Paris, 1647 : un dialogue sur fiction et histoire1

 

 

Carlo Ginzburg

1. Il y a quelques années, Marcel Detienne évoqua avec ironie la tentative de Moses Finley qui avait voulu trouver des éléments historiques dans les poèmes homériques2. Pour Detienne, faire de l’histoire en éliminant l’élément mythique serait une attitude typique des historiens : il vaudrait la peine d’examiner historiquement cette attitude et de remonter jusqu’à ses racines les plus anciennes3. Je me propose d’examiner un épisode important de cette question, dans une perspective très différente de celle de Detienne.

2. Le dialogue De la lecture des vieux romans, écrit par Jean Chapelain à la fin de l’année 1646 ou au tout début de 1647, est resté très longtemps inédit ; il fut publié à titre posthume quatre-vingt ans plus tard4. Chapelain le composa alors qu’il travaillait à La Pucelle ou la France délivrée : un poème ambitieux qui commença par avoir du succès avant d’être l’objet de critiques féroces et de tomber dans le discrédit le plus total5. L’activité de l’homme de lettres apparaît aujourd’hui plus significative que l’œuvre du poète : elle s’est exercée avec une grande autorité à travers des essais critiques et une correspondance très nourrie6. De la lecture des vieux romans a connu de nombreuses éditions : 1728 (la première), 1870, 1936, 1971, 19997. Mais il reste beaucoup à dire sur ce texte.

Le dialogue est dédié à Paul de Gondi, alors vicaire de l’archevêque de Paris, ensuite plus connu comme le cardinal de Retz8 . Deux lettrés plus jeunes prennent part au dialogue avec Chapelain : l’érudit Gilles Ménage et Jean-François Sarasin, historien et poète9 . Chapelain raconte qu’il a été surpris par Ménage et Sarasin alors qu’il était plongé dans la lecture d’un roman médiéval : Lancelot. (Chapelain, comme on peut le vérifier à partir du catalogue de sa bibliothèque, en possédait deux éditions imprimées 10). Les deux amis avaient réagi de manière différente. Sarasin avait observé que Lancelot était « la source de tous les romans qui, depuis quatre ou cinq siècles, ont fait le plus noble divertissement des cours de l’Europe ». Ménage, défenseur des Anciens, avait déclaré sa stupeur quand il avait vu qu’un homme de goût comme Chapelain pouvait louer un livre que même les partisans de Modernes « nomment avec mépris ». Chapelain avait répliqué en affirmant qu’il avait commencé à lire Lancelot pour rassembler des matériaux en vue d’un livre sur les origines du français : cette idée lui avait été suggérée précisément par Ménage11 . Dans Lancelot j’ai trouvé des mots et es expressions, disait Chapelain, qui montrent comment le français est passé de sa grossièreté initiale à son raffinement d’aujourd’hui. Ménage n’avait rien à objecter à un projet sur l’étude du français. Mais quand Chapelain raconte comment il a commencé à apprécier Lancelot, il ne peut retenir son indignation : « Je verrais volontiers quel autre profit on pourrait tirer de cette misérable carcasse. L’horreur même des ignorants et des grossiers. Ne me voudrez-vous point faire trouver en ce barbare quelque Homère ou quelque Tite-Live ? »

Il s’agit bien sûr d’une question rhétorique. Mais cette double comparaison paradoxale provoque chez Chapelain une réaction inattendue. D’un point de vue littéraire, Homère et l’auteur de Lancelot sont complètement différents : le premier est noble et sublime, le second « rustique et rampant ». Mais la matière de leurs œuvres est semblable : l’un et l’autre ont composé des « fables12  ».Aristote aurait jugé favorablement Lancelot, comme il l’avait fait avec les poèmes d’Homère : le recours à la magie dans le premier n’est pas si différent de l’intervention des dieux dans les seconds.

On peut rapprocher ces arguments de ceux des érudits du XVIIIe siècle qui en ouvrant la voie à Mabillon et Montfaucon ont jeté les bases de la découverte du Moyen Âge – que Chapelain définit comme « Antiquité moderne13  ». (Le dialogue De la lecture des vieux romans peut être considéré comme un témoignage précoce, et parfois excentrique, de la querelle des Anciens et des Modernes)14 . L’auteur de Lancelot, affirme Chapelain, était un « barbare qua a plu à des barbares mais qui ne l’est pourtant point en tout ». Dans cette atténuation, accompagnée de la reconnaissance qu’un roman comme Lancelot correspondait après tout aux règles d’Aristote, nous pouvons reconnaître rétrospectivement les débuts d’une profonde transformation du goût. Mais dans le cas de Chapelain la découverte du Moyen Âge était moins liée à la littérature qu’à l’histoire. La partie la plus originale du dialogue commence ici. Ménage demande ironiquement s’il va falloir aussi supporter une comparaison entre l’auteur de Lancelot et Tite-Live. Chapelain réplique :

Celle […] qu’on prétendrait faire entre Lancelot et Tite-Live serait aussi folle que si l’on voulait en faire une entre Virgile et Tite-Live, entre la fausseté et la vérité. […] Si toutefois il ne lui est pas comparable par la vérité de l’histoire, n’étant composé que d’événements fabuleux, j’oserai dire qu’il lui pourrait être comparé par la vérité des mœurs et des coutumes dont l’un et l’autre fournissent des images parfaites : l’un [Tite-Live] des temps dont il a écrit, l’autre [Lancelot] de ceux où il a été écrit15 .

Ménage est perplexe. Chapelain essaie de justifier son jugement en termes généraux. Un écrivain qui invente une histoire, un récit imaginaire qui a pour protagonistes des êtres humains, doit représenter des personnages fondés sur les us et coutumes de l’âge où ils ont vécu : dans le cas contraire, ils ne seraient pas crédibles. Chapelain fait une allusion implicite au célèbre passage de la Poétique (1451 b) où Aristote soutient que « l’affaire du poète, ce n’est pas de parler de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité. » Mais Chapelain s’éloigne de la tradition quand il fait de la vraisemblance un élément non pas logique ni psychologique, mais historique16 . Lancelot, dit-il,

qui a été composé dans les ténèbres de notre Antiquité moderne, et sans autre lecture que celle du livre du monde, est une relation fidèle, sinon de ce qui arrivait entre les chevaliers et les rois de ce temps-là, au moins de ce qu’on était persuadé qui pouvait arriver, soit par les vestiges de semblables choses, qui avaient accoutumé de se pratiquer aux siècles précédents.

