L’interprétation du non-fiable: narrateurs non-fiables et œuvres non-fiables [1]

 

par Gregory Currie
Université de Nottingham

Traduction: Annick Louis

Il y des erreurs qu’il nous est facile de commettre. Nous imaginons naturellement que le soleil tourne autour de la terre, alors que les données de l’observation fortuite appuient l’idée que la terre tourne autour du soleil. Il est bien connu que certaines erreurs de raisonnement sont très difficiles à éviter, comme lorsqu’une description nous amène à la conclusion qu’il est plus probable que Linda soit une caissière féministe et non pas qu’elle soit une caissière tout court (Tversky and Kahneman 1983). D’autres erreurs peuvent dépendre de notre prédisposition à accorder notre confiance, qui est d’une grande stabilité au niveau psychologique. Dans Le meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie, certains lecteurs ne comprennent pas que c’est le narrateur le coupable du meurtre, parce que nous sommes plutôt enclins à considérer les narrateurs comme fiables. Alfred Hitchcock parvient à nous tromper en nous faisant croire que, dans Le grand alibi (Stage fright, 1950), un des personnages est innocent, en s’appuyant sur notre prédisposition à considérer comme (encore plus) fiable ce qui est exhibé, et non pas raconté.

Ces deux dernières erreurs ont la particularité d’être, tout d’abord, des erreurs d’imagination. Celui qui construit la fiction bâtit son œuvre de façon à ce que nous réagissions en imaginant P, alors qu’en réalité le fait d’imaginer P n’est pas approprié, étant donné le contenu de l’histoire. Mais cette erreur dépend de notre prédisposition à croire qui, dans ce cas précis, nous induit en erreur. Nous imaginons P parce que nous croyons – probablement d’une façon tacite – que l’auteur joue franc jeu : que lui ou elle a construit son œuvre de façon à rendre manifeste ce qu’il est approprié d’imaginer. Non pas que nous nous sentions particulièrement lésés lorsque nous nous trouvons face au phénomène que représente le récit non-fiable ; au contraire, nous sommes bien disposés envers ce type de récit. Est-ce que cela peut aussi s’expliquer par des prédispositions de notre constitution psychologique ? Wayne Booth, qui a beaucoup contribué à ce qu’on accorde l’attention qu’il mérite au phénomène de la non-fiabilité du récit, met l’accent sur les plaisirs de l’exclusion et de la collusion suscités par la non-fiabilité narrative ; nous avons l’impression de faire cause commune avec l’auteur – un être puissant – contre un sujet parlant moins privilégié (Booth 1983 : 300-9).

Mais la non-fiabilité du récit peut apparaître dans un récit quand il n’y a pas de narrateur vis-à-vis de qui nous sentons une distanciation ironique, lorsqu’il n’y a aucun personnage à l’intérieur de l’univers du récit qui nous raconte des choses et dont il est fictionnel ce qu’il (ou elle) nous dit puisse ne pas être vrai. L’accent mis sur l’exclusion et sur l’ironie encourage une erreur : celle de classer les récits véritablement non-fiables dans la même catégorie que des récits qui appartiennent en vérité à une autre catégorie. On peut prendre de la distance vis-à-vis du Dr. Watson de Doyle qui a, très souvent, une compréhension défectueuse des choses (et en retirer du plaisir) ; mais les erreurs et jugements erronés de Watson sont trop évidents pour qu’on puisse considérer les récits de Sherlock Holmes comme des cas de récit non-fiable. Ils ne sont pas moins fiables qu’un ensemble de récits dont les personnages s’expriment de manière déloyale: Falstaff dans les pièces d’Henry, Dominie Samson dans Guy Mannering, Fagins dans Oliver Twist. Leurs propos sont respectivement remplis de vanité, de naïveté et de cupidité, et nous pouvons nous sentir distanciés de manière ironique vis-à-vis d’au moins les deux premiers d’entre eux ; mais le fait que Watson soit le seul narrateur parmi eux ne permet pas de classer les récits de Holmes dans une catégorie narrative bien précise. Les narrateurs (Watson parmi eux) occupent une position de plus grande autorité que les autres personnages, ce qui fait que nous cherchons moins souvent des marques de non-fiabilité chez les narrateurs-personnages que chez des personnages d’autres types. Cependant, tout dépend de l’intensité avec laquelle le caractère non-fiable est indiqué ; un auteur peut souligner le caractère non-fiable d’un narrateur, au point de rendre évident le fait qu’on ne peut pas lui faire confiance, et offrir, en même temps, des indications si discrètes du manque de fiabilité d’un autre personnage, qui n’est pas le narrateur, qu’elles deviennent difficiles à détecter. Le fait d’être le narrateur n’est qu’un des facteurs pouvant affecter la confiance qu’on accorde au sujet parlant. Un évêque peut paraître plus crédible qu’un cambrioleur, mais nous ne distinguons pas une catégorie spécifique de récits où on trouve des évêques peu fiables. Je ne vois aucune raison de considérer que la catégorie de récits qui comportent des narrateurs non-fiables est, en elle-même, plus intéressante que la catégorie de récits comportant des évêques non fiables [2] .

