Les événements se trament au sein du langage*

 

par Luba Jurgenson

Tout un pan de la vie européenne, depuis la veille de la Première Guerre mondiale jusqu’à la veille de la Seconde, se déploie dans ces Carnets livrés au public pour la première fois dans leur intégralité. Tsvetaeva est fille de son temps, non parce qu’elle est à l’écoute des menus épisodes de sa vie – le XIXe siècle nous a légué de nombreux journaux intimes – mais par cette porosité qui s’installe entre l’écriture de son quotidien et l’ensemble de son oeuvre.

Dans l’un comme dans l’autre, on perçoit son « je » impérieux. Il se fait entendre avec une intensité dévastatrice. Par les débordements de ce « je » dont les carnets nous permettent de suivre l’évolution, Tsvetaeva à la fois délimite son propre territoire poétique (qui tend vers l’infini) et s’inscrit dans un espace de la modernité où sont renégociés les rapports entre le « je » et le monde. Ce « je » qui éclate au grand jour dans les écrits à la veille de la Première Guerre mondiale, pas encore contraint de jouer à cache-cache ni de se draper dans les polyphonies de toutes sortes en raison de la montée des langages totalitaires – est peut-être, par anticipation, une réponse au « nous » qui sourdement se prépare dans la littérature et s’affirmera au lendemain de la Révolution.

Le « je » et le « nous » entrent dans une lutte féroce, parfois chez la même personne, comme Maïakovski, qui tente désespérément de les concilier. Mais surtout, à coup de slogans : « La poésie de Gastev est comme l’âme même du prolétariat, son âme collective. Le mot je disparaît en même temps que disparaissent de l’âme du poète les derniers échos des émotions individualistes, et sur tous ses sentiments et ses pensées, un nouveau mot mystérieux établit son règne, symbole du mot qui advient, le mot “Nous”1. » Ou encore : « Succédant à l’individualisme anarchique et inhibant, voici que pénètre dans l’arène de l’histoire un type d’organisation meilleur, le collectivisme organisé et méthodique. Et pas seulement dans le domaine économique : c’est par tous les pores que la vie nouvelle s’imprègne de l’esprit du collectivisme2. » À ces déclarations qui préparent l’instauration d’une esthétique unique, ont déjà répondu par avance les cubo-futuristes défenseurs d’un autre « nous » (mais qui pliera devant celui de la multitude) : « Nous seuls sommes le visage de notre Temps. Par nous le cor du temps résonne dans l’art du verbe. […] Tenir ferme sur le roc du mot « nous » au milieu d’une mer de sifflets et d’indignation3. »

C’est dans ce contexte que Tsvetaeva écrit ses cahiers et carnets. Le Me eum esse (c’est moi) de Brioussov, le Je ! de Maïakovski, l’égo-futurisme d’Igor Severianine, la Sa-ma biographie de Kamenski, les Récits du Je et du Monde de Velimir Khlebnikov, pour ne citer que ces textes-là instaurent une nouvelle économie du « je » témoin de l’Histoire – et de sa propre advenue en elle par le langage. Ce « je » témoin n’est plus celui qui raconte : on a perdu la confiance dans la vérité mimétique du mot – on a en revanche, à l’époque où Tsvetaeva entre dans la poésie, une foi absolue dans l’énergie intime du mot. Le mot ne relate plus : il crée. C’est de lui que jaillit le monde – un monde discontinu, fragmenté, inscrit dans un « moi » traversé lui-même par des vides.

Ainsi, c’est en se tournant le plus radicalement vers soi-même et vers les moteurs secrets de ce qui fait l’oeuvre, y compris les faits les plus intimes de sa propre vie, que l’écriture des Carnets rend le plus fidèlement témoignage sur ce que l’oeuvre est à l’époque et inversement.

La faillite de la fiction réaliste, consommée au début du XXe siècle, fait que les textes autobiographiques ou pseudo-autobiographiques accèdent à un nouveau statut. En 1918, Kamenski écrira dans Sa-ma biographie de grand futuriste : « N’importe quelle biographie d’un archiviste insignifiant, fût-elle écrite dans un style raboteux, est un million de fois plus intéressante qu’une cochonnerie imaginaire à doublure romanesque. » Notons que l’insignifiance, dorénavant au centre de l’attention des différents courants artistiques, est ici conjuguée à la fonction d’archiviste : les différentes facettes du moi constituent, à l’insu de leur porteur, une archive dans laquelle la modernité vient se refléter.