De là cette conclusion : Lancelot nous offre « une représentation naïve, et s’il faut ainsi dire, une histoire certaine et exacte des mœurs qui régnaient dans les cours d’alors17  ».

3. L’idée de tirer des éléments d’information historique de textes d’invention n’était pas neuve. On trouverait même des tentatives de ce genre chez les historiens antiques. Thucydide, par exemple, a voulu retrouver les dimensions des anciens navires des Grecs en se fondant sur le catalogue de l’Illiade. Mais quand Chapelain propose qu’on lise Lancelot moins comme un monument que comme un document, il pense sans aucun doute aux activités des antiquaires18 . Dans ses Recherches de la France (publiées pour la première fois en 1560, puis réimprimées et augmentées de nombreuses fois), Étienne Pasquier avait inséré une section consacrée aux origines médiévales de la poésie française. Dans une perspective analogue, Claude Fauchet avait écrit un Recueil de l’origine de la langue et poésie françoise, ryme et romans, où il avait proposé une liste des noms et des œuvres de 127 poètes français ayant vécu avant 130019 . Le parallèle est encore plus clair avec une autre œuvre de Fauchet, Origines des dignitez et magistrats de la France, où des passages du Roman de la Rose ou des romans de Chrétien de Troyes sont utilisés pour éclairer les charges de hauts dignitaires comme le maire du Palais, le sénéchal, ou le grand maistre20 .

A la fin du dialogue, Chapelain mentionne un traité encore inédit de Chantereau Le Fèvre, dans lequel le « grand antiquaire » cite Lancelot à plusieurs reprises comme une autorité en matière d’us et coutumes médiévaux. En réalité, dans le Traité des fiefs et de leur origine,  publié dix-sept ans plus tard par le fils de Chantereau Le Fèvre, ne figure qu’une seule citation (certes significative) de Lancelot. Pour éclairer le sens précis de meffaire (la rupture du pacte féodal entre vassal et seigneur du fait de ce dernier), Chantereau Le Fèvre cite un passage de Lancelot, en expliquant que l’auteur (un moine sans doute) avait voulu décrire à travers une intrigue inventée et des noms imaginaires « les mœurs et la manière de vivre des chevaliers de cette époque21  ». Dans un texte qui porte l’écho du dialogue de Chapelain, resté inédit, Sarasin compare la lecture de Lancelot à la pratique des antiquaires : « Les vieilles tapisseries, les vieux tableaux, les vieilles sculptures qui nous ont été transmises par nos ancêtres sont semblables à ces vieux romans qui (comme le disait Chapelain) nous donnent une image fidèle des us et des coutumes de cette époque22 . »

Dans son dialogue, Chapelain avait développé la même analogie dans une autre direction. On peut tirer des récits de fiction des témoignages plus fugaces, mais plus précieux précisément parce qu’il s’agit de récits de fiction : « Comme les médecins jugent de l’humeur peccante des malades par leurs songes, on peut, par la même raison, juger des mœurs et des actions de ce vieux siècle par les rêveries de ces écrits. »

Isoler l’histoire de la poésie, la vérité de l’imagination, le réel du possible, revenait à reformuler implicitement les distinctions tracées par Aristote dans la Poétique. Mais aller jusqu’à définir l’auteur anonyme de Lancelot comme « l’historien des mœurs de son temps », demandait Ménage en résumant le jugement de Chapelain, n’est-ce pas formuler l’éloge le plus haut qui soit ? Surtout, poursuivait-il, « si l’on y trouve le supplément des annales qui nous en restent, lesquelles ne nous apprennent que la naissance et la mort des princes, avec les accidents qui u ont signalé leurs règnes ; au lieu que ce livre, de la sorte que vous nous le dépeignez, nous familiarise avec eux et nous montre le fond de leur âme23 . »

4. Chapelain avait commencé sa propre défense du Lancelot de manière provocatrice en le rapprochant des plus fameuses chroniques médiévales : celles de Saxo Grammaticus, de Froissart, de Monstrelet. Mais il avait ensuite visé plus haut, jusqu’à soutenir la supériorité  de l’histoire des mœurs sur la maigre superficialité des chroniques : mêmes s’il reconnaissait avec prudence qu’il existait un rapport complémentaire entre l’une et les autres. Aujourd’hui ces affirmations résonnent avec un timbre d’une forte originalité24 . Mais c’est ainsi qu’elles apparaissent aussi aux contemporains. Proposer une forme plus profonde d’histoire en se fondant sur un roman comme Lancelot était le comble du paradoxe selon Ménage : cela signifiait « vouloir donner pour véritable un écrivain qui, par votre aveu, est tout fabuleux25  ». Pour éclaircir le sens de ces propos, il nous faut faire un détour – dût-il apparaître provisoirement comme une digression.

5. La redécouverte du scepticisme antique, que Bayle faisait coïncider avec la naissance de la philosophie moderne, connut plusieurs phases, liées dans une large mesure à la publication des écrits de Sextus Empiricus. La première traduction des Hypotyposes pyrrhoniennes (1562), due à Henri Estienne, fut suivie d’une réédition qui comprenait aussi le traité Adversus mathematicos dans la version latine de Gentian Hervet (1569). En 1621 ces deux traductions latines furent republiées dans un in-folio, imprimé dans quatre villes européennes, qui comprenaient aussi le texte grec original26 .

Les écrits de Sextus Empiricus, source principale sur le scepticisme antique, firent naître une discussion sur le « pyrrhonisme historique », c’st-à-dire sur la connaissance historique et ses limites, qui se poursuivit pendant un siècle et demi. La formule, polémique et vague, a fait oublier les textes qui étaient à l’origine de la discussion27 . Parmi ces derniers, les pages qui avaient attiré l’attention de Francesco Robortello au milieu du XVIe siècle : Adversus mathematicos, I, 248-26928 . Dans ces pages, Sextus Empiricus s’en prenait à certains grammairiens – Tauriscos, Asclépiade de Myrlée, Denys de Thrace – qui avaient divisé la grammaire en différentes parties, dont une partie historique29 .Asclépiade, par exemple, avait soutenu que la partie historique de la grammaire devait être subdivisée en trois catégories : « une sous-partie vraie, une fausse et une quasi vraie ; la vraie concerne les faits, la fausse concerne les mythes, la quasi vraie concerne les œuvres comme la comédie et le mime30  ».

