De l’horreur et de l’événement unique

 

Fiona McIntosh-Varjabédian
Lille III

Dans une écriture qui fait primer l’ethos du narrateur, l’événement unique ainsi que l’excès de l’horreur paraissent indicibles. On est en effet frappé par le contraste qu’il peut y avoir entre le programme de Voltaire dans l’Essai sur les Mœurs qui est de brosser le tableau de la folie des hommes1 et le peu de détails qu’il donne effectivement lorsque sa plume rencontre un de ces événements terribles qui marquent les abus sans nom dont les hommes fanatisés sont capables2. En fait, ces aberrations, bien qu’elles soient effectivement récurrentes dans l’histoire de l’humanité, perturbent, d’une certaine façon, la bonne communication qu’il doit y avoir entre l’historien qui, par son discernement, s’impose comme un homme de mesure et de jugement et le lecteur idéal qui se doit de refléter les qualités de son interlocuteur de papier3. Aussi, malgré l’existence de précédents nombreux, l’excès est-il souvent traité comme un événement improbable du seul fait qu’il est gênant et qu’il n’aurait pas dû exister. Comme tel, il doit être soumis à un appareillage critique particulier, destiné soit à expliquer, malgré tout, son existence, soit à épurer l’événement de ce qu’il aurait de véritablement trop excessif, démarche qui peut aller, c’est le cas de Voltaire dans l’Essai, jusqu’à la prétérition et à l’effacement des détails les plus horribles.

  Il est, en effet, aisé de comprendre pourquoi la rareté est mise à distance. Comme nous avons pu le montrer par ailleurs, la méthode de l’historien repose sur un effet d’accumulation convergente. D’abord, la répétition fait passer ce qui au départ n’était qu’une possibilité au rang de probabilité. Ensuite, c’est la probabilité même des faits qui sert à l’historien, dans ses choix de représentation. D’un côté, un témoin réputé fiable permet d’accréditer des faits surprenants, de l’autre son accréditation même dépend du caractère probable et vraisemblable de sa narration. La question est de ce fait viciée d’autant que tout se passe comme si les méthodes de confirmations ordinaires ne fonctionnaient pas. Prenons en effet un extrait du Traité de la nature humaine de Hume où le philosophe expose les fondements de la croyance. Son exemple, comme cela lui arrive souvent, est tiré de l’histoire puisqu’il s’agit du meurtre de Jules César. Nous apportons, nous dit-il, notre assentiment parce que le lieu et la date de l’événement ont été accrédités par tous les témoins unanimes4. La répétition et la convergence des détails renvoient aux souvenirs mêmes des témoins et en ce sens ils servent en quelque sorte à l’historien d’expérience de substitution, puisque cette convergence correspond à la manière dont tout sujet détermine pour lui-même ce qui appartient au souvenir et ce qui appartient à l’imagination5. Toutefois cette opération de mémoire est rendue problématique en raison à la fois de l’émotion supposée du spectateur au moment des faits et, j’ajouterai en suivant Hume, de l’historien qui restitue ces mêmes événements, car pour que le souvenir puisse être restitué fidèlement il faudrait que le narrateur puisse discerner les sentiments qui ont été en jeu au moment de la perception ainsi que les passions qui ont pu se greffer aux faits lors des restitutions successives. C’est pour cette raison qu’un certain malaise se lit, lorsque l’historien aborde les soubresauts, les irruptions de l’Histoire, malaise qui est particulièrement significatif dans l’Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain de Gibbon et qui passe aussi bien par une remise en cause de l’existence même des faits que par une forme d’incertitude morale dans la manière dont il convient de les envisager.

C’est à la lumière des théories de l’expérience et de la sympathie tirées des travaux de David Hume et d’Adam Smith que nous rendrons compte de la position troublée de l’historien.

