La bataille des fables : conditions de l’émergence d’une théorie de la fiction en Europe (XIVe-XVIIe siècle)1

 

 

Anne Duprat et Teresa Chevrolet

Il arrive de par le monde des accidents ou incidents tels que si l’imagination pouvait faire qu’ils se produisissent elle ne parviendrait pas à en tracer le dessein. Aussi n’en manque-t-il pas qui par la rareté de leur survenance sont proclamés apocryphes et non point tenus pour aussi véritables qu’ils sont, et c’est pourquoi il les faut appuyer sur des serments ou tout au moins sur le bon crédit de qui les conte. Moi je dis que mieux vaudrait ne les point conter, ainsi que le conseillent ces vieux vers castillans :
Les choses qui émerveillent
ne les conte ni raconte,
car les gens ne savent
comme elles sont.
Cervantès, Historia de los trabajos de Persiles y Sigismunda, Madrid, 16172 .

 

Ce propos extrait du dernier roman achevé par Cervantès en 1615 résume dans sa solennité ironique le paradoxe des relations entre pratique et pensée de la fiction dans les littératures vernaculaires d’Europe au début de la modernité. La fiction, invention humaine, garantie par une autorité humaine, organisée par une logique humaine, et réglée par des conventions sociales et linguistiques humaines, s’y voit reprocher doctement ses limites, qui l’empêcheront toujours de rivaliser avec la richesse et la complexité de la création divine. Mais la sagesse des proverbes, comme la science des poéticiens, n’apparaît ici que pour mieux s’effacer dans un mouvement de prétérition comique devant la suite des aventures extraordinaires de Persilès et Sigismonde, héros de ce roman baroque que l’auteur de Don Quichotte considérait comme son chef-d’œuvre. C’est bien parce qu’elle est incroyable que la fiction doit être crue, car c’est à ce prix qu’elle peut plaire et instruire.

La fiction, « maîtresse et servante de vérité »

Plaire et instruire : l’articulation entre les deux préceptes est indissociable de toute réflexion sur le propre de ce que les écrivains du début de la modernité appelaient la poésie, et qui correspond à peu près à ce que nous appelons aujourd’hui la littérature. Faut-il pour autant voir dans cet assujettissement, au moins théorique, des fictions littéraires d’Ancien Régime à l’exigence de véridicité et d’utilité, qui s’applique alors à l’ensemble des discours sur le monde, l’indice d’un développement incomplet des catégories de pensée du fictif antérieures aux théories de l’art formulées à la fin du XVIIIe siècle ? C’est ce qu’engagent à faire, de façon implicite ou explicite, la plupart des discours « évolutionnistes » sur l’histoire de la fiction en Occident – surtout lorsqu’ils ne tiennent pas compte de l’existence bien attestée chez les philosophes et les logiciens, de Thomas d’Aquin aux jésuites espagnols et portugais du XVIe siècle, en passant par Duns Scot ou Guillaume d’Ockham, d’une pensée du fictif parfaitement articulée, mais dont la critique littéraire cherche en vain l’équivalent exact dans les poétiques médiévales et renaissantes3 .

Qu’il s’agisse de faire l’histoire d’une forme littéraire particulière – et l’on connaît l’importance du rôle joué dans la construction de ces schémas par le modèle anglo-saxon de l’émergence du roman – ou d’étudier les métamorphoses du discours que tiennent les écrivains sur leurs fables, de Boccace à Fielding, le scénario le plus fréquemment retenu est celui d’une progression vers l’autonomie esthétique des fictions littéraires, au cours de laquelle celles-ci s’émanciperaient de la tutelle de la philosophie, de la religion et de la morale de façon plus ou moins rapide et plus ou moins définitive, en fonction des aires culturelles envisagées4 . On peut alors signaler la mise en place d’un régime propre à la fiction littéraire au moment où une réflexion théorique dégage le jugement des fictions du problème de leur valeur morale, ou de leur valeur aléthique, et situer ce moment soit au XVIe siècle, lorsque plusieurs poétiques formulent explicitement une telle idée, soit un peu plus tard au moment où l’on assiste à sa mise en pratique. D’autres historiens de la fiction préféreront dans ce cas identifier le début de l’« ère de la fiction » avec le développement d’une forme littéraire qui exploite de façon innovante les possibilités5 . C’est en général celle du roman qui remplit ce rôle, que l’on choisisse de faire coïncider cet avènement d’une modernité des fictions avec la présence d’une dimension auto-réflexive dans l’œuvre – on date alors cette naissance de la parution des romans de Rabelais en France, de celle de Don Quichotte en Espagne, ou de celle Tristram Shandy en Angleterre –, ou avec l’intervention de techniques mimétiques nouvelles, qu’elles portent sur la psychologie des personnages, comme dans le cas de La Princesse de Clèves en France, ou sur la conduite de la narration6 .