Il sera utile d’identifier deux sens du concept de (non) fiabilité. Il y a, tout d’abord, des narrateurs fiables et d’autres non-fiables, et on peut dire que les récits sont fiables ou non-fiables, selon le premier sens que nous accordons à ces termes,  lorsqu’ils sont le produit de narrateurs fiables ou non-fiables [3] . Watson, et les récits de Watson, sont, en ce sens-là, non-fiables sur des points peu importants. Mais les récits de Holmes – les œuvres en elles-mêmes – sont fiables dans la façon dont elles mettent en scène les moments où le lecteur ne peut faire confiance à Watson, même si chaque mot dans ces récits est attribué à Watson lui-même. On peut, d’ailleurs, concevoir que quelqu’un puisse ne pas apercevoir tout ceci et prendre Watson au pied de la lettre. Mais on peut dire la même chose de l’ironie de Voltaire dans Candide, et l’ironie ne rend pas nécessairement une œuvre non-fiable. Ce sont des œuvres auxquelles on peut appliquer le deuxième sens que j’accorde aux notions de fiabilité et non-fiabilité. Celui de Watson est un récit non-fiable à l’intérieur d’une œuvre fiable [4] .

Or, peut-on considérer l’oeuvre Le chien des Baskervilles, par exemple, de la même façon que les récits de Watson ? Comment est-ce que l’un peut être fiable et l’autre  pas? À partir de l’argument développé au premier chapitre, nous pouvons être tentés de dire que cette œuvre et le récit de Watson sont différents mais qu’ils partagent le même texte. Mais ceci ne peut être vrai. Le récit de Watson n’est pas identique au Chien des Baskervilles, et ne partage pas le texte du Chien des Baskervilles.  Le récit de Watson n’existe pas ; il n’a pas de texte et ne peut être identique à quoi que ce soit. Les récits sont individualisés par des actes narratifs, et il n’y a tout simplement pas d’acte narratif correspondant à quelque chose qu’on pourrait identifier comme le récit de Watson. Ce qui existe, ce sont les mots et les phrases écrits par Doyle ; ceux-ci constituent le texte de l’oeuvre, et il est fictionnel (mais il n’est pas vrai) de dire qu’ils constituent le texte du récit de Watson [5] .