Sextus objecta : l’histoire vraie est un ramassis de faits innombrables et de petits faits sans importance et donc (à la différence de la médecine ou de la musique), elle n’a pas de méthode, elle ne peut se prévaloir d’être une technè (en latin, ars). L’histoire fausse, c’est-à-dire le mythe et l’histoire comme-si-elle-était-vraie, c’est-à-dire la comédie et le mime, évoquent des faits qui ne se sont pas déroulés : impossible dans le premier cas, possible (mais purement hypothétiques) dans le second. Mais « puisqu’il n’y a pas d’art portant sur les choses fausses et inexistantes, et que le contenu des mythes et des fictions (objet principal de la grammaire dans sa partie historique) est faux et inexistant, il ne peut y avoir d’art pour cette même partie historique de la grammaire31 .

Certains ont pourtant fait remarquer que même si la matière de l’histoire est dépourvue de méthode, le jugement formulé sur cette matière ne l’est pas, parce qu’il se fonde sur un critère qui permet de distinguer le vrai du faux. A cette objection, Sextus répond avec âpreté : d’une part, les grammairiens ne fournissent pas de critère pour distinguer le vrai du faux ; d’autre part, aucun des faits qu’ils rapportent n’est vrai, comme l’attestent les différents mythes sur la mort d’Ulysse.

 

6. Histoire vraie, histoire fausse, histoire comme-si-elle-était-vraie : une triple cible, qui se révèle plus compliquée que ce que nous avons l’habitude d’associer à la redécouverte de Sextus Empiricus au XVIIe siècle. Aujourd’hui l’expression « pyrrhonisme historique » fait venir immédiatement à l’esprit le traité Du peu de certitude qu’il y a dans l’histoire (1668) de La Mothe Le Vayer, le savant sceptique à qui avait été confiée l’instruction du Dauphin32 . L’histoire dont La Mothe Le Vayer, alors âgé de plus de soixante-dix ans, soulignait l’incertitude, était naturellement l’histoire qui se veut vraie. Mais ce n’était là qu’une étape d’un parcours intellectuel plus tortueux, comme l’atteste le Jugement sur les Anciens et principaux historiens grecs et latins, dont il nous reste quelques ouvrages que La Mothe Le Vayer avait publié vingt ans plus tôt (1646)33 . Le jugement de Bayle a pesé sur cette œuvre où il ne voulut voir qu’un bel effort de compilation 34. Ce jugement n’est pas juste.

L’avant-propos dédié à Mazarin porte sur le rapport de l’histoire et de la poésie. Du point de vue du contenu, écrit La Mothe Le Vayer, on pourrait définir les poèmes de Lucain et de Silius Italicus comme des histoires. Mais la poésie « ne peut se passer de la fable », alors que l’histoire « n’est considérable que par la vérité et tient pour son ennemi mortel le mensonge ». Confondre des choses aussi différentes serait absurde. Mais mon examen des historiens de l’antiquité, conclut La Mothe Le Vayer, aura bien peu de succès parmi « ce nombre infini de personnes qui préfèrent les contes fabuleux aux narrations véritables, et l’histoire des romans à toute celle des Romains35  ».

Il est impossible, à la lecture de cette page, de ne pas penser au dialogue De la lecture des vieux romans, écrit entre la fin 1646 et le début 1647. Il ne fait aucun doute que le dialogue se réfère implicitement au Jugement de La Mothe Le Vayer à peine publié36 . Mais il s’agissait d’une discussion, non pas d’une réaction polémique. Dans le cours du Jugement l’opposition entre fable et histoire énoncée par La Mothe Le Vayer dans l’avant-propos réapparaît à plusieurs reprises sous des formes de plus en plus complexes et nuancées, à commencer par le premier chapitre consacré à Hérodote. Depuis l’Antiquité, son œuvre d’historien a été accusée d’être fictive (fabula) et mensongère : Henri Estienne (Stephanus), le premier éditeur de Sextus Empiricus, a rejeté cette accusation. Dans son Apologia pro Herodoto il revendique la véridicité d’Hérodote sur la base des relations des voyageurs du Nouveau Monde37 . La défense de La Mothe Le Vayer se fonde en revanche sur un argument interne au texte d’Hérodote :

On ne peut pas dire qu’il ait indifféremment mêlé la vérité avec le mensonge sans les distinguer, ni qu’il ait été menteur, encore que souvent il  ait retiré les mensonges des autres, à quoi les plus exactes lis de l’histoire ne s’opposent pas. Certes au contraire ces mêmes lois nous obligent à rapporter les voix qui ont couru, et les opinions différentes des hommes, comme il a su fort bien l’observer dans sa Polymnie au sujet des Argiens, par un avis qu’il veut qui serve à toute sa composition38 .

De fait, Hérodote a revendiqué avec les paroles les plus nettes la distance qui le sépare de sa matière : « Pour moi, si j’ai le devoir de rapporter ce qu’on a dit, je ne suis certainement pas obligé d’y croire – qu’on tienne compte de cette réserve d’un bout à l’autre de l’ouvrage39 . » (VII, 152). La Mothe Le Vayer étend cette indication à l’historiographie en général. Nul ne le montrerait mieux que Polybe, à qui il fut reproché injustement d’être moins historiens que philosophe40. Entre histoire et philosophie, il existe une affinité profonde : l’histoire peut être définie comme une « philosophie remplie d’exemples41  ». À la fin du sixième livre des Histoires (poursuit La Mothe Le Vayer), Polybe observe 

que la superstition qui était réputée vicieuse parmi toutes les autres nations passait pour une vertu entre les Romains. Si l’on pouvait, dit-il, former une République, qui ne fût composée que d’hommes sages et vertueux, il faut avouer que toutes ces opinions fabuleuses des dieux et des Enfers, seraient tout à fait superflues. Mais puisqu’il n’y a point d’État dont le peuple ne soit, tel que nous le voyons, sujet à toute sorte de dérèglement et de méchantes actions, il faut se servir pour le réprimer des craintes imaginaires qu’imprime notre religion et des terreurs paniques de l’autre monde que les Anciens ont si prudemment introduites pour cela, qu’elles ne peuvent être contredite aujourd’hui que par des personnes téméraires ou qui ne sont pas dans le bon usage de la raison42 .