L’année de la naissance de Tsvetaeva est marquée par un événement littéraire qui, a posteriori, apparaîtra comme le moment fondateur du modernisme, le point de départ de cette période d’effervescence artistique que l’on appelle l’Age d’Argent : Dmitri Merejkovski prononce sa conférence Des causes de la décadence et des nouveaux courants de la littérature russe annonçant la naissance du symbolisme ou plus exactement de sa première génération, celle des décadents. D’autres manifestes suivront, annonçant à leur tour le déclin du symbolisme et l’apparition de divers courants : La Gifle au goût public, (1912)

L’Héritage du symbolisme et l’acméisme de Goumiliov (1913), Certains courants de la nouvelle poésie russe de Gorodetski (1913), « Le matin de l’acméisme » de Mandelstam, publié en1919, mais écrit probablement plus tôt. Le manifeste comme nouveau genre faisantexploser la frontière formelle entre le littéraire et le politique vise non seulement à entourer le « je » de l’artiste de la muraille d’un « nous », mais aussi, à introduire au seindu processus artistique une rupture, à le ponctuer de fins et de commencements, à instituerl’acte créateur en figure de perpétuel dépassement. Désormais, la création littéraire,inséparable d’un sentiment de limite, est tributaire d’une ligne d’horizon qui ne se donneque dans son franchissement : cette ligne, sans cesse effacée et redessinée, pressentimentou trace d’un monde qui va vers sa fin, est le signe d’une discontinuité qui habite l’histoirede l’art, mais aussi l’Histoire tout court et partant, l’être. Rejeter et repenser les héritages,du symbolisme à l’acméisme et au futurisme, des différents groupes futuristes àl’Association de l’unique art réel (Oberiou, regroupant les absurdistes Harms, Vvedenski,Zabolotski etc.) : l’enjeu de cette démarche n’est pas tant d’affirmer une vérité sur l’artque de démanteler la vision de la culture comme d’un flux ininterrompu…

C’est dans ce monde marqué par la brisure qu’évolue Tsvetaeva ; cependant, elle n’est jamais tentée de rejoindre aucun groupe. L’idée même d’appartenance lui est totalement étrangère. Jamais elle n’assimilera un artiste à un courant. Seule la personne compte pour elle. Blok et Biély, Balmont et Sologoub, pas le symbolisme. Akhmatova et Mandelstam, pas l’acméisme. Maïakovski, pas le futurisme. Kouzmine, pas le « clarisme » (dont ce dernier semble d’ailleurs avoir été l’unique représentant). Elle s’oppose à toutes les « schématisations, dissections et autres cloisonnements, tout ce qui peut être exprimé en chiffres et en cases ». (Soirée de poétesses.) Elle se souviendra qu’en 1920, Brioussov l’avait écartée (en même temps que Khodassevitch) d’une soirée où étaient présentes toutes les tendances poétiques. « Il a répondu : “Ils ne sont personne. Sous quelle rubrique pourrais-je les classer ?” » Et Tsvetaeva de commenter : « Je crois que pour Khodassevitch comme pour moi, ce « personne » est un titre de noblesse* supplémentaire. » Aux « ismes » elle oppose la communauté secrète de la famille littéraire qui ne se construit pas sur des mots d’ordre esthétiques mais naît d’une parenté par le mot – ce véritable lien de sang que créé la langue circulant dans les veines, dans le corps –, communauté qu’elle recherche désespérément, elle la sans-famille, tout au long des Carnets. Tsvetaeva n’a point besoin de se réclamer de l’avant-garde : la rupture semée par le modernisme s’insinue au plus profond de son être, gravée en elle si intimement qu’elle en fait sa syntaxe, la respire jusque dans sa ponctuation, jusque dans le tiret qui fragmente ses phrases haletantes. L’accélération du temps que provoque la succession de plus en plus rapide de différents mouvements artistiques la laisse indifférente, elle s’opère au-dehors de son univers : pour la bonne raison que ce vertige rythmique travaille d’ores et déjà son vers, intégré de tout temps et comme par anticipation à l’épanouissement d’un talent poétique s’affirmant sur le mode du dépassement – du déferlement.

