, Losada parle de frigidaires électriques, de cellulose, de nylon et de cartes perforées … autant d’inventions postérieures aux années 194023 . Ces anachronismes maladroits renvoient de manière générale à l'attente sociale qui sous-tend la production de ce roman. En effet, à bien des égards, le récit répond aux questionnements de l’après-guerre davantage qu’à ceux de l’entre-deux-guerres : ainsi, le récit des prisons franquistes est traversé d’allusions et de comparaisons avec le système concentrationnaire nazi et soviétique que l'auteur n'a pu connaître qu'après sa sortie de prison et vraisemblablement, si l’on tient compte du contexte de l’Espagne d’alors, qu’après sa sortie du pays. Depuis la prison de Tarragone, comment pouvait-il avoir connaissance de « ce que Hitler était en train de faire aux juifs » ?. Comment pourrait-il connaître «ce que les Allemands font dans les pays qu’ils ont occupés » 24 ?

Dans le même ordre d’idée, il est probable que Satrapas s’inspire en partie des récits de la Shoah dont Ramos pouvait disposer en France, si sa maîtrise du français le lui permettait, et en Amérique ensuite. Même si les récits de la Shoah en espagnol sont très peu nombreux à l’époque (on n’en compte que deux, l’un publié en Andorre en 1946 et l’autre au Mexique en 194725 ), il pouvait avoir une idée claire de ce qu’avaient été les camps nazis.

Contemporaines également des années 1950, les attaques contre le stalinisme : le roman ne cesse en effet d'accuser le communisme de maux égaux au franquisme parce qu'il permit de "congeler" le franquisme après la défaite du nazisme. Cette mise en perspective s’explique par la reconversion du régime franquiste en bastion de l'anticommunisme en 1946 et surtout pas la déstalinisation, en 1956. La divulgation de l’existence du système concentrationnaire soviétique agit pour l’auteur comme un révélateur de la collusion des régimes totalitaires. Le choix des mots trahit une fois encore le temps de la mise en récit : « genocidio » et « totalitarismo » sont des termes récents, attestés dans les dictionnaires de langue espagnole depuis 195526 . Ils n’appartiennent pas au contexte des années trente qui utilisait le terme générique de « fascisme.

Enfin, il faut remarquer que l’intention du roman, par sa volonté même de fixer le souvenir de la répression, va à rebours de la lutte antifranquiste en Espagne dans les années 1950. En effet, à cette époque dans la jeunesse espagnole, se dessine un front antifranquiste qui fait fi des souvenirs de la guerre et de la répression en associant les fils du régime et les fils des vaincus dans un même rejet du régime. De cette opposition générationnelle naît la rébellion étudiante de 1956, à Madrid, qui porte sur les fonts baptismaux les principaux courants antifranquistes des années soixante. Ramos qui a 48 ans en 1958 et qui vit en exil a naturellement une vision très différente du sacrifice de la génération républicaine. Les Satrapes reflète le fossé creusé au cours des années 1950 entre la résistance en l'exil et la résistance de l'intérieur.

Ces nombreux anachronismes nous renseignent donc sur la nature des attentes sociales de Satrapas à la fin des années 50. En fait, comme je m'y attendais, le roman renseigne davantage sur la mémoire de la répression franquiste en 1957 que sur la répression elle-même.

Pour l’historien, ce constat implique de changer son fusil d’épaule. Plutôt que de considérer le roman comme un témoignage fidèle de la réalité concentrationnaire en cherchant à débusquer la part d’invention et la part de vérité, on peut désormais chercher à comprendre le roman comme une structure qui consigne de l'information stable d'un point de vue mémoriel, qu’elle soit fausse ou vraie. Ce n'est pas tant le contenu du souvenir qui intéresse que le fait que ce roman permette de décrire la mémoire qu’un homme a de son passé carcéral en 1957, premier pas vers la compréhension de ce qui est mémorable ou pas dans la société espagnole de la fin des années 1950.