À travers une page célèbre du philosophe-historien Polybe (VI, 56, 6-15) La Mothe Le Vayer proposait à nouveau la thèse de l’origine et de la fonction politique de la religion, chère aux libertins érudits43 . Protégé par le bouclier de la citation, La Mothe Le Vayer pouvait tranquillement évoquer les « craintes imaginaires qu’imprime notre religion ». Le lecteur déniaisé comprenait sans peine qu’il ne s’agissait pas seulement de la religion des Romains. Aujourd’hui comme alors, il faut tenir le peuple en respect par la terreur d’un enfer inexistant. Aujourd’hui comme alors ce genre de vérité n’est connue que de quelques privilégiés. Polybe appartient à ces derniers. Essayer de le présenter comme un homme « fort attaché à la religion de son temps » est impossible : c’est en vain, remarque non sans ironie La Mothe Le Vayer, que Casaubon a essayé de le défendre à tout prix44 .

L’historien-philosophe qui rapporte les croyances du peuple sans les partager prend l’allure du libertin érudit. Réciproquement, le libertin érudit, qui regarde les croyances du peuple à distance, sans les partager, se reconnaît dans l’historien : dans Hérodote, et plus encore, dans Polybe. La Mothe La Vayer repoussait ainsi l’accusation que Sextus Empiricus avait adressé à l’histoire de ne pas être un art. L’histoire est un art qui, à l’inverse de ce que soutenait Sextus Empiricus, peut très bien avoir comme objet « des choses fausses et inexistantes », c’est-à-dire des mythes et des fictions. Pour La Mothe La Vayer, une des tâches de l’histoire est l’exposition de ce qui est faux45 .

7. Et pourtant, les pages les plus enflammées du Jugement ne concernent pas Thucydide ni Polybe, mais un historien d’un tout autre genre : Diodore de Sicile. Certains avaient critiqué son histoire comme vaine et inconsistante, mais La Mothe Le Vayer était d’un tout autre avis. « J’avoue que j’irais volontiers jusqu’au bout du monde, pour parler de la sorte, écrit-il non sans emphase, si j’y croyais trouver un si grand trésor », à savoir les livres perdus de Diodore46 . Il s’expliquait :

Pour ce qui concerne les fables, et cette excellent mythologie que contiennent les cinq premiers livres de Diodore, je suis si fort éloigné de les condamner, qu’à mon avis, nous n’avons rien de plus précieux dans tout ce qui nous reste de l’antiquité. En effet, outre qu’on peut conter des fables sérieusement, et qu’il faudrait rejeter le Timée de Platon avec assez d’autres ouvrages de très grande considération, si elle étaient absolument inutiles ; nous pouvons dire de celles-ci qu’elles nous apprennent toute la Théologie des Idolâtres. Et s’il était possible de donner un nom très saint à une chose profane, j’oserais nommer les cinq livres dont nous parlons, la Bible du paganisme. Ils nous instruisent d’abord de ce qu’on cri les Gentils de l’éternité, & de la création du monde. La naissance des premiers hommes s’y voit décrite ensuite selon les pures lumières naturelles47 .

La dernière phrase éclaire le sens de celles qui précèdent. Il s’agit d’un hommage implicite à Giulio Cesare Vanini, brûlé à Toulouse en 1619 par l’Inquisition en tant qu’hérétique, athée et blasphémateur48 . Dans son De admirandis naturae arcanis (1616) Vanini avait soutenu que les premiers hommes étaient nés de la boue réchauffée par le soleil, tout comme, selon Diodore (I, 10) les souris naissent de la boue du Nil49 . On peut lire les premier livres de l’histoire de Diodore comme un instrument qui permet de mettre la Bible en perspective : en un sens, comme une anti-Bible. Mais La Mothe Le Vayer reconnaît que Diodore peut être blâmé « pour la grande superstition qu’il fait paraître dans tous ses écrits », aussi bien que Tite-Live peut l’être parmi les historiens latins50 .

Dans ce cas, donc, la distance critique par rapport à la matière traitée ne revient pas à Diodore mais à ses lecteurs, parmi lesquels, en premier lieu, La Mothe Le Vayer. Pour lui l’histoire ne se nourrissait pas seulement du faux, mais de l’histoire fausse – pour utiliser une fois encore les catégories des grammeriens d’Alexandrie reprises de manière polémique par Sextus Empiricus. Les Fables rapportées et partagées par Diodore pouvaient devenir matière d’histoire51 . Chapelain, qui ne doutait pas de la véridicité de Tite-Live, a étandu l’argument du Jugement aux fables d’Homère et à celles de Lancelot : les unes et les autres pouvaient devenir matière d’histoire.

8. Ce que nous nommons distance critique a souvent des conséquences imprévisibles. Mais nous trouvons immanquablement à sa racine un sentiment de supériorité : sociale, intellectuelle ou religieuse. (Le cas le plus célèbre est celui de la supériorité que le christianisme revendique à l’égard du judaïsme et à quoi nous devons l’idée même de perspective historique52 ). La Mothe Le Vayer et les libertins regardaient de haut, et souvent avec mépris, le peuple prisonnier des fictions de la religion53 . Il fallait rigoureusement que le peuple reste extérieur à la critique des fictions : que la peur de l’enfer disparaisse et toute la violence latente dans la société explosera pour la détruire54 . C’est à ce sentiment de supériorité et de détachement que nous devons le parallèle entre les mythes païens et les récits rapportés dans la Bible, proposé par La Mothe Le Vayer dans ses Cinq dialogues faits à l’imitation des anciens55 . La tentation de ne voir dans les religions qu’un kyrielle d’erreurs était forte. Mais la démystification pouvait aussi ouvrir la voie à un essai de comprendre l’erreur de l’intérieur, du point de vue de ceux qui en avaient été les acteurs (ou, si l’on veut, les victimes56 ).