Pour comprendre le statut épistémologique de l’exception, il convient de revenir aux théories humiennes du savoir. Comme l’ont souligné Ulrich Voigt6 et Andrew Seth7, le sujet distingue, selon Hume, la mémoire, c’est-à-dire le souvenir de quelque chose qui s’est réellement passé, de l’imagination, c’est-à-dire la représentation mentale de quelque chose qui pourrait se passer, par la différence de degré qu’il peut y avoir entre ces deux formes d’images psychiques. Le premier est, en effet, plus vif que le second. La question est plus complexe dès lors qu’il s’agit, comme l’histoire, de souvenirs rapportés et non pas vécus. Le philosophe considère que la croyance est soutenue par les passions ressenties qui peuvent soit être provoquées par l’objet seul, ou provoquées par un tiers qui rapporte les faits, qu’il soit simple témoin, poète, rhéteur ou tout simplement charlatan [Hume,169]. Dans le premier cas, la narration se donne pour vraie, dans les deux cas suivants, la frontière entre le vrai et l’imaginaire peut être brouillée afin d’apporter une forme de conviction qui plaise à l’esprit [Hume,171], mais la confusion ne saurait être totale ; dans le dernier cas, l’erreur est soigneusement entretenue afin de tromper celui qui s’y laisserait prendre. La question est de savoir dans quelle catégorie il convient de ranger la tradition, doit-elle être tenue pour vraie parce qu’elle a été répétée et qu’elle est habituellement reçue comme telle ? Doit-elle être considérée, au contraire, comme un simple mensonge qui s’est imposé au fil des siècles ? Hume à ce propos remarque que la convergence des faits, des causes et des effets qui représente une sorte de garde-fou supplémentaire risque de s’estomper du fait même de la transmission d’âge en âge :

‘Tis evident there is no point of ancient history, of which we can have any assurance, but by passing thro’ many millions of causes and effects, and thro’ a chain of arguments of almost an immeasurable length. Before the knowledge of the fact cou’d come to the first historian, it must be convey’d thro’ many mouths, and after it is committed to writing, each new copy is a new object, of which the connexion with the foregoing is known only by experience and observation. Perhaps, therefore, it may be concluded from the precedent reasoning, that the evidence of all ancient history must be now lost; or at least, will be lost in time, as the chain of causes encreases, and runs on to a greater length. [Hume,195]

La suite de l’argumentation est plus embrouillée que ne le reconnaît Ulrich Voigt. En effet, Hume reprend l’exemple de Jules César qu’il avait déjà évoqué et constate que, malgré tout, le souvenir du meurtre ne s’est pas estompé et qu’au contraire, grâce à l’imprimerie, l’événement est davantage connu que par le passé. Cela s’explique par le devoir de fidélité qu’ont les copistes et les imprimeurs, de telle sorte qu’il n’y a pas de variation lorsqu’on passe d’une édition à une autre : « This circumstance alone preserves the evidence of history. » [Hume,196)]. La chaîne des circonstances est donc préservée au point de conserver sa vivacité initiale, et c’est sur cette touche optimiste que s’arrête Ulrich Voigt. Toutefois, la question s’obscurcit au fil des paragraphes, dans la mesure où l’Ecossais confronte implicitement deux formes d’histoire différentes, l’histoire profane et l’histoire religieuse et quelques lignes après avoir revendiqué la postérité séculaire de César, il constate que l’argument selon lequel la tradition a été corrompue a été souvent porté contre la religion chrétienne. Hume par précaution renvoie, d’abord, par une note à une section ultérieure de son traité où il aborde la question du scepticisme, manière de suggérer que la question religieuse est en fait impossible à décider. Ensuite, après avoir développé tout un paragraphe sur la fidélité du copiste ou de l’imprimeur, il constate que les hommes sont volontiers trompés dans leurs perceptions par les préjugés ou dans leurs représentations par les jeux d’esprit (wit), de ce fait, le lecteur ne peut se fonder que sur le caractère habituel de l’enchaînement pour décider de sa validité. Or, la grande vivacité de la narration et la capacité qu’un narrateur peut avoir à s’adresser au cœur, peuvent jouer dans un premier temps le rôle de preuve dans la mesure où elles peuvent provoquer des impressions comparables aux souvenirs, mais Hume en vient à rejeter ces qualités parce qu’elles nuisent aux « principes généraux du raisonnement » [Hume, 200]. Le problème posé par l’événement exceptionnel est donc le suivant : il est plus susceptible qu’un autre d’impressionner le lecteur, mais obscurcit la chaîne des causes et des effets, par son caractère extraordinaire [Hume,176], et, de ce fait, il doit être regardé avec soupçon.