En ce sens, l’éclatement du roman en d’innombrables récits et épisodes courts répond probablement à une structure mémorielle proche de la culture orale. Dans L’art de la mémoire, Frances Yates, montre que la remémoration repose sur des imagines agentes, des images frappantes et exagérées qui servent à rappeler des idées27 . Le récit est alors une composition mnémotechnique qui repose sur une juxtaposition de lieux dans un ordre déterminé par le souvenir. De la même manière, on peut faire l’hypothèse que Les Satrapes est construit selon le principe d’une disposition aléatoire de figures qui permettent au souvenir de se fixer et d’exister. Le système mnémotechnique trouve probablement ses origines dans les années de prison, quand la trace écrite était impossible à conserver. On comprend désormais les raisons de la suspension du temps qui répond aux schèmes de la mémoire. Autrement dit, pour Ramos, les faits narrés ne sont pas là pour attester le réel mais pour être souvenus.

Aux conditions de production du roman répondent celles de sa réception. Ramos s’est clairement soumis aux impératifs du récit réaliste. Il souscrit à « la charte du réalisme » non seulement parce qu’il en est pénétré culturellement mais aussi parce qu’il la pense nécessaire à la transmission du témoignage. En effet, dans cette entreprise hasardeuse qu’est le témoignage, la prise en compte du public est essentielle puisqu’elle atteste et enregistre la preuve.

C’est la raison pour laquelle l’auteur a dû assumer le choix du narrateur omniscient, typique de la forme romanesque. Son écriture se veut transparente afin de rendre compte « objectivement » du réel, selon un point de vue totalisant, « comme si on y était ». Par contre, le choix générique du roman réaliste peut amoindrir la portée du témoignage parce qu’il présente un haut degré de littérarisation de l’expérience. Or, comme l’a montré Nathalie Heinich, il existe une incompatibilité de nature entre la crédibilité qu’on prête à un témoignage et son traitement littéraire 28. J’ai traité dans un autre lieu du problème de la recevabilité d’un texte de fiction à la fois vrai et romanesque 29. Quoi qu’il en soit, pour rendre compte des choix narratifs qui furent ceux d’Antonio Ramos, il est important de tenir compte des possibles narratifs dont disposait l’auteur dans les années 50 et des capacités réceptives, réelles ou supposées, du public destinataire.

Dans la mesure où l’analyse des conditions de production et de réception du témoignage met en valeur l’existence d’une sorte de contrat tacite entre l’auteur et son public, il faut évoquer la valeur axiologique du roman. En effet, l’auteur en appelle à des valeurs de justice et d’égalité qui fondent un bien commun entre lui et son lecteur. C’est ce qui, in fine, fonde la possibilité de la transmission de son expérience. L’auteur présuppose donc la pérennité des valeurs morales qu’il défend et parie qu’à l’avenir, un lecteur sera susceptible de se reconnaître en elles. Ce pari, en retour, contribue à pérenniser ces mêmes valeurs dans le temps. L’échange repose sur le pari d’une communauté de valeurs stable dans le temps, sur un système de reconnaissance mutuelle, sur la présomption d’un monde partagé dont il assure la survivance.

Mais ce contenu moral, il est aussi celui qui correspond à une attente du lecteur. Ramos l’anticipe alors en moralisant excessivement son expérience concentrationnaire. Le récit se réduit à une opposition manichéenne entre bons et méchants, entre fascisto-communistes et démocrates. Il est significatif que les personnages de Ramos aient à assumer une responsabilité morale attendues, alors même qu’ils vivent dans un monde contraint où les lois sont différentes de celles du lecteur. Comment rendre compte du fait que Ramos accepta le jeu de la rédemption de la peine par le travail alors que sa présentation des faits conduit les personnages à refuser toute forme de compromission avec le franquisme ? Comment raconter qu’il usa de ses compétences mathématiques acquises à l’Université pour obtenir un poste enviable dans les bureaux de la direction de la prison et plus tard, un emploi d’ingénieurs sur les chantiers des camps de travail ? Ainsi, la nécessité d’être entendu et lu conduit Ramos à construire un récit acceptable du point de vue de la position morale du lecteur dont il veut provoquer l'indignation.