Le dialogue de Chapelain De la lecture des vieux romans illustre ce passage. Chapelain ne partageait pas l’impiété érudite des libertins : son sentiment de supériorité par rapport à l’ « Antiquité moderne » naissait sur le terrain du goût. Dans une société dominée par les très rapides mutations de la mode, les produits littéraires de la période qu’on devait appeler plus tard le Moyen Âge apparaissaient comme de plus en plus éloignés57 . Il ne faudrait pas attendre longtemps pour que le goût promu par Louis XIV et sa cour accélère ce détachement. « Qui s’amuse à lire Guillaume de Loris ou Jean de Meun, écrivait en 1665 Valentin Conrart, premier secrétaire de l’Académie, s’il n’est pas mû par une curiosité analogue à celle que pouvaient avoir les Romains de l’âge d’Auguste quand ils lisaient les vers des frères Salius qu’ils ne pouvaient pas comprendre58  ? » Mais cette curiosité antiquaire n’était pas nouvelle. Cinquante ans avant l’avènement du nouvel Auguste, l’érudit Claude Fauchet pouvait écrire : « Tout écrivain, même le pire, peut s’avérer utile dans certains cas, au moins pour le témoignage de son temps59 . »

Même le pire, ou peut-être, surtout le pire : la distance par rapport au goût dominant a pu faciliter la lecture des textes littéraires médiévaux dans une optique documentaire. Mais Chapelain fit un pas de plus en transformant la distance en proximité émotive. Ménage le comprit. À la fin du dialogue De la lecture des vieux romans il semble accepter le point de vue de son interlocuteur : « À travers un livre comme Lancelot […] nous devenons les amis intimes de ces personnages au point de saisir l’essence même de leur âme60 . »

 

9. Des déclarations aussi emphatiques renvoient à quelque chose que nous connaissons bien : l’élan imperceptible qui se vérifie à chaque fois que nous nous approchons d’un texte de fiction. On pense au passage fameux dans lequel Coleridge, partant d’un cas extrême (la description des événements surnaturels), a essayé de définir les effets de la poésie en général. Il s’agit, écrit Coleridge, de

transmettre de notre nature intérieure une apparence de vérité qui suffise à provoquer une suspension de cette incrédulité qui constitue la foi poétique. (A semblance of truth sufficient to procure for these shadows of imagination that willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith61 .)

La foi poétique donne corps aux ombres, elle leur donne une apparence de réalité, elle nous fait souffrir « pour rien ! pour Hécube62  ! ». La foi historique fonctionnait (et fonctionne) d’une tout autre manière63 . Elle nous permet de surmonter l’incrédulité, nourrie par les objections récurrentes du scepticisme, en rattachant à un passé invisible (grâce à une série d’opérations opportunes) des signes tracés sur du papier ou sur des parchemins ; des pièces de monnaie, des fragments de statues abîmées par le temps64 , etc. Mais ce n’est pas tout. Elle nous permet aussi, comme Chapelain a su le montrer, de construire la vérité sur des fables, l’histoire vraie sur l’histoire fictive.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 Je remercie R. Howard Bloch, qui a lu une première version de ces pages et m’a signalé quelques erreurs, et Peter Burke, qui m’a fait remarquer l’absence de La Mothe Le Vayer dans une version légèrement postérieure qui fut lue à Cambridge puis publiée.

2 M. Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, 1981, p. 53-59. Selon Detienne (p. 56, note 29), la préface de Vidal-Naquet à l’Illiade (1975) « prend ses distances par rapport à l’interprétation historique de Finley ». En réalité, l’attitude de Vidal-Naquet est bien plus nuancée :cf. « L’Illiade  sans travesti », in La Démocratie grecque vue d’ailleurs, Paris, 1990, p. 38-39, et, dans le même volume, « Economie et société dans la Grèce ancienne : l’œuvre de Moses Finley » p. 55-94, surtout p. 59 sqq. Cf. aussi le compte rendu d’A. Momigliano à L’Invention de la mythologie, de Detienne, dans Rivisita storica italianna, 94 (1982), p. 784-787.

3 M. Detienne, op. cit., p. 107, note 75.

4 Sur la date, je suis désormais J.-P. Cavaillé, « Galanterie et histoire de l’“Antiquité moderne” ». J. Chapelain, De la Lecture des vieux romans, 1647, in XVIIe siècle, 200 (1998), p. 387 – 415. Ce texte a été repris comme introduction à son édition de De la lecture des vieux romans, Paris, 1999.

5 C’est Voltaire qui a donné le coup de grâce au poème de Chapelain avec sa parodie La Pucelle d’Orléans.

6 Cf. Lettres de Jean Chapelain, 2 vol., éd. P. Tamizey de Larroque, Paris, 1880-1893 ; J. Chapelain, Soixante-dix-sept lettres inédites à Nicolas Hainsius (1649-1658), éd. B. Bray, La Haye, 1966. Sur la carrière littéraire de Chapelain, cf. C. Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, 2000, p. 97-150.

7 A l’exception d’une petite correction, j’ai suivi le texte édité par A. C. Hunter : J. Chapelain, Opuscules critiques, Paris, 1936, p. 205-241. Autres éditions : in N. D. Desmolets, Continuation des mémoires de littérature et d’histoire, Paris, 1728 ; A. Feillet publia le dialogue en pensant qu’il était inédit (Paris, 1870, réimpr. Genève, 1968) ; in F.Gegou, Lettre-traité de Pierre-Daniel Huet sur l’origine des romans suivie de la lecture des vieux romans par Jean Chapelain, Paris, 1971 (avec un commentaire utile) ; et surtout lédition déjà citée de J.-P. Cavaillé, Paris, 1999. Cf. aussi J. De Boer, « Men’s Literary Circles in Paris, 1619-1660 », in PMLA, 53 (1938), p. 730-780, en particulier p. 757-58 ; J. Frappier, « Voltaire amateur de vieux romans », in Amour courtois et Table ronde, Genève, 1973, p. 283 sqq. ; C. Delhez-Serlet, « Le Lancelot “fabuleux et historique” : vraisemblance et crédibilité d’un récit au XVIIe siècle », in Mélanges offerts à Rita Lejeune, Gembloux, 1969, II, p. 1535 sqq.