Le raisonnement qu’adopte Gibbon face au martyrologe chrétien semble tributaire des objections de Hume et de ses critères d’analyse8. C’est la place de l’exceptionnel dans le récit d’histoire et dans les inférences  de l’historien qui nous le font étudier longuement ici. Car on décèle face à l’excès un jugement qu’on pourrait volontiers qualifier de révisionniste, et j’emploie à dessein le terme, malgré son caractère anachronique.

Si on sait que l’historien anglais a développé une thèse qui a fait scandale à son époque, selon laquelle le christianisme était responsable du déclin de l’empire romain9, on se souvient peut-être moins de la manière dont il a minimisé les tourments que les chrétiens ont subis. Les chapitres XV et XVI du premier volume sont entièrement consacrés à l’histoire chrétienne. Avant d’en venir aux martyrs qui, comme l’a souligné George Pons, constitue un point majeur de l’apologétique religieuse traditionnelle10, Gibbon suggère malicieusement que l’histoire ecclésiastique ne répond pas aux critères habituels de jugement. D’abord les matériaux sont rares et sujets à caution. L’Anglais manie ensuite l’ironie11 lorsqu’il décrit, sous couvert d’impartialité, les professeurs des évangiles comme peu inspirés, alors que leur charge religieuse est censée au contraire leur donner une inspiration toute particulière, façon de suggérer qu’il y a une inadéquation suspecte entre le discours employé et le sujet traité. Enfin, il indique implicitement que ces témoignages s’opposent aux règles employées ordinairement dans  les tribunaux puisque les témoins supposés de la révélation divine ne sont pas dignes de foi :

 But the scandal of the pious Christian, and the fallacious triumph of the Infidel, should cease as soon as they recollect not only by whom, but likewise to whom, the Divine Revelation was given. The theologian may indulge the pleasing task of describing Religion as she descended from Heaven, arrayed in her native purity. A more melancholy duty is imposed on the historian. He must discover the inevitable mixture of error and corruption, which she contracted in a long residence upon earth, among a weak and degenerate race of beings. [Gibbon, vol. I, 446]

L’art consommé de la suggestion et de l’ironie dont Gibbon fait preuve montre par avance que la raison ne saurait recevoir des récits que le cœur ému pourrait accepter. En outre le fait que l’historien traite du martyrologe après la discussion sur les miracles affaiblit encore davantage la validité supposée de ces récits et tend à prouver que les uns comme les autres sont à ranger parmi les exceptions douteuses. Je n’aborderais ici pas la controverse des miracles, quoiqu’ils représentent par définition des événements uniques, parce que ces prodiges ne provoquent la même dichotomie du cœur et de la raison que les récits d’horreur comme ceux des persécutions romaines contre les chrétiens.

La deuxième étape de cette entreprise critique commence au début du chapitre XVI, celui là même qui évoque les persécutions. L’historien oppose le caractère habituel et tolérant des Romains aux exactions qu’ils ont pu commettre contre les chrétiens. L’inférence qu’il tire plus ou moins explicitement repose sur le fait qu’il n’y a pas de précédents et que si les Romains, et plus particulièrement Trajan, présenté comme un empereur philosophe, ont pu commettre néanmoins ces cruautés, c’est qu’ils devaient avoir des raisons très graves pour le faire [Gibbon, I, 514] : l’exception devient de nouveau un moyen pour discréditer les victimes et Gibbon fait malicieusement écho aux affaires d’incestes et de meurtres d’enfants dont les premiers chrétiens ont été accusés [Gibbon, I, 522]. Mais après avoir mis en cause l’existence des martyres ou du moins le récit qu’on en fait habituellement, l’historien s’attaque à la charge émotionnelle, qu’il va également saper avec méthode et application.