Ainsi dans la mesure où Satrapas est un récit mémoriel à visée essentiellement morale, le temps de la prison et celui de la mise en mémoire sont inextricablement liés. Reste à décrire maintenant le temps de la lecture et celui de la mise en histoire, dans l’actualité. Car si l’auteur s’est demandé comment écrire son témoignage, le lecteur d’aujourd’hui se demande comment le lire.

 

3. Le temps de la lecture et de la mise en histoire.

Quel est le temps de la lecture ? C'est d’abord celui que Henri Rousso appellerait le "retour du refoulé". Depuis 1999 en Espagne, la mémoire des victimes a submergé la vie culturelle et politique. C’est aussi celui de la justice enfin rendue aux victimes qui prend la forme d’un procès fait à la transition démocratique dont on mesure aujourd'hui le coût : le silence et la souffrance des républicains, victimes de la dictature, mais aussi le déni par le nouveau régime démocratique de l’héritage de la Seconde République.

La vague mémorielle touche davantage les souvenirs de la répression franquiste que ceux de la guerre civile proprement dit qui hantèrent les années de la transition. Elle interfère avec la Shoah si bien que la répression franquiste est lue à travers le prisme du système concentrationnaire nazi. L’Espagne qui fut neutre pendant la Seconde Guerre mondiale a rejoint les commémorations du 60e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz en 2005, au nom des milliers de déportés d’origine espagnole qui furent pris en France puis envoyés à Mathausen. Ces « retrouvailles » coïncident avec un intérêt renouvelé pour la littérature concentrationnaire en langue espagnole dont Montserrat Roig fut la première compilatrice30 .

Le flot de témoignages oraux et écrits sur les « camps de Franco » se surimpose donc, non sans ambiguïté, aux récits de déportation des camps nazis. L’assimilation est trompeuse, ne serait-ce que d’un point de vue terminologique. Les 198 « camps de concentration » attestés par des recherches récentes étaient des centres de rétention où les soldats de la République furent concentrés en attendant que des enquêtes permettent de statuer sur leur sort : soit la libération immédiate, soit le camp de travail, soit l’emprisonnement dans l’attente d’être traduit devant la juridiction militaire31 . Les origines du système d’internement remontent à décembre 1936 dans les zones contrôlées par les rebelles. Organisé au printemps 1937, le système se développa lorsque tomba le Pays basque, en juillet de la même année (environ 100 000 prisonniers). En février 1939, en plus des 90 000 prisonniers enrôlés dans des Bataillons de Travailleurs pour du travail forcé dans des colonies pénitentiaires, les camps de concentration comptaient environ 277 000 hommes et femmes. La chute de la Catalogne dans l’hiver et la répression féroce qui s’ensuivit conduisit près d’demi-million de personnes dans les camps.

C’est dire qu’en matière comparatiste, la prudence s’impose. Mais l’intérêt politique des anciens du PCE trouve un avantage à revitaliser la mémoire de la répression afin de profiter d’un capital symbolique considérable. Établir l’équation entre le système répressif franquiste et le système concentrationnaire nazi peut par exemple contribuer à délégitimer le Parti Populaire qui, selon la gauche, est l’héritier direct du franquisme.