Une autre lecture de cette histoire consiste cependant à partir de la productivité propre aux catégories de pensée du fictif caractéristiques de la Renaissance, et du rapport complexe qu’elles ont entretenu avec les pratiques littéraires contemporaines, pour montrer comment, face au discours religieux comme à celui des sciences, la recherche des règles de fonctionnement de l’imagination a pu déboucher sur des théories complexes du pouvoir des fables7 . Ce qui revient à se demander si ce n’est pas en raison, plutôt qu’en dépit de l’impossibilité où étaient les théoriciens humanistes de la fiction de formuler librement l’autonomie ludique et esthétique du jeu fictionnel que les œuvres de Dante, de l’Arioste, de Rabelais, de Shakespeare ou de Cervantès ont pu fournir des images aussi précises qu’ambiguës du rôle que peut jouer la fiction dans la construction d’une image du monde, et dans l’articulation du sens des événements humains.

La période qui s’étend de la fin du moyen âge aux dernières querelles des Anciens et des Modernes au XVIIIe siècle est en effet le cadre de plusieurs phénomènes culturels majeurs, qui déterminent le terrain sur lequel s’engage la théorisation de la fiction littéraire.

Cette période correspond tout d’abord au moment où s’effectue la seconde translatio studii qui mène les poètes et leur public de la République des Lettres européenneà la formation des littératures nationales en langues modernes. Le développement partout en Europe de littératures vernaculaires détachées du corpus néo-latin s’y accompagne, on le sait, non seulement de l’apparition de nouvelles formes littéraires, mais aussi et surtout de l’affirmation et de l’illustration dans le discours des humanistes d’Italie, de France ou de Hollande, du profit que la civilisation chrétienne peut retirer de la culture antique8 . Or, cette affirmation lie nécessairement la théorie du plaisir des fictions à la justification de ce plaisir par le biais de la valeur morale, religieuse, sociale et politique du discours qu’elles tiennent. Du déchiffrage allégorique d’un plus haut sens des fables des Anciens à la reconnaissance du pouvoir éducatif, de l’efficacité rhétorique ou de la beauté philosophique de la poésie en général, la plupart des schémas de pensée de la fiction qui se succèdent tout au long de la période sous la plume des écrivains et des poètes sont en effet commandés par une même nécessité. Il s’agit toujours de défendre la poésie face aux attaques dont elle fait l’objet, et qui aboutissent au moment de la Contre-Réforme à une mise en question ouverte de la concurrence que peut faire au discours religieux le discours profane qui est celui des fables 9.

En outre, si la tradition d’opposition des autorités religieuses à la fiction est aussi ancienne que la tradition de justification de celle-ci – les débats de la Renaissance en héritent les motifs des écrits des Pères de l’Église, et ceux-ci s’inspiraient déjà de la condamnation platonicienne de la fiction comme simulacre –, la fiction littéraire se trouve également exposée à partir du XVIe siècle aux ambitions nouvelles des sciences et de l’histoire, qui viennent contester la prétention traditionnelle de la poésie à livrer une vérité sur le monde, qu’elle soit d’ordre épistémique, aléthique, pragmatique ou logique. À l’âge baroque, philosophes sceptiques, théoriciens de la raison d’État et prédicateurs orthodoxes se rejoignent au moins sur un point, de Naples à Londres et de Leyde à Salamanque : la nécessité de penser le pouvoir des fables afin d’en maîtriser les effets. C’est dire qu’à l’horizon de cette contestation, le cartésianisme en France apparaît moins comme une remise en question inédite du rôle joué par l’imagination dans l’édifice de la connaissance scientifique que comme l’aboutissement d’un ensemble bien plus ancien de processus de contrôle de celle-ci, et comme une nouvelle forme de récupération de la capacité de persuasion qui s’attache aux représentations fictionnelles10 .

C’est sur ce paradoxe – l’affirmation de la nature fictionnelle d’un discours ne peut s’effectuer en dehors d’une proposition de contrôle de son pouvoir propre – que se construit la réflexion sur la littérature en Europe jusqu’au XVIIe siècle. On le voit en particulier à la lecture des premières formes que prend la théorie de la fiction en Europe, depuis les débats poétiques propres à la première Renaissance italienne (XIIIe-XIVe siècle) jusqu’aux querelles littéraires du classicisme français.