Il nous faut donc considérer la singularité de cette présence au temps qui constitue l’un des enjeux des Carnets : ce qui se tisse au gré des différents mouvements a déjà trouvé ici son aboutissement. Tsvetaeva a saisi dans sa propre poésie le point final d’une trajectoire moderniste qui se déroule indépendamment d’elle. Ce qui est en jeu dans le siècle, elle le sait déjà là en elle, et c’est ce déjà là qu’elle explore en permanence dans sa prose intime. Le lecteur qui ouvre les carnets aura un regard sur l’insaisissable de ce présent toujours révolu et toujours à venir qui inclut son quotidien, sa poésie, ses rencontres, bref, ce maintenant qui constitue l’événement inépuisable de sa présence au monde. Son temps est le maintenant : le genre des Carnets semble exclure a priori toute tonalité élégiaque, et chez Tsvetaeva en particulier, les choses sont « maintenues » au seuil du présent, jamais livrées au passé. De là lui vient sans doute la conviction inébranlable de la pérennité de son oeuvre, son dialogue absolument naturel avec des êtres du passé et du futur. Casanova, le prince de Ligne, Heine comme le destinataire du poème « À toi dans cent ans » sont les contemporains de celle qui habite de plein droit toutes les époques à la fois. Ce qui n’enlève rien à l’historicité des Carnets, à la valeur indéniable qu’ils ont comme document historique.

Les Carnets fixent ce qu’il faut conserver : visages, dates, lieux, métamorphoses que subissent Moscou et la Russie. Rien de doit se perdre – et pourtant, c’est dans la perte que Tsvetaeva ancre son héritage littéraire, elle qui, très jeune, a vu mourir sa mère, a été dépouillée de ses biens, a dû quitter sa patrie, a assisté enfin à la destruction de la culture qui était la sienne : autant d’événements qui se rejouent dans les Carnets jusqu’à l’obsession sur fond d’autres pertes qu’elle redoute et tente d’éloigner par l’écriture : elle le dit, seule la disparition de son mari Sergueï Efron et de sa fille Alia attenteraient irrémédiablement à son être. À cette perspective effroyable s’ajoute celle de perdre les Carnets eux-mêmes, sans cesse évoquée comme horizon toujours présent de l’acte créateur en tant que tel. Alertée par le mode d’anéantissement sous lequel la vie se présente à elle, Tsvetaeva répète et recopie, thésaurise – ou dilapide – les mots qui sont sa seule fortune. Les critiques n’ont que trop insisté sur le fait qu’elle crée des liens précisément là où il y a disparition : la relation prend alors son sens et s’éclaire au regard du dernier instant. Ainsi, le lecteur découvrira l’amour qu’inspire à Tsvetaeva post mortem l’acteur Stakhovitch, l’attachement fulgurant qu’elle manifeste à Viatcheslav Ivanov juste avant que ce dernier ne quitte définitivement Moscou. Maïakovski, Essenine, Volochine, Biely prennent place dans cette lignée d’attachements posthumes. De même, dans la frénésie des rencontres qui se succèdent, consignées sur les pages des carnets, on peut déceler cet impératif : traquer, au sein même de la passion amoureuse, l’instant de la fin qui deviendra le point de départ de l’écriture, son lieu privilégié. Tout instant véritablement vécu – et dans Les Carnets ils le sont quasiment tous – tout instant investi d’être est toujours le dernier : Les Carnets sont un catalogue de pertes, un inventaire d’objets volés ou cassés, de livres vendus pour ne pas mourir de faim – ou pour rejoindre Sergueï Efron (instrument involontaire de la perte de Tsvetaeva elle-même), de liens rompus, d’êtres chers disparus, de maisons détruites. Marina Tsvetaeva apparaît d’emblée comme celle qui n’a pas de place ni ne peut en avoir. Non parce qu’elle serait victime d’une éviction, mais parce que c’est précisément sur cette absence qu’elle érige l’édifice de sa poésie. Son génie ne peut se déployer que là où rien n’est possible, que ce soit une histoire d’amour sans avenir ou une impasse politique. Le monde se referme sur elle – les pièces, les villes, – afin qu’elle puisse vivre dans l’unique lieu qui est le sien, le texte.