Le temps de la lecture, c'est aussi celui d'une mémoire française de la guerre d'Espagne : l'oubli du manuscrit dans un coin de grenier, la promesse de le publier mais aussi l'indifférence à ce qu'il raconte dénote le décalage entre le témoin voulant dire et la société dans laquelle il était exilé jusqu’en 1950, date de son départ pour l’Uruguay. Le surgissement inopiné du manuscrit dans un contexte très différent, celui du « tout-mémoire » pour reprendre l’expression de Pierre Nora, explique que la dame de Poitiers n’ait pas jeté le document, même si elle n’en comprenait pas un traître mot. D’ailleurs, le manuscrit fut sauvé sur un malentendu puisque cette dernière pensait qu’il s’agissait d’un récit de la guerre civile, un événement qui, comme on sait, marqua profondément la culture politique française32 .

En somme, ces présents de refoulement et de retour inattendus font partie intégrante du document dans la mesure où ils en informent la lecture aujourd’hui. Porteur d'héritages dont il faut tenir compte, le positionnement temporel du lecteur par rapport au manuscrit importe. C’est-à-dire que le temps écoulé entre 1950 et 2005 n'est pas vide, ni suspendu : au contraire, c'est un temps qui a travaillé, qui a joué en modifiant profondément les conditions historiques d'appréhension du document.

Parmi les lecteurs, l’historien occupe sans doute une place à part parce qu’il est non seulement lecteur critique mais aussi écrivant d’histoire. Face à un manuscrit perdu puis retrouvé, l’historien se retrouve pris dans les rets d’un topos littéraire qui a irrigué toute la littérature occidentale depuis Cervantès. S’agissant d’un fragile témoignage qui demeure l’un des seuls indices dont on dispose aujourd’hui pour raconter l’histoire de ces hommes prisonniers de l’un des pires systèmes répressifs que le XXe siècle ait connus, le poids du devoir de mémoire pèse lourdement. Le poids de l’oubli et de la justice également, comme en témoigne Nicole Lapierre en prise avec le manuscrit de Simha Guterman33 .

Georges Didi-Huberman a remarqué les effets curieux du présentisme en vigueur : le passé semble avoir investi en nous une force messianique dont il faut se montrer digne. Ce serait bien là le sens de la responsabilité dont nous nous sentons investis face à un document qui nous interpelle: le passé, ouvert, semble attendre le présent pour son propre accomplissement 34. Il s’agit d’un passé non achevé qui institue le lecteur en justicier de l’histoire. Mais l’historien peut-il accepter sans risque cette forme d’assignation ? On sait aujourd’hui combien l’histoire et la justice ne font pas bon ménage, même si pèse sur l’historien une demande sociale de justice.

En outre, l'histoire passe par une mise en récit. À l’instar d'Antonio Ramos, l’historien d’aujourd’hui se retrouve devant la même difficulté d’écriture, même s’il est hors de question pour lui d’emprunter une forme fictionnelle. En écrivant une histoire qui mêle des éléments apportés par le roman et d’autres apportés par le travail d'archive, il s’établit forcément un écho, une correspondance entre le roman historique, Les Satrapes, et le récit qu’on peut en écrire présentement. Il est bien évident que l’historien ne peut qu’avoir profondément intégré le paradigme d'Auschwitz comme modèle de toute construction mémorielle. C’est en dernier ressort ce détour par Auschwitz qui rend Les Satrapes actuels, même s’il y a peut-être un abus à considérer ce récit comme appartenant au genre de la littérature concentrationnaire.

 

Conclusion.

Les Satrapes sont le lieu fortuit d’un choc entre trois temporalités : celle de l’expérience carcérale, celle de la mise en mémoire et celle de la lecture et de la mise en histoire dans l’actualité. En ce sens, ce récit nous est contemporain si l’on considère avec Walter Benjamin, que la contemporanéité ne se définit plus comme un état, mais comme un mouvement, un choc des temporalités 35. Entre les trois temps que nous avons déterminés, c’est la durée qui a travaillé. S’ils travaillent dans notre présent, il est impossible de considérer les temps passés comme simplement révolus. Comme le remarque Didi-Huberman, « Dans cette opération se consomme enfin la ruine du positivisme historique : les "faits" du passé ne sont pas des choses inertes à aller trouver, à isoler puis à saisir dans un récit causal »36 . Sur la voie de Benjamin, il incite à « passer du point de vue du passé comme fait objectif à celui du passé comme fait de mémoire, c'est-à-dire comme un fait en mouvement, fait psychique aussi bien que matériel »37 .