D’abord, il consacre plus de lignes aux cruautés commises dans la Bible par les Juifs, pris ici comme les ancêtres des Chrétiens et s’appesantit davantage sur leur caractère scandaleux et horrible qu’il ne le fera pour les crimes romains12. Il répète assez longuement les accusations portées contre les premiers chrétiens et même si de façon explicite il ne reprend pas ces propos à son compte, le détail qui est donné à ce sujet est significatif, puis il anticipe sur les crimes commis tantôt par les papes, à l’endroit même des jardins de Néron [Gibbon, I, 528], tantôt par les monarques très chrétiens modernes [Gibbon, I, 524] ou par les religieux [Gibbon, I, 538, 580]. Si un aperçu est donné des supplices subits, il est rapporté, de manière révélatrice, de Tacite :

Some were nailed on crosses ; others sewn up in the skins of wild beasts, and exposed to the fury of dogs : others again, smeared over with combustible materials, were used as torches to illuminate the darkness of the night. […]The guilt of the Christians deserved indeed the most exemplary punishment, but the public abhorrence was changed into commiseration, from the opinion that those unhappy wretches were sacrificed, not so much to the public welfare, as to the cruelty of a jealous tyrant. [Gibbon, I, 528]

On sait que les jeux de paroles déléguées sont cruciaux dans l’écriture historique et sont souvent d’un emploi assez retors13. La citation reconnaît certes le spectacle pitoyable des martyrs, mais comme la compassion est attribuée à Tacite, elle confirme, en fait, les remarques formulées en tête de chapitre, à savoir l’humanité et la tolérance des Romains et de ce fait toute l’argumentaire révisionniste. A la lumière de ces stratégies qui visent à minimiser l’impression que pourraient avoir les persécutions, et à ce titre les détails donnés par Tacite sont particulièrement horribles, on comprendra comment Gibbon se contente lui d’une esquive qui est justifiée par le caractère incertain des événements :

[…]I have purposely refrained from describing the particular sufferings and deaths of the Christian martyrs. It would have been an easy task, from the history of Eusebius, from the declamations of Lactantius, and from the most ancient acts, to collect a long series of horrid and disgustful pictures, and to fill many pages with racks and scourges, with iron hooks, and red hot beds, and with all the variety of tortures which fire and steel, savage beasts and more savage executioners, could inflict on the human body. These melancholy scenes might be enlivened by a crowd of visions and miracles destined either to delay death, to celebrate the triumph, or to discover the relics, of those canonized saints who suffered for the name of the Christ. But I cannot determine what I ought to transcribe, till I am satisfied how much I ought to believe. [Gibbon, I, 576-577]

Bien que l’historien anglais apporte quelques aperçus de ce que la cruauté humaine peut inventer, il serait erroné d’y voir une véritable prétérition : dans la mesure où il rejette les effets faciles et les exagérations et ce faisant, il traite avec une certaine légèreté méprisante ce qui apparaît plus comme un passage obligé que comme un fait avéré. Ce phénomène est-il seulement dû à l’enjeu philosophique du passage et à la volonté de discréditer le christianisme ?  La polémique n’est peut-être pas seule en cause et si elle est indubitablement présente, il n’empêche que cette légèreté peut paraître scandaleuse d’autant que quelques pages plus haut, Gibbon semble évoquer par anticipation le problème que pose cette tonalité inadéquate et fort peu compatissante :

History, which undertakes to record the transactions of the past, for the instruction of future ages;  would ill deserve that honourable office, if she condescended to plead the cause of tyrants, or to justify the maxims of persecution. [Gibbon, I,524]

En effet, la fonction morale de l’écriture historique est plus profondément atteinte que l’auteur ne veut le suggérer. Les événements se présentent comme devant le tribunal de l’histoire, comme l’indique le vocabulaire employé ici (to plead the cause of tyrants) et selon une certaine doxa contemporaine à l’auteur, l’impartialité du spectateur que doit adopter l’historien ne va pas sans un certain degré de sympathie que le narrateur doit adopter à la fois pour bien comprendre les circonstances et exercer sa charge selon ce que Gibbon appelle à un moment les common notions of humanity [Gibbon, I, 456]. Si l’historien paraît défendre les coupables et non plus les victimes, n’est-ce pas sa propre fiabilité qu’il remet en cause ? Ne doit-il pas y avoir une exigence de détails pour les événements choquants ou horribles afin qu’un certain degré de communion de pensée soit possible avec les victimes ?