Plaidoyers pour la fable. Polémiques autour de la fiction au seuil de l’âge moderne (XIVe-XVe siècle)

Dès le Trecento italien, siècle de ce qu’il est convenu d’appeler le « pré-humanisme », les premières théories de la fiction émergent, en Occident, au cœur d’une ample polémique sur la légitimité de la poésie ; ce fait révèle que l’idée même de fiction apparaît ainsi foncièrement liée à l’existence d’une tension culturelle, au point d’exaspération d’un véritable débat de société, celui de l’humanisme contre la scolastique11 . Nous sommes au moment où le mandarinat des théologiens thomistes a établi les paramètres de la hiérarchie des savoirs au sein des Universités. Théologie, logique, jurisprudence et médecine se partagent l’autorité et le contrôle de la culture. Pour chacune de ces disciplines, et diversement, la poésie se donne ainsi comme une « infima inter omnes doctrinas »12 , à exclure sans appel aussi bien de la vie spirituelle que de l’ordre des catégories logiques, là pour l’amoralisme de ses fictions, ici propter defectum veritatis, selon le mot de Thomas d’Aquin13 . C’est donc dans tous les domaines de l’appareil culturel en place que la poésie et la fiction représentent une déviance inadmissible.
Rien d’étonnant dès lors que ce soit sous la bannière de la fiction même, sous forme d’une révolte de la fiction, que poètes et intellectuels pré-humanistes organisent tour à tour, dès le XIVe siècle, une violente levée de boucliers : Albertino Mussato, contre le dominicain récalcitrant Giovannino de Mantoue14  ; Coluccio Salutati, contre le pré-savonarolien Giovanni Dominici, prieur de Sainte-Marie-Nouvelle, qui traquait chez les poètes des ferments de néo-paganisme ; Pétrarque, ici contre les barbari britanni, logiciens occamistes et « technocrates » de l’esprit, là contre l’ignorance et l’infatuation des médecins (Invective contra Medicum, 1355) ; Boccace, contre les hommes de loi et contre ceux qu’il appellera les triarii, légionnaires de la pensée enferrés dans une orthodoxie rigide dont l’un des représentants ira jusqu’à qualifier Dante de fantastice poetizans et sophista verbosus15 … Face à ces hommes,la fiction apparaît aux humanistes comme une force subversive, comme un vecteur de liberté, comme un lieu de jouissance et de plaisir – la fameuse delectatio si réprouvée par les intégrismes – et comme un espace d’affranchissement de la parole. Plaider pour la fiction, en puisant scrupuleusement dans un inestimable fonds philosophique et patristique toutes les stratégies pour la rédimer, revient alors à s’offrir une occasion unique de penser la fiction, et de poser les prémisses d’une véritable poétique du fictionnel.

Aristote avait offert aux auteurs de fiction, qu’il appelait dans sa Métaphysique du nom de philomythoi ou de theologesantes, une place comme théologiens et comme philosophes à part entière16  ; les pères de l’Église comme Lactance et Augustin l’avaient rappelé, en comprenant les fictions païennes comme autant d’approximations ou de prodromes de la religion révélée. Ces sources autorisaient à penser la pratique de la fiction poétique comme secrètement liée à la théologie, comme « altera theologia », selon le mot adressé par Mussato au dominicain Giovannino. L’exemple des mythographes médiévaux – Fulgence, Albricius – incitait en outre les humanistes à publier ouvertement, « scientifiquement », des sommes de mythes anciens : puisque la théologie païenne était une autre théologie, alors force était de rédiger des mythographies, à l’instar de multiples bibles païennes, qui, comme la Bible elle-même, fussent susceptibles de consigner le précieux savoir des poètes sub cortice fabularum. Le De Laboribus Herculis de Salutati et le De Genalogia Deorum gentilium de Boccace s’engagèrent dans ce sens, offrant aux fictions païennes l’exégèse qu’elles méritaient d’avoir. Parallèlement, dans le sillage d’Alain de Lille ou de Bernard Silvestre, les humanistes tissèrent des liens organiques entre poésie et philosophie, inaugurant une vision décloisonnée de la connaissance humaine, susceptible de miner le carcan exclusif des artes liberales. Pétrarque en vint ainsi à affirmer que la poésie les embrassait toutes d’un regard surplombant17 . C’est dire que la fiction poétique portait en elle rien moins que les potentiels d’une nouvelle culture, engageante, généreuse, universaliste, celle même des valeurs humanistes à construire.