Prendre acte d’une histoire contemporaine au sens plein du terme, c’est donc écrire l’histoire différemment : d’abord, c’est admettre une part de subjectivité de l’historien non seulement interprétative mais aussi temporelle, au sens où compte la position temporelle de l’historien par rapport à son objet d’étude. Ensuite, c’est prendre en compte la durée, c’est-à-dire ce qui reste, ou plus, du passé. Le passé ne vaut plus seulement en tant qu’il est révolu mais aussi en tant qu’il demeure ou pas dans le présent. C’est enfin prêter une attention renouvelée à l’histoire de l’absence et du vide : comme Régine Robin l’écrit, "ce qu'il faut cerner, c'est le travail de la trace en nous"38 . Cela implique probablement l’abandon d’une écriture réaliste au profit d’une écriture lacunaire qui puisse mettre en évidence ce qui ne se voit pas, assumer les doutes et les hypothèses invérifiables. Ceci implique notamment un mode d’énonciation qui n’est pas caché mais qui se dénonce ouvertement comme tel pour permettre au lecteur de se situer par rapport à lui. Je vois à cette condition l’unique et réelle possibilité de transmettre l’expérience vécue.
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Satrapas, surgi dans le présent, est un anachronisme vivant qui fait comprendre l’enchevêtrement des temps et leur nature discontinue. Ce document permet de faire du passé une partie actuelle de l’activité présente, une partie contemporaine.

 

 


1 François Bedarida, “La dialectique passé/présent et la pratique historienne”, L’histoire et le métier d’historien en France, 1945-1995, Paris, ed. Maison des Sciences de l’Homme, 1995, pp. 75-85.

2 Siefried Kracauer, L’histoire des avant-dernières choses, Paris, Stock, coll Un ordre d’idée, 2005, p. 205 sq.

3 Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll Idées, 1972, préface.

4 François Hartog, Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, Coll la librairie du XXIe siècle, 2003.

5 Simha Guterman, Le livre retrouvé, Paris, Plon, coll 10/18, 2001, pp. 11-34.

6 Alain Brossat, L'écriture du désastre, Paris, Albin Michel, 1993, pp. 237 sq.

7 Archivo Gobierno Militar de Barcelona,  Tribunal Militar territorial III, Procediment SU 4217, Arxiu Històric de la Provincia de Tarragona, expedient 91 2708.

8 Michael Pollak, "L'expérience concentrationnaire", in Une identité blessée, Paris, Métalié, 1993, pp.149-175.

9 Antonio Ramos Martín, Los Satrapas de Occidente, 1957-1958, manuscrit inédit, p. 207.

10 Ibid., p. 115.

11 Ibid., p. 205: “Nadie sabe que significación misteriosa encierra”.

12 Ibid., p. 207 “mantener la memoria fresca para no olvidar, cuando procuraba el enemigo que se olvidaran de los motivos por los cuales habían luchado”.

13 Ricard Vinyes, “L’univers carcéral sous le franquisme”, Cultures et Conflits, Prison et résistances politiques, 55, 2004, pp. 39-66.

14 Antonio Ramos, Op. Cit., p. 25 : “Muchachos, no sabeis nada del tereno que pisais ; si no quereis caer, tendreis que aprender a andar de nuevo”.

15 Marie-Claude Lavabre, “Sociología de la memoria y acontecimientos traumáticos”, Julio Aróstegui, François Godicheau, La guerra civil, Mito y memoria, Madrid, Marcial Pons, 2006, pp. 31-56.