Je partirai d’Adam Smith et de sa Théorie des sentiments moraux en raison de son caractère emblématique. Comme l’a montré Philip Mercer la question de la sympathie est emmêlée en raison d’un certain flou sémantique qu’il attribue à l’anglais et que nous pourrions attribuer au français14. Pour le critique, ce sentiment se distingue de la pitié ou de la simple sensation d’être désolé parce que la sympathie implique le souci du bien d’autrui et qu’elle est dépourvue de la même connotation condescendante que ses synonymes approximatifs15  et c’est en ce sens que cette reconnaissance que l’autre est un autre soi-même devient pour la philosophie britannique la source d’un jugement éthique et d’un comportement social, dans la mesure où l’expression de la sympathie, qui n’est pas strictement émotionnelle, loin s’en faut, doit être en accord avec les convenances ou avec une certaine juste mesure. La préférence que marque Gibbon pour la litote, lorsqu’il s’agit d’évoquer des circonstances horribles, peut refléter ce désir de juste mesure. Il trouve en effet l’expression des crimes d’Andronicus Comnenus plus expressive lorsque la seule semaine de règne qu’il y eût sans crime, fut qualifiée, par un triste contraste, de jours d’Alcyon [Gibbon, III, 81]. Certes, Adam Smith dans ses Leçons de Rhétorique et de Belles Lettres suggère que l’historien à la différence du poète ne doit pas s’attarder sur la douleur, de sorte que la litote semble correspondre à une certaine convenance d’époque :

The historian, on the contrary, can only excite grief or compassion by the narration of the facts and by setting them in as interesting view as he possibly can. But all the exclamations in his own person would not suit with the impartiality he has to maintain […]16.

Néanmoins, si l’on suit Adam Smith, il semble moins nécessaire de cacher les faits douloureux eux-mêmes que de ne laisser pas libre cours à l’amplification poétique et à l’expression de son propre dégoût. En effet, il met en lumière les difficultés de la juste représentation lorsqu’il évoque la torture du chevalet qui échappe dans un premier temps aux capacités de sympathie du spectateur du seul fait que la torture échappe aux limites de son expérience personnelle. L’imagination seule peut compenser cette incapacité physique et nous permettre de nous « transporter au-delà de notre personne. »17 Encore faut-il que les circonstances soient données ou connues pour que cette opération de l’imagination puisse se produire, sans que l’harmonie et la correspondance entre les sentiments de la victime et du spectateur soient affectées. Le spectateur ne sera jamais atteint par la même violence que le patient. Aussi, afin que sa situation de victime soit appréhendée, la personne qui souffre doit affaiblir l’expression de sa propre passion jusqu’à ce que le spectateur puisse l’accompagner dans l’expression de la douleur [Smith, Théorie, 44-45], par extension il semble indispensable que celui qui représente la douleur procure au lecteur un analogon afin de préserver l’harmonie que Smith évoque, harmonie, qui je le répète est la clef de tout jugement moral adéquat.

Or Gibbon adopte une attitude critique non seulement pour les persécutions chrétiennes par les Romains avant Constantin mais presque pour toutes les formes de persécutions. A peine évoque-t-il des circonstances horribles ou infamantes qu’il s’empresse d’ajouter que sa source a peut-être exagéré les faits : les prêtres et les vierges dont les cadavres ont été mélangés à de l’orge sont moins certains que les massacres d’Alexandrie [Gibbon, I, 900]. D’ailleurs un certain flou sur la localisation (est-ce Césarée, Héliopolis ou Gaza ?) confirme le doute ; pour les malheurs de l’Espagne saccagée par les hordes barbares, l’Anglais suggère une double corruption du texte et des faits :