8 Vers la moitié du XVIIe siècle, des poètes, des critiques et des antiquaires se réunissaient autour de cardinal de Retz, cf. J. De Boer op. cit. Sur les libertins, l’ouvrage de R. Pintard reste fondamental : Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, 1943 (réimpr. avec une nouvelle introd., Genève, Paris, 1983). Cf. aussi T. Gregory et al., Ricerche su letteratura libertina e letteratura clandestina nel Seicento, Florence, 1981.

9 Paul de Gondi était alors le protecteur de Ménage ; en 1652 leurs rapports se gâtent. Ménage repoussa l’invitation, qui lui fut immédiatement transmise par Sarasin, de se mettre au service de Mgr de Conti, cf. G. G., « Ménage et le cardinal de Retz », in Revue d’histoire littéraire de la France, 38 (1931), p. 283-285 ; introd. de B. Bray à J. Chapelain, Soixante-dix-sept lettres, p. 168-169, note 2. Ménage et Sarasin restèrent amis ; Chapelain rompit avec l’un et l’autre (ibid., p. 112, 285). Parmi les œuvres de Sarasin, dont Ménage assura la publication, se trouve un dialogue intitulé S’il faut qu’un jeune homme soit amoureux, clairement inspiré de De la lecture des vieux romans, écrit quelques mois auparavant mais resté inédit (J.-F. Sarasin, Œuvres, Paris, 1694, p. 139-235, en particulier p. 208). Mis à part M. de Pille et Louis Aubry, sieur de Trilleport, les personnages des deux dialogues sont les mêmes ; dans celui de Sarason la discussion part du Roman de Perceforest et non de Lancelot.

10 Cf. Catalogue de tous les livres de feu M. Chapelain, dir., C. Searles, Stanford, 1912, p. 70, n. 2328-2329 : il s’agit de l’Histoire de Lancelot, Paris, 1520, 1591, et du Premier volume du Lancelot du Lac nouvellement imprimé, Paris, 1633.

11 On trouve un écho des conversations avec Chapelain dans la lettre dédicatoire à Jacques Dupuy que Ménage place au début des Origines de la langue française, Paris, 1650 : « Et pour remontrer jusques à la source […] il foudroit avoir leu tous nos vieux Poëtes, tous nos vieux Romans, tous nos vieux Coustumiers, et tous nos autres vieux Escrivains, pour suivre comme à la piste et découvrir les altérations que nos mots ont souffertes de temps en temps. Et je n’ay qu’une légère connoissance de la moindre partie de ces choses. » Ce passage est situé à la fin d’une liste stupéfiante qui inclut « l’Hébreu et le Chaldée », « la langue qui se parle en Basse-Bretagne, et l’Alleman avec tous ses différents dialectes », « les divers idiomes de nos Provinces, et la langue des paysans, parmi lesquels les langues se conservent plus longuement ».

12 Fable, d’après le Dictionnaire de l’Académie, signifie un récit inventé pour instruire ou divertir ; signifie aussi sujet d’un poème épique ou dramatique, ou d’un roman(C. Sorel, De la connaissance des bons livres, éd. L. Moretti, Rome, 1974, p. 84, note 23)

13 J. Chapelain, Opuscules, p. 219. Sur cette expression et d’autres du même genre, voir le livre toujours fondamental de N. Edelman, Attitudes of Seventeenth-Century France toward the Middle Ages, New York, 1946, p. 1-23.

14 Le dialogue n’est pas mentionné dans le recueil La Querelle des Anciens et des Modernes, éd. Et introd. M. Fumaroli, postface de J.-R. Armogathe, Paris, 2001.

15 Cf. J. Chapelain, Opuscules, p. 209. Sur l’ambiguïté du mot histoire, cf. le Dictionnaire de Furetière : histoire « se dit aussi des romans, des narrations fabuleuses ou déguisées mais qui ne sont pas intrinsèquement impossibles, imaginés par un écrivain ou présentés sous une forme qui n’est pas tout de suite reconnaissable » (C. Sorel, ibid.)

16 Cf. Aristotele, Dell’arte poetica, C. Gallavotti (éd.), Milan, 1987, p. 31. Ce point a été mal compris par M. Magendie, Le Roman français au XVIIe siècle, Paris, 1932, p. 131. La réaction polémique de Detienne face à l’affirmation de Finley selon qui la vraisemblance était une des conditions posées par le public des poèmes homériques, est bien plus pertinente : « Mais que peut vouloir dire qu’un auditoire exige la vraisemblance ? Que veut dire vraisemblance ? A coup sûr, autre chose que n’entendait Aristote ». L’invention de la mythologie, p. 57, note 33.

17 Sur ce passage, cf. N. D. Desmolets, Continuation des mémoires de littérature et d’histoire, op. cit., p. 6, 304, qui m’a permis de corriger une erreur de l’édition Hunter. Pour une réaction à la première publication du dialogue de Chapelain cf. La Curne de Sainte-Palaye, Mémoires sur l’ancienne chevalerie (1759), éd. C. Nodier, Paris, 1829, I, p. 431-32. Cf. en particulier Mémoires concernant la lecture des anciens romans de chevalerie, p. 436-437 : « Je ne dissimulerai point qu’après avoir achevé ce mémoire j’appris que j’avais été prévenu il y a longtemps par M. Chapelain », etc. Cf. sur ce point L. Gossman, Medievalism and the Ideologies of the Enlightenment. The World and Work of La Curne de Sainte-Palaye, Baltimore, 1968, p. 153.

18 Cf. A. Momigliano, « L’histoire antique et l’antiquaire », in Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, op. cit.

19 C. Fauchet, Œuvres, Paris, 1610, p. 482 sqq. Cf. J. G. Espiner-Scott, Claude Fauchet, Paris, 1938 (qui remarque, p. 372, que le nom de Fauchet n’apparaît pas dans le dialgue de Chapelain). Cf. aussi L. Gossman, Medievalism and the Ideologies of the Enlinghtenment, op. cit., p. 153.