C’est là, toutefois, que paradoxalement la stratégie défensive montre ses limites ; pour l’humanisme naissant, légitimer la fiction équivaut à l’intégrer de force, parfois artificiellement, dans un tel dispositif aléthéique, qu’il soit théologique ou épistémologique. La fiction, pour être entérinée par la culture, est inévitablement sommée de condescendre à la vérité, de jouer le jeu de l’altérité, quitte à se nier comme fiction. Il paraît impensable, à ce moment précis de la culture occidentale, de penser l’affabulation sans peu ou prou l’inféoder à la vérité, a fortiori d’envisager la catégorie du fictionnel comme un monde autonome, à fonction compensatoire ou jubilatoire. La catégorie du plaisir, qui eût permis peut-être une justification majeure du fictionnel, n’est que très rarement, très frileusement glissée dans le maillage robuste des arguments d’ordre éthico-cognitif ; « la fable, dit Boccace, est un discours à valeur exemplaire ou démonstrative dans une fiction où, l’écorce une fois enlevée, apparaît l’intention du fabuliste »18 . En revanche, un silence éloquent plane dans la Genealogia au sujet de ces sortes de fables populaires, gratuites et simplement plaisantes, qu’il appelle « inventions de vieilles en délire »19 … Et si Mussato, dans sa fameuse « Épître VII », fait l’éloge des fictions, il condamne sans appel les comédies et les comédiens, qui « entretiennent la luxure par leurs facéties » 20.

Un témoignage de ce clivage essentiel se lit peut-être chez Boccace, dans la rupture fondamentale, patente entre le De Genealogia deorum et le Décaméron.Il est singulier de constater l’étanchéité absolue qui règne, chez l’humaniste, entre sa théorie et sa pratique de la fiction.Certes, le Décaméron est une œuvre – une erreur ? – de jeunesse ; certes, comme on l’a dit, Boccace n’eût jamais voulu d’une renommée due à ce seul livre. Comment toutefois ne pas être tenté de poser dans ce binôme même un diagnostic de l’état du fictionnel à l’aube des temps modernes ? Ici, le Décaméron va son train seul : littérature pour les dames, amusement, passe-temps ludique ; fiction de contes galants, de nugae, inessentielle, féminine, ancrée dans le concret et le quotidien du langage. La Genealogia,au contraire, est un écrit scientifique et polémique, un acte militant, qui mêle à la mythographie la diatribe contre les modernes et le plaidoyer pour l’antique ; elle prétend sauver les fictions païennes du naufrage ; mais, si elle indique des stratégies de défense, elle ne plaide que pour une fiction de haut vol, intemporelle, allégorique, démonstrative, celle même qu’on dit avoir affaire à la vérité et qui ressortit à un capital littéraire attesté. Il faut en effet le préciser : les défenses de la poésie concernent exclusivement les fictions du passé, jusqu’à Dante comme terminus ad quem, et aucunement celles qui sont en train de se créer et de se fomenter au sein du peuple. Non, décidément, ce n’est pas la fiction du Décaméron que défend la Genealogia. Cette étrange schizophrénie du fictionnel chez Boccace s’explique ainsi peut-être sur le plan de la position humaniste elle-même, essentiellement passéiste, et à laquelle vient s’ajouter naturellement la rupture linguistique. Ainsi, mutatis mutandis, tel est le cas également de Pétrarque, clivé entre la lyrique vernaculaire, la fiction amoureuse que célèbre dans toute son énergie mythique le Canzoniere, et la haute production théorique latine, épistolaire ou polémique, dans laquelle s’inscrit sa défense des fables. C’est dire qu’au seuil de la modernité, fiction et théorie de la fiction ont du mal à s’ajuster l’une avec l’autre et restent suspendues dans l’inconfort d’un périlleux décalage.

 

Au siècle suivant, les humanistes de la Florence médicéenne comme Ficin, Politien, Fontius ou Landino assureront le relais de cette défense du fictionnel, mais se mobiliseront cette fois prioritairement contre l’intransigeance platonicienne édictée dans la République à l’égard des fables. Pour ce faire, ils convoqueront toutes les ressources de la pensée symbolique. Fables, hiéroglyphes, emblèmes, expression cryptée dans son ensemble, la catégorie du fictionnel gagne, en s’élargissant, un visage quelque peu ésotérique ; le fictif s’apparente à l’occulte ; la « subversion », s’il en est, est ici le fait de savants initiés, de mages, qui, comme Landino, réinterprètent Virgile et Dante comme des trésors de sens cachés, offrant au fictionnel un statut hautement affilié aux modus dicendi de la vérité, non plus certes ceux de la logique scolastique, mais ceux d’une nouvelle théologie, la theologia platonica,qui investit toutes les fictions d’un sens unique inaliénable. La consolidation remarquable de l’idée d’inspiration et de furor, apparaissant encore chez Boccace comme un fervor quidam,accrédite et approfondit, dans un sens plus nettement initiatique, la figure du poeta theologus, déjà élaborée au siècle précédent, signe qu’on en est encore à tenter d’intégrer le fictionnel dans les dispositifs aléthéiques, mais aussi à ne s’intéresser qu’aux fictions reconnues comme archétypes littéraires (cette fois on ira jusqu’à Pétrarque).