The misfortunes of Spain may be described in the language of its most eloquent historian, who has concisely expressed the passionate, and perhaps exaggerated, declamations of contemporary writers. [Gibbon, II, 224-225]

L’incise traduit les hyperboles probables des premiers auteurs, hyperboles auxquelles le talent d’Idatius a apporté faussement conviction et pour bien marquer la nuance qu’il souhaite insinuer ici, Gibbon ne résume pas les propos de la Chronique mais cite l’Espagnol qui évoque le cannibalisme des habitants affamés, selon le modèle du saccage de Jérusalem. De même, les fugitifs qui échappent aux invasions bulgares sont accusés d’avoir exagéré le nombre des ennemis et leur sauvagerie ; leur témoignage, loin de donner lieu à une forme de sympathie, est donc discrédité car leur rapport serait « enflammé par la passion et voilé d’incertitude » (inflamed by passion and clouded with uncertainty, Gibbon, II, 674).

Mais la volonté de ramener l’horreur à des causes connues contribue encore davantage à minimiser les faits et les émotions qu’ils pourraient susciter et de ce point de vue c’est la narration historique elle-même qui provoque la lecture critique. En effet, non seulement Gibbon modère le récit de victimes empalées et écorchés en suggérant d’abord que le nombre exact des victimes devrait être selon probabilité réduit, mais il explique les exactions turques par « the cruel laws of retaliation » [Gibbon, II, 694]. Cette thématique des lois de la guerre est très prégnante, même si par ailleurs Gibbon se montre assez critique à l’égard de cette notion et tient à participer dans ses notes aux débats sur les limites que le philosophes, tel Grotius, portent à ces prétendus droits [Gibbon, II, 676]. Mais force est de constater que ces règles implicites, ces sortes de dommages collatéraux nécessaires de l’action militaire perturbent le jugement que le lecteur est appelé à prendre. Regardons en effet le traitement que réserve l’Anglais aux invasions Franques en Italie :

Among the cities which they ruined, Genoa […] is particularly enumerated : and the deaths of thousands, according to the regular practice of war, appear to have excited less horror than some idolatrous sacrifices of women and children, which were performed with impunity in the camp of the most Christian king. If it were no the melancholy truth, that the first and most cruel sufferings must be the lot of the innocent and helpless, history might exult in the misery of the conquerors […]. [Gibbon, II, 674]

D’un côté, il semble reprocher à sa source d’avoir mal jugé les faits puisque le nombre des personnes tuées (thousands) lui paraît plus condamnable que les sacrifices païens de femmes et d’enfants qui ont été commis : cette valeur critique du nombre est récurrente sous sa plume et permet une pointe contre les réactions inadéquates des Chrétiens. De l’autre, il reconnaît l’existence d’une certaine vérité historique universelle : les innocents et les plus démunis sont les premières victimes de la guerre et à ce titre, les sacrifices deviennent exemplaires de cet état de fait malheureux mais fatal (melancholy truth) puisqu’ils ont touché avant tout les femmes et les enfants. Où se trouve dès lors la réaction inadéquate, sous la plume de l’homme du dix-huitième siècle, incapable de comprendre la signification profonde des sacrifices, ou sous celle de ses sources (peut-être ici Grégoire de Tours) qui ne semblent pas considérer que tous les êtres humains se valent dans le malheur, qu’une mort équivaut à une mort ?