20 C. Fauchet, Œuvres, op. cit., p. 591.

21 L. Chantereau Le Fèvre, Traité des fiefs et de leur origine avec les preuves tirées de divers autheurs anciens et modernes, de capitulaires de Charlemagne, de Louis le Débonnaire, de Charles le Chauve, et des ordonnances de S. Louis, et de quantité d’autres actes mss. Extraicts de plusieurs cartulaires authentiques, Paris, 1662, p. 87-89, à propos de meffaire (mais dans le passage correspondant de Lancelot figure un synonyme, mesprendre). L’ample étude de G. Baer Fundenburg (Feudal France in French Epic. A Study of Feudal French Institutions in History and Poetry, Princeton, 1918) n’évoque pas la tradition antiquaire du XVIIe siècle. Dans une rétrospective plus complexe, qui prend en compte la dimension narrative, cf. D. Maddox, « Lancelot et le sens de la coutume », in Cahiers de civilisation médiévale, 29 (1986), p. 339-353, et « Yvain et le sens de la coutume », in Romania, 109 (1988), p. 1-17.

22 Chapelain, Opuscules, p. 219. Dans une direction analogue, presque un siècle plus tard, cf. l’observation de B. de Montfaucon : « Ce différent goût de sculpture, et de peinture en divers siècles peut même être compté parmi les faits historiques » (Les Monuments de la monarchie françoise, Paris, 1729, I, p. 11, cité par G. Previtali, La fortuna dei primitivi dal Vasari ai neoclassici, Turin, 1964, p. 70)

23 Chapelain, Opuscules, p. 221.

24 M. Magendie a pu écrire qu’elles témoignent d’un « sens du relatif rare au XVIIe siècle » (Le Roman français au XVIIe siècle, op. cit., p. 121)

25 Chapelain, Opuscules, p. 217.

26 R. Popkin, The History of Scepticism, op. cit., p. 36-37 (L’histoire du scepticisme, op. cit., p. 71-72). Pour une description de l’éd. de 1621, cf. L. Floridi, Sextus Empiricus, op. cit., p. 53-54.

27 Même un livre de valeur comme celui de C. Borghero (La certezza e la storia. Cartesianesimo, pirronisme e conoscenza storica, Milan, 1983) commence en déclarant que la catégorie de « pyrrhonisme historique » a engendré un « mirage historiographique » (p. 9) mais n’examine pas les écrits de Sextus.

28 Sexti Philosophi Opera quae extant…, Parisiis, Abrahami Pacardi, 1621, en deux parties avec une pagination distincte, II, p. 49-53 (cf. chap. I)

29 Sur Denys de Thrace, cf. P. Matthews, « La linguistica greco-latina » in Storia della linguistica, éd. G. C. Lepschy, I, Bologne, 1990, p. 246-248. Sur la prétendue « technè » de Denys, cf. R. Pfeiffer, History of Classical Scholarship from the Beginnings to the End of the Hellenistic Age, Oxford, 1968, p. 266-272, qui a soutenu la thèse de l’authenticité contre l’argumentation serrée de V. Di Benedetto, « Dionisio Trace e la techne a lui attribuita », in Annali della Scuola normale nuperiore di Pisa, Classe diu lettere …, s. II, 27 (1958), p. 169-210 ; 28 (1959), p. 87-118.

30 Sextus Empiricus, Contro i matematici, trad. A. Russo, Bari, 1972, I, 252. Trad. de G. Hervet « Ex historia enim aliam quidem dicit esse veram, aliam vero falsam, aliam autem tanquam veram. Et veram quidem, eam, quae versatur in rebus quae geruntur. Falsam autem, quae versatur in fragmentis et fabulis. Tanquam veram autem, cuiusmodi est comedia et mini » (Contre les professeurs, éd. P. Pellegrin, op. cit., p. 195)

31 Sexti Philosophi Opera quae extant, II, p. 52 (trad. A. Russo, p. 86). Trad. Hervet : « Non est ars aliqua in iis quae sunt falsa et esse non possunt : falsa autem sunt et esse non possunt que sunt in fabulis et figmentis, in quibus maxime historicae partis versatur grammatica : non est ars aliqua in historica parte grammaticae » (Contre les professeurs, op. cit., p. 205).

32 F. de La Mothe Le Vayer, Du peu de certitude qu’il y a dans l’histoire, in Œuvres (éd. en 15 vol.), XIII, Paris, 1669, p. 409-448. Cf. A. Momigliano, « L’histoire antique et l’antiquaire », in Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, op. cit., et sur La Mothe Le Vayer cf. Le radici classiche della storiografia moderna, éd. R. Di Donato, Florence, 1992, p. 60-61. On trouvera une ample discussion de ce traité dans C. Borghero, La certezza e la storia, op. cit., p. 57 sqq., en particulier p. 71, où le Du peu de certitude est qualifié de « fondamental ».

33 In Œuvres de François de La Mothe Le Vayer, nouvelle éd. revue et augmentée, Dresde, 1756, IV, II, p. 1-280. V. I. Comparato, « La Mothe La Vayer dalla critica storica al pirronisme », in Ricerche su letteratura libertina et letteratura clandestin anel Seicento, p. 259-279, en particulier p. 271-273.

34 P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, vol. IV, p. 408 sqq., en particulier la note K : le livre « des historiens est bon, mais comme M. Baillet le remarque finement, il ne lui a pas coûté beaucoup de peine » (cf. A. Baillet, Jugement des savants sur les principaux ouvrages des auteurs, Paris, 1722, vol. II, p. 121). C. Borghero fait implicitement référence ç ce jugement en évoquant « une sorte de catalogue raisonnée » (La certezza e la storia, op. cit., p. 71, note 100)

35 F. de La Mothe Le Vayer, Jugement sur les Anciens et principaux historiens grecs et latins, dont il nous reste quelques ouvrages, Paris, 1646, l’épître à Mazarin comme l’avant-propos ne sont pas paginés.

36 Dans les lettres de Chapelain publiées par Tamizey de Larroque, il y a une lacune pour les années 1641-1658 : cf. Lettres, I, p. XIV. Parmi les correspondants manque La Mothe le Vayer, dont le nom apparaît souvent dans les lettres à Guez de Balzac (1638-1640), souvent accompagné de jugements critiques. On pressent une rivalité surtout à partir du moment où la charge d’instituteur du Dauphin est confiée à Chapelain avant d’être récupérée par La Mothe Le Vayer. Un rapprochement a dû avoir lieu vers 1660, grâce aussi à l’amitié commune avec François Bernier, à qui La Mothe Le Wayer était très lié (cf. Lettres, II, p. 186-187 et passim).