Cette sujétion du fictionnel aux procès de la vérité s’exprime de manière remarquable par le lien, symptomatique des poétiques du Quattrocento, entre production littéraire et commentaire. Il est singulier de constater que, sur le modèle de la Vita nuova et du Convivio de Dante, les textes poétiques appellent, comme une seconde nature, comme une sorte d’alter ego, le commentaire qui seul est susceptible de donner sens à leurs « fictions ». Ainsi, les philosophes/ commentateurs investissent les textes de fiction, ceux de Virgile, d’Homère et de Dante en particulier, voire les leurs propres, comme c’est le cas de Laurent de Médicis avec son Canzoniere, pour les instrumentaliser, en les considérant bien davantage comme prétextes à l’exposition philosophique et doctrinale que comme textes en soi. En lisant, par exemple, les vastes gloses allégoriques de Landino, on est souvent enclin à penser non pas qu’elles élucident les fictions, les reliant et les intégrant à un socle culturel et cognitif, mais bien au contraire qu’elles les tirent à elles, qu’elles se les approprient, comme autant de seuils accueillants donnant sur les couloirs obscurs de la doctrine. La fiction tend ainsi à se présenter culturellement comme le masque souriant de la philosophie. Comme le disent et redisent les poétiques humanistes, la poésie, fictive ou non, fonctionne bel et bien encore comme une ancilla philosophiae, sémantiquement corvéable et serviable, à la libre discrétion d’une culture qui, sans elle, n’aurait aucune chance de toucher un auditoire épris de plaisir dramatique et de delectatio formelle.

La fiction comme version du monde (XVIe-XVIIe siècle)

C’est dire l’importance de la part que tiennent dans l’élaboration d’une réflexion savante sur l’autonomie esthétique des fictions au cours de la Renaissance les enjeux pragmatiques de sa théorisation. Partout en Europe, les conséquences de la Contre-Réforme et le contexte des guerres de religion vont radicaliser ces enjeux, tout d’abord en durcissant considérablement les conséquences concrètes du contrôle des discours, pour les écrivains comme pour les poéticiens. De 1570 à 1630, en Espagne comme en Angleterre, en Italie et en France, procès en hétérodoxie, interdiction d’ouvrages et mises à l’Index se multiplient, au même rythme que se répandent, dans les leçons des académiciens italiens comme dans les préfaces des recueils d’histoires tragiques, de nouvelles et de pièces de théâtre, les tentatives de définition d’un domaine de pratique du langage qui, tout en restant formellement soumis à une discipline architectonique, pourrait techniquement dépendre de règles applicables à lui seul21 .

L’idée d’une autonomie esthétique des fables, qu’elle soit combinée ou non à la revendication d’une neutralité des valeurs qu’elles véhiculent apparaît ainsi tout au long du XVIe siècle dans la recherche d’une définition de leur spécificité qui permettrait à leur contenu d’échapper à un exercice direct de l’autorité religieuse et politique. Mais cette revendication apparaît dans nombre de cas indissociable d’une intériorisation de ce contrôle par les instances poétiques elles-mêmes : d’où l’effort continu des poètes pour montrer que l’affabulation pourrait être en elle-même un procédé moral et/ ou producteur de vérité. Les deux mouvements sont visibles chez Sperone Speroni comme chez Torquato Tasso : poètes et théoriciens de la poésie confrontés à la mise en cause du contenu moral d’écrits dont le statut fictionnel restait hésitant (c’est par exemple le cas du dialogue), tous deux réagissent non pas en revendiquant un droit à la gratuité et à l’insignifiance pour les fictions poétiques, mais en proposant une vision rationnelle et valorisante de la capacité de vérité propre aux fables22 .

Peut-on en effet continuer après le Concile de Trente à formuler en toute sécurité la participation de la poésie au divin en termes ésotériques et néo-platoniciens, comme le font tout au long de la période baroque (1570-1630) les marinistes en Italie, les conceptistes en Espagne, les euphuistes en Angleterre et les partisans de l’art de la pointe partout en Europe ? Difficilement : ceux-ci poursuivent en l’orientant de plus en plus vers une recherche esthétique ou esthétisante l’exploration qui était conjointe chez les humanistes des pouvoirs de séduction et de création propre à la fiction comme image du monde. Le principe de l’« universelle analogie » sur lequel se fondait l’idée humaniste d’une harmonie entre les divers ordres de réalité du cosmos assurait en effet la lisibilité des fictions, et leur capacité à chiffrer et déchiffrer le livre du monde. À la fin du XVIe siècle, en pays catholique comme en terre protestante, l’exploitation des concordances allégoriques, mystiques ou esthétiques entre langage profane et sacré apparaît comme un risque de plus en plus difficile à prendre pour les écrivains.