Les règles et les réseaux de causalité que l’historien se doit de tisser sont profondément responsables de ces incertitudes, dans la mesure où les tresser ensemble au cours de la narration ne va pas sans provoquer des nœuds et des contradictions. En effet, les common notions of humanity pour reprendre la terminologie gibbonienne relève d’un absolu que l’auteur partage implicitement avec son lecteur, de l’autre, la reconnaissance qu’il y a des degrés de civilisation différents et donc une certaine relativité de la férocité est aussi implicite, et c’est au nom de ce dernier principe, que l’Anglais excuse la cruauté de Clovis, mal éclairé qu’il est par les maximes de son temps [Gibbon, II, 464]. Par ailleurs, on a pu constater comment l’argument du nombre revenait fréquemment lorsque l’historien soupesait les différents crimes de guerre ou les exactions afin d’en mesurer la gravité. Comme d’ailleurs nous venons de le voir, il suit une règle implicite simple, à savoir qu’un mort vaut un mort et donc ce qui compte c’est le nombre des victimes et non leur qualité. Néanmoins, lorsque Gibbon discréditait les massacres de Gaza ou de Césarée et leur préférait les événements sanglants d’Alexandrie, l’argument du rang supérieur des victimes alexandrines est apparu. Les explications et les raisons qui sont apportées ont un caractère ad hoc qu’il ne faut pas négliger, la longueur extrême de l’œuvre rend compte en partie de ces anomalies, mais il apparaît bien que, dans la perception et la représentation de l’horreur, deux logiques de représentation entrent en concurrence : d’un côté l’illusion du factuel privilégie la quantité, de l’autre l’expressivité et la symbolique préfère la qualité18. Que se passe-t-il quand ces deux logiques sont apposées lorsque Gibbon illustre la tyrannie de Phocas :

A matron who commanded the respect and pity of mankind, the daughter and wife of emperors, was tortured like the vilest malefactor, to force a confession of her designs and associates ; and the empress Constantia, with her innocent daughters, was beheaded at Chalcedon […]. After such an example, it would be superfluous to enumerate the names and sufferings of meaner victims. [Gibbon, II, 904]

La suite du texte fournit un certain nombre de détails sur les raffinements de la cruauté (mains amputées, langues coupées, personnes fouettées à mort). Mais comment comprendre le silence sur les noms ? Simple prétérition expressive ou ironie involontaire à l’encontre de la famille impériale qui au fil des pages paraît bien peu innocente ? La concurrence des deux argumentaires provoque une certaine incertitude dans le ton et surtout si l’on regarde de plus près le contexte, volontiers ironique, un malaise certain se crée devant ce qui apparaît comme une réaction inadéquate, d’autant que le texte de Gibbon n’est pas dépourvu de quelques saillies d’humour macabre.

Aussi, quoique l’auteur évoque une histoire mélancolique faite de crimes et de sang, rares sont les passages où la sympathie apparaît. A ce titre, le meurtre de la philosophe Hypatie par une foule fanatisée qui ira jusqu’à arracher sa chair frémissante à l’aide de coquilles d’huîtres (les détails sont assurément de Gibbon) constitue un écart par rapport à une écriture volontiers plus critique, plus indifférente et plus sobre. Sa sympathie et sa compassion, car il emploie bien les termes, s’adressent davantage à des civilisations comme celle de Rome19 qu’à des individus, parce que le témoignage de ces horreurs individuelles est sujet à caution en raison de son expressivité même, qui est source de passion et donc, pour suivre l’Anglais, d’exagération. En ce sens, les méthodes critiques développées dans l’écriture historique  des Lumières sont source de dénégation, voire de soupçon. L’horreur, si elle reste présente, est fortement encadrée et appelée à jouer un rôle secondaire dans le devoir de mémoire que reconnaissent les Philosophes à l’Histoire.

 

 

1 Voir Essai sur les Mœurs, éd. René Pomeau, 1990, vol. II, p. 803 : « Vous avez vu parmi ces barbaries ridicules les barbaries sanglantes des guerres de religion», ou encore, p. 804 : « cette histoire est un ramas de crimes, de folies, et de malheurs, parmi lesquels nous avons vu quelques vertus, quelques temps heureux, comme on découvre des habitations répandues, ça et là dans des déserts sauvages».

2 Voir notre article, « La Henriade de Voltaire : horreur épique et horreur historique », p.101-109, in Formes modernes de la poésie épique, nouvelles approches, dir. Judith Labarthe, Bruxelles, Bern, Berlin, Francfort, New York, Oxford, Vienne, P.I.E..- Peter Lang, 2004.