16 Antonio, Ramos, Op. Cit., “Eran datos de una historia que el fascismo no querria que fuera escrita jamás” ; “ (…) pequeñas aportaciones a la historia que había de escribirse en el futuro”.

17 Ibid., p. 137 : “Parece que no van a ninguna parte pero sí ; se imaginan fuera de aquí recorriendo lugares por donde anduvieron en otros tiempos. Caminan por la mañana hasta alcanzar la hora del rancho ; por la tarde caminan toda la tarde hasta conseguir arribar, cansados, a la hora del segundo plato de rancho. El tiempo es lo único que vale para el preso, y también lo que le atormenta ; aquí, es lo que cuenta. Por ser lo que mas gravita en su vida, es también causa de desesperación o de su alegria. Y Caminando gana días y meses y hasta años por una ruta que lo lleva al final de la condena. Como no tiene a su alcance un medio de hacer correr el tiempo, más presuradamente, y éste siempre le parece lento, él va al encuentro del tiempo”.

18 Ibid., p. 137 : “Ya ves que no pasean, al contrario, están horas así, quietos, inmóviles. Si caminaran, les parecerían que iban al encuentro del tiempo que está por llegar, o sea, hacia el día fatal, que no saben cuando será, aunque lo esperan. Sería caminar al encuentro de la muerte”.

19 Ibid., p. 231 : «la esperanza, sostén y narcótico del cautivo ».

20 Ibid. p. 284 : “No queria hablar con nadie de su drama, del que solamente, los que la rodeaban, conocían la mitad. La otra mitad más íntima del drama quedaba enterrada dentro de su alma para siempre, pero pesada y tangible, gravitando en el resto de su existencia. Como un secreto vergonzoso que era, moriría con ella.”

21 Ibid., p. 120 : “ellos también trabajan para el futuro : quieren dejar una documentación amañada que el día de mañana justifique cada asesinato”.

22 Mikael Pollak, Nathalie Heinich, "Le témoignage", Op. Cit.

23 Antonio Ramos, Op. Cit., p. 262.

24 Ibid., p. 63 “(…) hubo en las altas esferas que propuso si no sería conveniente matarlos a todos [a los demócratas], como estaba haciendo Hitler con los judíos” ; p. 260 : “No digamos nada de lo que sabemos que están haciendo los alemanes en los países que han ocupado”.

25 Il s’agit de Joaquim Amat Piniella, K.L. Reich, Barcelona, edicions 62, 2001 et de Mercè Rodoreda, Nit i Boira, Barcelona, Edicions 62, 1978.

26 Antonio Ramos, Op. Cit., p. 74 : “delitos de genocidio” et p. 124 par exemple : “Comunistas mas fascistas igual totalitarismo”.

27 Frances Yates, L’art de la mémoire, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1975, p. 45 sq.

28 Nathalie Heinich, “Les limites de la fiction”, L’Homme, 175-176, juillet/décembre 2005, pp. 57-76.

29 Stéphane Michonneau, “Le document comme trace ou la trace du document”, Communications, 79, Paris,; Le Seuil, à paraître.

30 Montserrat Roig, Els catalans als camps nazis, Barcelona, Edicions 62, 2001.

31 Javier Rodrigo, Los campos de concentración franquistas, Madrid, Siete Mares, 2003.

32 Pierre Laborie, Les Français des années troubles, Bruxelles, Desclée de Brouwer, 2001.

33 Simha Guterman, Le livre retrouvé, Op. Cit.

34 Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Les éditions de Minuit, 2000, p. 42 sq.

35 Walter Benjamin, “Sur le concept d’histoire” (1940), XII, Ecrits français, éd. J.-M; Monnoyer, Paris, Gallimard, 1991.

36 Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Op. Cit., p. 103.

37 Ibid., p. 37.

38 Régine Robin, La mémoire saturée, Paris, Stock, coll Un ordre d’idées, 2003, p. 103.

 

 

 

 

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