D’où le succès que remportent en cette fin de siècle les synthèses rationalisantes des motifs platoniciens (inspiration, génie, pouvoir de configuration de la métaphore, etc.) et aristotéliciens (mimèsis, vraisemblance, construction logique de la fable, etc.) de pensée de la fiction qui se développent dans le dernier tiers du siècle en France, où Scaliger rédige en exil sa Poétique néo-latine, en Italie surtout (Castelvetro, Torquato Tasso), mais aussi en Espagne (Pinciano) ou en Hollande (Daniel Heinsius)23 . Ces nouvelles poétiques ne définissent plus la fiction comme la copie d’une idée pure ou d’une réalité dégradée, mais comme la « texture »,  la fabrication artificielle d’une intrigue parfaite à partir d’une matière dépourvue de forme au départ. Fictio et poiesis, fingere et facere se rejoignent ainsi pour constituer une définition de la fiction littéraire valable également pour ses formes représentatives et pour la poésie lyrique, et entièrement axée sur la construction d’une fable capable de donner une image vraie du monde – la proximité entre la lecture que propose le Tasse d’Aristote et celle qu’en fait Paul Ricœur est nette sur ce point24 .

Ce n’est pas un hasard si la conformité des fictions à ces nouvelles interprétations de la Poétique devient au tournant du XVIIe siècle la pierre de touche de la modernité littéraire, au moment même où l’émergence de nouvelles répartitions des disciplines marque dans tous les autres domaines du savoir le déclin de l’aristotélisme scolastique. Face à l’écriture de l’histoire comme au discours des sciences, la fiction se voit sommée de se déclarer comme telle, et de rendre compte des moyens propres par lesquels elle prétend accéder au vrai. C’est ainsi que, paradoxalement, les débats sceptiques sur l’incertitude de l’histoire comme la défaillance des savoirs issus de l’Organon débouchent souvent sur une valorisation qui peut n’être pas toujours ironique de la vérité qui sort de la bouche des poètes, lorsque ceux-ci veulent bien reconnaître qu’ils mentent25 . On connaît la forme que prend ce paradoxe dans la littérature dramatique de la période baroque qui, du théâtre élisabéthain à la tragi-comédie espagnole, procède de l’idée selon laquelle la fiction, maîtresse d’illusion, peut seule livrer à son public la clé perdue d’un monde devenu indéchiffrable. Chez Shakespeare comme chez Marlowe, Lope ou Calderon, la représentation théâtrale tire sa puissance de sa capacité à proposer, plus qu’une image du cosmos, une version authentique de celui-ci, puisqu’elle est seule à même, dans sa dimension imaginaire, de rendre compte de la nature spectaculaire du monde26 .

C’est donc l’étendue et le renouvellement des ambitions épistémologiques de la fiction au début de la modernité qui explique l’ambiguïté de l’usage qu’en font, tout au long du XVIIe siècle, les philosophes qui, de Bacon à Descartes, Pascal ou Malebranche, cherchent aussi bien à limiter les pouvoirs traditionnellement attribués à l’imagination qu’à récupérer la force de persuasion, mais aussi la puissance cognitive qu’ils reconnaissent à celle-ci27 . Les rapports mouvementés qu’entretient tout au long du XVIIe siècle la réflexion philosophique et théologique avec la poésie et la critique littéraire sont révélateurs à ce sujet, en particulier en France, où le discours d’opposition aux fables tenu par les solitaires de Port-Royal répond à la progression constante, dans les travaux de l’Académie comme dans les salons, de l’idée d’une construction « régulière » des fictions modernes.

Dans la triple dimension esthétique, morale et cognitive de l’idée de règle réside en effet le sens du rôle que la notion est appelée à jouer dans la construction des conceptions classiques de la fiction en Europe, au cours du XVIIe siècle, si par « classicisme » on désigne l’aspect esthétique du mouvement culturel accompli à ce moment par les littératures d’Europe vers la constitution d’un canon d’œuvres à la fois dignes des modèles antiques et propres à les représenter elles-mêmes dans leur modernité. Une fiction construite dans les règles de l’art, qu’elle soit épique ou dramatique, est dite telle parce qu’elle exerce de façon légitime sa capacité de représentation. D’où la place tenue dans les poétiques du classicisme français par la notion de vraisemblance, qui commande l’édifice des règles elles-mêmes dans la mesure où elle concerne aussi bien la cohérence interne des éléments de l’œuvre que le rapport de celle-ci au vrai en soi, au réel, au souhaitable, au possible et au crédible28 .