3 Voir nos articles, « Probability and persuasion in 18th-Century and 19th –Century Historical Writing », in Tropes for the Past, Hayden White and the History/Literarture Debate, éd. Kuisma Korhonen, Amsterdam, Rodopi, 2005 (à paraître à l’automne) ; « Histoire, récit et discours probabiliste », journée d’étude, séminaire Cral, EHESS, CNRS, Cerc-Paris III, Poétique, esthétique, représentation, organisé par Jean Bessière et Jean-Marie Schaeffer, décembre 2003.

4 Treatise of Human nature, (1739-1740), éd. Ernest G; Mossner, Londres, Penguin Books, (1969) 1984, Book I, part III, section IV « Of the component parts of our reasonings concerning cause and effect. », p. 130-131. Voltaire dans l’Essai sur les Mœurs rappelle que l’usage est qu’une personne ne peut être condamnée que lorsqu’il y a deux témoignages concordants.

5 Les sciences cognitives rencontrent à ce jour un problème analogue, puisqu’il est possible de créer de faux souvenirs.

6 Ulrich Voigt, David Hume und das Problem der Geschichte, Berlin, Ducker & Humboldt , 1975.

7 Andrew Seth, Scottish Philosophy, a Comparison of the Scottish and German Answers to Hume, New York, Burt Franklin, (1890), 1971, p. 33-72.

8 Gibbon fait l’éloge implicite de Hume vol. I, p. 1001(The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, ed. David Womersley, Londres, Penguin, 1994, I, II, III) ; il fait également référence explicitement à Adam Smith, vol. II, p. 613.

9 The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, vol. I, p. 445.

10 Georges Pons, Gotthold Ephraïm Lessing et le christianisme, Paris, Didier, Germanica, 1964. On remarquera à ce propos les similitudes qu’il y a entre les Réflexions sur l’apologétique chrétienne de Lessing et les arguments de Gibbon, les deux penseurs ayant été nourris à la même source déiste.

11 David Wotton, “Narrative , Irony, and Faith in Gibbon’s Decline and Fall”, p. 77-105 in History and Theory, Theme Issue 33, Proof and Persuasion in History, 1994, passim.

12 Voir Decline and Fall, vol. I, p. 516 : « Many of these unhappy victims were sawed asunder, according to a precedent to which David had given the sanction of his example. The victorious Jews devoured the flesh, licked up the blood, and twisted the entrails like a girdle around their bodies. »

13 Voir Fiona McIntosh, « Compilers and the Status of 18th-century History : Of the Meaning and Success of « Second-hand » Narratives », Rhetoric, Politics, Ethics, 21-23 avr. 2005, Ghent University, à paraître.

14 Philip Mercer, Sympathy and Ethics, a Study of the Relationship between Sympathy and Morality with Special Reference to Hume’s Treatise, Oxford, Clarendon Press, 1972, p. 3-19. Pour une comparaison du système humien et smithien, voir Knud Haakonssen, L’Art du législateur, la jurisprudence naturelle de David Hume et d’Adam Smith, trad. Françoise Kearns, révisée par Laurent Bury, introd. Claude Gautier, Paris, PUF, 1981 pour l’édition anglaise, 1998. La présentation de Claude Gautier montre les prolongements qu’il y a entre les deux.

15 Ibid., p. 19.

16 Adam Smith, Lectures on Rhetoric and Belles Lettres, rapportées par un étudiant (1762-63), éd. John M. Lothian, Londres, Édimbourg, Paris, Melbourne, Johannesburg, Toronto et New York, Thomas Nelson and Sons, 1963, p. 96.

17 Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, texte trad., introd. et annoté par Michael Biziou, Claude Gautier, Jean-François Pradeau, Paris, PUF, 2003, p. 24.

18 Adam Smith reconnaît dans la Théorie des sentiments moraux que le rang intervient dans la sympathie que l’on peut ressentir pour une victime.

19 Voir II, p. 407 : « the disgrace of the Romans excites our respectful compassion, and we fondly sympathise with the imaginary grief and indignation of their degenerate posterity. »

 

 

 

 

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