À la désolation que suscitent certaines pertes – par exemple, la disparition de la maison où Marina a grandi, dans la ruelle des Trois Étangs – succèdent des moments de véritable jubilation : « Quelque part dans la rue Polianka – j’ai une maison à moi. Parole d’honneur, la première chose que j’ai dite (à Serioja) quand la Révolution a commencé – Dieu merci ! […] m’avoir retiré cette maison est l’un des dons les plus généreux de la révolution. » La perte et l’errance sont le ciment de l’oeuvre et l’on n’est pas surpris de voir ces éléments entrer en résonnance avec la lamentation de cette étrange apparition féminine qui hante, dans l’hivernale Moscou nocturne, le symboliste Balmont : « Où est ma maison ? »

Certes, tout l’Âge d’argent est habité par un pressentiment de la fin qui envahit textes et comportements, cette fin d’un monde qui, à partir de 1914, s’accomplit au gré de crises telles que guerre, révolution, guerre civile, terreur, mise au pas de la culture. L’art a fidèlement suivi ces cataclysmes ou, si l’on en croit un Rozanov, les a devancés en les provoquant. Les cahiers et les carnets dévoilent cette conscience que le poète n’est pas chroniqueur, mais faiseur d’événements, car son verbe est la forme par laquelle les choses se manifestent dans le monde. Fût-ce au prix de la destruction par cette forme qui le pénètre, il est impossible qu’il s’y dérobe et c’est de cet impossible-là qu’il fait sa maison, la seule qu’il ne perde qu’avec sa vie. Le poète est lui-même un événement majeur dans le monde – c’est cela précisément que révèlent Les Carnets à travers les pertes qui jalonnent le cheminement de Tsvetaeva, avec toujours comme une ombre à l’horizon, la pensée de la perte ultime, celle de la vie, ne pouvant advenir elle aussi que dans un acte de volonté.

Comment l’Histoire travaille-t-elle au coeur de la poésie ? Et comment la poésie travaille, elle, au coeur de l’Histoire ? Comment chacune clame-t-elle vers l’autre dans l’obscurité du dire ? Le miracle de l’événement – sa naissance, son incarnation, son être – interrogé par le poète, celui qui, qu’il le veuille ou non, prête sa voix aux choses – est ce « sujet » intime qui se fait jour progressivement au long des Carnets.

Dans les années trente, en repensant sa propre histoire dans le siècle au travers de textes qui préparent insidieusement son retour en URSS, Tsvetaeva reconnaîtra qu’à son insu, le renouvellement du langage poétique auquel elle a contribué, par-delà les frontières, aux côtés de Pasternak et de Maïakovski, est inséparable de la rupture apportée par la révolution. Elle fera sienne la blessure au sein du langage qui s’est ouverte indépendamment de ses convictions et de son histoire personnelle : le langage est habité invisiblement par un ordre du monde qu’elle refuse. Elle appellera cela « écrire dans la langue de l’ennemi », ce qui la rapproche d’un autre poète du désastre, Paul Celan.

Ainsi, le biographique, chez Tsvetaeva, fait partie de cette contingence – parfaitement nécessaire au demeurant – par laquelle le poète se met au service de la langue : langues particulières, russe, allemand ou français, qui la happent à un moment donné de son histoire et derrière elles, le Langage. Tsvetaeva vient au monde à un moment où, à l’issue d’une âpre négociation, le mot a acquis droit de cité en tant qu’objet autonome. Elle reçoit en héritage le langage libéré de ses entraves instrumentales, la parole agissante qui requiert du poète une absolue responsabilité. Loin de la mystique symboliste du mot tout comme de la volonté des acméistes à lui redonner son leste terrestre, elle laisse les mots oeuvrer à son insu au coeur de son destin – et ourdir leur complot.

Sujet de l’Histoire et non son babillage, le dire du poète – car il y a de l’oral dans l’écrit tsvetaevien – élabore le temps intime de l’événement poétique en regard du temps historique. « Tout ce qui n’est pas raconté est ininterrompu », dit Tsvetaeva. Pour créer, au sein du monde, cette discontinuité en laquelle s’enracine l’expérience moderniste, le poète se tient en sentinelle à la frontière du dit et du non-dit et raconte inlassablement, afin que le monde soit.

 

 


* Cet article est publié avec aimable autorisation des Editions des Syrtes. Il est extrait de l'édition des Carnets de Marina Tsvetaeva, publiée sous la direction de Luba Jurgenson (traduction: Eveline Amoursky et Nadine Dubourvieux).

Le site de l'éditeur: http://www.editions-syrtes.fr/


1 Fritché, « La poésie prolétarienne, Moscou, 1919.

2 La Forge, Organe des écrivains prolétariens, Moscou, mai 1920.

3 D. Bourliouk, A. Kroutchenykh, V. Maïakovski, V. Khlebnikov, « Gifle au goût public », 1912

 

 

 

 

Design downloaded from free website templates.