L’autonomie technique acquise de haute lutte par la fiction à l’issue des débats savants dont on vient de retracer quelques étapes apparaît ainsi bien moins comme l’expression d’une « émancipation » de l’œuvre d’art écrite par rapport aux contraintes culturelles qui pèsent sur elle, que comme l’instrument d’un investissement plus complet encore, parce qu’il devient peu à peu clandestin, de l’idéologie dans l’esthétique29 . L’exemple français, là encore, est éloquent à ce sujet, si l’on mesure la puissance à la cour de Louis XIV d’une organisation des représentations artistiques autour de la personne du roi qui accompagne précisément l’affirmation grandissante de la vocation ludique des fictions littéraires. Un mouvement qui culmine logiquement dans l’idée, que Paul Veyne repérait sous la plume de Fontenelle comme la première formulation en Occident d’une telle hypothèse, selon laquelle les fables des Anciens pourraient bien n’avoir aucun rapport avec le vrai30 . Faut-il y voir une une déclaration d’indépendance esthétique pour la fiction littéraire ? Si Fontenelle dénonce bien la désuétude de la croyance humaniste dans la capacité des fables antiques à éclairer un monde dans lequel elles ont perdu leur lisibilité culturelle, la littérature que promeut partout en Europe le discours des Modernes n’en invite pas moins les auteurs et leur public à reconnaître et à explorer de plus en plus la pertinence sociale, morale, politique et psychologique des fictions contemporaines.

 

 


 

1 Cet article est extrait de l’ouvrage Fiction et cultures dirigé par Anne Duprat et Françoise Lavocat, publié par La Société Française de Littérature Générale et Comparée. Il est reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

2 . « Cosas y casos suceden en el mundo, que si la imaginación, antes de suceder, pudiera hacer que así sucedieran, no acertara a trazarlos; y así, muchos, por la raridad con que acontecen, pasan plaza de apócrifos, y no son tenidos por tan verdaderos como lo son; y así, es menester que les ayuden juramentos, o a lo menos el buen crédito de quien los cuenta, aunque yo digo que mejor seria no contarlos, según lo aconsejan aquellos antiguos versos castellanos que dicen: “Las cosas de admiración/ no las digas ni las cuentes,/ que no saben todas gentes/ cómo son”. » M.  de Cervantès, traduction de M. D’Audiguier (Paris, 1619) revue et modernisée par M. Molho, Les Travaux de Persille et Sigismonde, Histoire septentrionale, Paris, Corti, 1994, p. 441.

3 . Voir là-dessus les travaux de M.-L. Demonet, notamment « Objets fictifs et êtres de raison : locataires de mondes à la Renaissance », dans F. Lavocat, dir., La Théorie littéraire des mondes possibles,Paris, Éditions du CNRS, 2010, p. 117-140.

4 . Dans le domaine de l’histoire des poétiques, la démarche de B. Weinberg est un bon exemple de cette option critique. Voir B. Weinberg, Critical Prefaces of the French Renaissance, Evanston, Illinois, 1950 et A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance,Chicago, University of Chicago Press, 1961.

5 . Cf. C. Gallagher, « The Rise of fictionnality », dans F. Moretti, dir., The Novel,Oxford, Princeton University Press, 2006, vol. I, p. 336-363.

6 . La bibliographie sur ce point remplirait un ouvrage plus long que celui-ci ; on se contentera de renvoyer ici à la synthèse récemment dirigée par F. Moretti, I Romanzi, Turin, Einaudi, 2001-2003, dont l’édition anglaise en deux volumes reprend une partie des articles (The Novel, op. cit.,2006).

7 . Cf. M. Bouchard, Avant le roman. L’allégorie et l’émergence de la narration française au 16e siècle, Amsterdam, New York, Rodopi, coll. « Faux titre », 2006 ; P. Galand-Hallyn et F. Hallyn, dir., Poétiques de la Renaissance. Le modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur héritage en France au XVIe siècle, préface de T. Cave, Genève, Droz, 2001.

8 . Voir par exemple E. Garin, dir., Il pensiero pedagogico dell’Umanesimo, Florence, coedizioni Giuntine Sansoni, 1958, et F. Rico, Il sogno dell’Umanesimo. Da Petrarca a Erasmo, [éd. esp. 1993], trad. it. D. Carpani, Torino, Einaudi, 1998.

9 . Voir T. Chevrolet, L’Idée de Fable, Théories de la fiction poétique à la Renaissance, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2007.

10 . Voir A. Duprat, Vraisemblances. Poétiques et théorie de la fiction, du Cinquecento à Jean Chapelain, Paris, Champion, coll. « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2009 et sur la notion de « contrôle », L. Costa Lima, Control of the Imaginary: Reason and Imagination in Modern Times, Minneapolis, University of Minneapolis Press, 1988 (1ère éd., en portugais, 1984).

11 . Voir C. C. Greenfield, Humanist and Scholastic Poetics (1250-1500),Londres, Toronto, Associated University Press, 1981.