37 Cf. A. Momigliano, « Il posto di Erodoto nella storia della storiografia », in La Storiografia greca, Turin, 1982, p. 138-155. (« La place d’Hérodote dans l’histoire de l’historiographie », in Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, op. cit., 1983, p. 169-187).

38 La Mothe Le Vayer, Jugement…, op. cit., p. 8.

39 Hérodote, L’Enquête, éd. A. Barguet, II (livres V-IX), Paris, 1990, p. 248.

40 La Mothe Le Vayer atribue ce jugement à Francesco Patrizi ; il s’agit probablement d’une confusion avec un passage de Bodin qui dit que Polybe a pris à la fois « le masque du philosophe et celui de l’historien », cf. « Methodus ad facilem historiarum cognitionem », in Artis historicae penus, p. 52-53. (On trouve dans ce recueil aussi bien les dialogues sur l’histoire de Patrizi que la Methodus de Bodin ; le passage de cette derni !ère se trouve indiquée dans l’index avec un renvoi à Polybe comme « nimis Philosophus »).

41 La Mothe Le Vayer, ibid., p. 45.

42 La Mothe Le Vayer, ibid., p. 42.

43 Cf. Ginzburg, « Mito », in Occhiacci di legno, op. cit., p. 56 (« Mythe », in À distance, op. cit., p. 57)

44 Cf. la dédicace à Henri IV placée par Casaubon en tête de sa traduction de Polybe. La Mothe Le Vayer, ibid., p. 42-43.

45 « Il est même du devoir d’un historien d’écrire ordinairement des choses qu’il ne croit point », La Mothe Le Vayer, ibid., p. 293 : sur les passages où Hérodote pend ses distances par rapport aux mythes qui concernent Abaris et les croyances dans les « loups-garous de Scythie » (il s’agit d’une préface que l’éditeur déclare avoir trouvé parmi les papiers de l’auteur).

46 La Mothe Le Vayer, ibid., p. 51.

47 La Mothe Le Vayer, ibid., p. 56-57.

48 Dans une lettre à Chapelain, Guez de Balzac définit ironiquement La Mothe La Vayer comme le « successeur de Montaigne et Charron, et si cela lui plaît jusqu’à Cardan et Vanini, dont on honore la mémoire à Toulouse » (G. de Balzac, Lettres inédites à Chapelain, éd. Tamizey de Larroque, Paris, 1873, p. 410, 418, cité par R. Pintard, Le Libertinage érudit, op. cit., p. 145-146).

49 Cf. le passage de G. C. Vanini, De admirandis naturae arcanis, Parisiis, 1616, cité par M. Ferrari et C. Ginzburg, « La colombara ha aperto gli occhi », in Quaderni storici, 38 (1978), p. 631-639, en particulier p. 639, note 27.

50 La Mothe La Vayer, ibid., p. 60.

51 V. I. Comparato écrit que les « “fables” chutaient du rang de causes et devenaient du matériel ethnographique » (« La Mothe Le Vayer dalla critica storica al pirronismo », op. cit., p. 269)

52 Cf. C. Ginzburg, « Distanza e prospettiva. Due metafore », in Occhiacci du legno, op. cit., p. 171-193 (« Distance et perspective. Deux métaphores », in À distance, op. cit., p. 147-164.)

53 Cf. R. Pintard, Le Libertinage érudit, op. cit., p. 531-533 ; et cf. p. XXXV-XXXVI, les critiques adressées à la figure proposée par R. Popkin d’un La Mothe Le Vayer sceptique chrétien. La réponse de ce dernier est faible, cf. The History of Scepticism, op. cit., p. 82-87 (L’Homme du scepticisme, op. cit., p. 142-164).

54 A. M. Battista, Alle origini del pensiero politico libertino. Montaigne e Charron, Milan, 1966 ; « Come giudicano la « politica » libertini et moralisti nella Francia del Seicento », in Il libertinismo in Europa, éd. S. Bertelli, Milan, Naples, 1960, p. 25-80.

55 « De la diversité des religions », in Cinq dialogues faits à l’imitation des anciens, cf. C. Ginzburg, Occhiacci di legno, op. cit., p. 57-58 (À distance, op. cit., p. 56-58).

56 Les deux attitudes ne s’excluent pas, comme l’a montré M. Bloch, Les Rois thaumaturges (1924). Cf. C. Ginzburg, « A propositio della raccolta dei saggi storici di Marc Bloch », in Studi medievali, s. 3, VI (1965), p. 335-353, en particulier p. 352-353.

57 Cf. F. de Grenaille, sieur de Chatounieres, La Mode, ou Charactere de la religion, de la vie, de la conversation, de la solitude, des compliments, des habits, et du style du temps, Paris, 1642.

58 J.-L. Guez de Balzac, Œuvres, publiées par V. Conrart, Paris, 1665 (reprint, Genève, 1971), I, c. *ii r (mais toute l’introduction est importante).

59 C. Fauchet, Œuvres, op. cit., p. 591.

60 Chapelain, Opuscules, op. cit., p. 221.

61 S. Coleridge, Biogaphia Literaria, chap. XIV, Londres, 1907, II, p. 6. Le passage se réfère aux Lyrical Ballads de Coleridge et Wordsworth.

62 W. Shakespeare, Hamlet, acte II, scène 2. Je développe dans une direction différente une phrase de Giacomo Magrini que Cesare Garboli a placée en épigraphe de Pianura proibita, Milan, 2002.

63 M. Völkel, « Pyrrhonismus historicus » und « fides Historica ». Die Entwicklung der deutschen historischen Methodologie unter dem Gesichtspunkt der historischen Skepsis, Francfot-sur-le-Main, 1987.

64 « Fede è sustanza di cose sperate / E argomento de le non parventi » (« Foi est substance des choses espérées / Et argument des invisibles »), Dante, Paradiso, XXIV, 64-65 (trad. J. Risset, Paris, 1999), qui traduit l’Épître aux Hébreux, XI, I : « Est fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium. »

 

Cet article de Carlo Ginzburg est extrait de l'ouvrage Le Fil et les traces, publié aux Éditions Verdier en septembre 2010 (traduction de Martin Rueff). Il est reproduit ici avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

25 mars 2011

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