12 . « Procedere autem per similitudines varias est proprium poeticae, quae est infima inter omnes doctrinas » : Th. d’Aquin, Summa theologicae, I, quest. 1, art. 9, Madrid, 1951, p. 12.

13 . « Poetica scientia est de his quae propter defectum veritatis non possunt a ratione capi. » : Th. d’Aquin, Commentaire aux Sentences de Pierre Lombard, prol. 1.5c, in Sancti Thomae Aquinatis Opera Omnia,25 vol., Parme, 1852-1873).

14 . Voir à ce sujet E. R. Curtius, « Poésie et théologie », in La Littérature européenne et le Moyen Âge latin,trad. fr. par L. Bréjoux, préf. d’A. Michel, Paris, PUF, 1956.

15 . Cf. E. R. Curtius, op. cit.

16 . Aristote, Métaphysique, A, 2, éd. par J. Tricot, Paris, Vrin, 1991, p. 17.

17 . F. Petrarca, Invective contra medicum, Invettive contro un medico, in Prose, éd. par G. Martellotti, Milan, Naples, Riccardo Ricciardi, 1955.

18 . G. Boccaccio, Généalogie des Dieux des païens (Genealogia Deorum gentilium),livre XIV, 9, trad. fr. par Y. Delègue, Strasbourg, Presse universitaires de Strasbourg, 2001, p. 48. Je souligne.

19 . Ibid.

20 . A. Mussato, « ÉpîtreVII », Ecérinide, Épîtres métriques sur la poésie, Songe, éd., trad. fr. par J.-F. Chevalier, Paris, Les Belles-Lettres, 2000, p. 40.

21 . Voir G. Guarini, Il Compendio della poesia tragicomica [De la poésie tragicomique], éd., trad, et présentation de L. Giavarini, Paris, Champion, coll. « Textes de poétique et de rhétorique de la Renaissance », 2008.

22 . Voir A. Godard, Le Dialogue à la Renaissance, Paris, PUF, 2001 et F. Graziani, « La vérité poétique selon le Tasse », Graphè, n° 5, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1996.

23 . J. C. Scaliger, Poetices libri septem,[1561], 2e éd. Lyon, 1581 ; L. Castelvetro, Poetica d’Aristotile volgarizzata, Et sposta,Vienne, [1570], 1576, éd. crit. a cura di N. Romani, Bari, Laterza, 1978-1979 ; A. López Pinciano, Philosophía antigua poética, Madrid, 1596 ; D. Heinsius, Aristoteles de poetica liber [1611], trad. française La Constitution de la tragédie de Daniel Heinsius, A. Duprat, Genève, Droz, 2000. Sur Scaliger, voir C. Balavoine et P. Laurens, dir.,La Statue et l’empreinte. La poétique de Scaliger,Paris, Vrin, coll. « L’oiseau de Minerve », 1986.

24 . Tasso, Discours de l’art poétique et Discours du poème héroïque, trad. par F. Graziani, Paris, Aubier, 1997, « Introduction », p. 10.

25 . Voir N. Corréard, Les Fictions de l’incertitude en Europe : lucianisme, scepticisme, et pré-histoire du roman (1540-1660), Thèse dactylographiée, Paris-VII Denis Diderot, 2009.

26 . Pour une récente mise au point, voir D. Scholl, dir., La Question du baroque, « Œuvres et critiques », n°XXXII, 2, Tübingen, Paris, Gunter Narr Verlag, 2007.

27 . Voir D. Loris et L. Rizzerio, dir., De la phantasia à l’imagination, Louvain, Peeters, 2003, et A. Delage, T. Hoquet, S. Chaudier et M. Macé, Les Puissances de l’imagination, Paris, Belin, coll. « Sup. Lettres », 2006.

28 . A. Kibédi Varga, Les Poétiques du classicisme, Paris, Klincksieck, 1990.

29 . Cf. par exemple E. M. Ancekewicz, « De la poétisation de l’histoire à la politisation de la poétique : Histoire et poésie dans le Traité du poème épique (1675) du père Le Bossu », MLN, Vol. 107, no. 4, French Issue (Sept., 1992), p. 698-729 ; H. Merlin, Public et littérature en France au xviième siècle, Paris, Les Belles-Lettres, 1994 ; D. Blocker, « Jean Chapelain et les lumières de Padoue. L’héritage italien dans les débats français sur l’utilité du théâtre (1585-1640) », Littératures classiques, 37, 1999 ou encore C. Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, éd. Gallimard, 2000.

30 . Fontenelle, De l’Origine des fables (1724), dans Œuvres diverses, Amsterdam, 1742, p. 481-500, cit. par P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essais sur l’imagination constituante, Paris, éd. du Seuil, coll. « Points », 1983, p. 69.

 

Article publié le 1 mai 2011

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