Une fois arrivés à ce point, il convient de soulever une autre objection, qui m’a été adressée par Murray Smith. Ne suis-je pas en train de laisser passer quelque chose d’essentiel en ce qui concerne la catégorie des narrateurs lorsque je dis que leur droit à être revendiqués comme étant fiables ou non-fiables doit être considéré à partir des mêmes paramètres que ceux qu’on utilise pour le discours des personnages qui ne sont pas des narrateurs ? Les narrateurs ne se différencient-ils des autres personnages que par la probabilité préalable de fiabilité qu’on attribue à leurs énoncés – ce qui voudrait dire que l’unique différence entre eux serait d’ordre quantitatif ? Je conviens qu’il est tentant de penser que le statut de narrateur repose sur plus que ceci ; mais je ne saurais pas dire ce qu’est ce « plus », une fois que nous accordons – comme le font toutes les parties qui participent de ce débat - que les narrateurs ont une autorité limitée au niveau épistémique. Peut-on pencher en faveur de la thèse de la fiabilité des narrateurs qui ne s’applique pas aux personnages ? Oui, mais il ne s’agit que d’une différence concernant le degré par lequel cette supposition est normalement formulée. Jusqu’à un certain point, on peut supposer la même chose des personnages, tout simplement parce que nous devons imaginer qu’ils sont (encore une fois, jusqu’à un certain point) des agents rationnels. De toute façon, le critique ne devrait pas, arrivé à ce point, faire appel à des personnages particulièrement non-fiables, ceux dont, par exemple, il est évident qu’ils sont des menteurs invétérés. Parce que le sentiment que nous avons que les narrateurs peuvent être différenciés des autres personnages par des qualités distinctives, au niveau épistémique, perdure même lorsque nous comparons les narrateurs à des personnages moyennement fiables. Je pense que cette intuition est tout simplement erronée. Pourquoi, donc, avons nous cette intuition ? Cela vient peut-être de notre prédisposition à confondre les narrateurs avec les auteurs, et du fait que les auteurs maintiennent sans aucun doute des rapports privilégiés avec les histoires qu’ils racontent, pourvu que ces histoires soient fictionnelles. Il n’est pas très heureux d’appliquer le terme d’ « omniscience » à cette relation privilégiée, parce que le rapport de l’auteur à l’histoire n’est pas du tout de l’ordre du savoir. L’auteur stipule tout simplement ce qui est vrai dans l’histoire. Ce qui veut dire que nous faisons probablement une double erreur : nous pensons que les auteurs ont une connaissance privilégiée de leurs personnages et des événements auxquels ils participent, et nous pensons aux narrateurs comme à des auteurs, ou alors nous les considérons comme des instances vaguement apparentées à la catégorie des auteurs. Il est naturel, pour nous, de commettre cette deuxième erreur ; car pour nous l’auteur est responsable du texte que nous avons devant nous, et le narrateur est quelqu’un dont il est fictionnel de dire qu’il est responsable du texte que nous avons devant nous. Étant donnée la fréquence avec laquelle nous supprimons l’opérateur « il est fictionnel », il ne serait pas surprenant si ces deux statuts étaient parfois identifiés l’un avec l’autre. Et le fait de commettre cette erreur nous encouragerait à commettre aussi la première erreur mentionnée. La façon correcte de parler du rapport que le narrateur entretient aux événements décrits dans le texte est en termes de savoir, ou de croyance, ou au moins en termes d’assertions, le « savoir » étant la catégorie de base. Mais si nous ne gardons pas la différence entre narrateurs et auteurs très présente à l’esprit, nous sommes tentés par la possibilité de penser aux auteurs de la même façon.

Une fois écartées ces objections, pour revenir au sujet principal, nous pouvons dire que les œuvres non-fiables et les narrateurs non-fiables sont des phénomènes distincts. Les œuvres non-fiables constituent une catégorie intéressante ; elles soulèvent des questions importantes à propos de notre accès aux œuvres, et à propos de la façon dont nos présupposés peuvent nous induire en erreur lorsque nous avons affaire à elles. Du point de vue de la théorie narrative, les narrateurs non-fiables sont extrêmement intéressants lorsqu’ils aboutissent à des œuvres non-fiables. C’est souvent le cas ; les remarques gnomiques et occasionnelles de Marlow dans Le cœur des ténèbres peuvent appartenir à cette catégorie [6] – peut-être parce que les narrateurs dont il est évident qu’ils sont non-fiables ne donnent pas forcément des œuvres non-fiables.

 

 

Bibliographie:

Booth, W.: The Rhetoric of Fiction, 2nd. Edn. Chicago: Chicago University Press, 1983.

Cohn, D.: “Discordant narration”, Style 34: 307-316, 2000.

Nünning, A.:  “Reconceptualizing the Theory and Genetic Scope of Unreliable Narration”, in John Pier (ed.): Reconceptualizing Trends in Narratological Research, Tours: Tours University Press, 1999.

Phelan, J.: “Dual Focalization, Retrospective Fictional Autobiography, and the Ethics of Lolita”, in G. Fireman, T. Mc Vay, and O. Flanagan (eds): Philosophy and the Visual Arts, Kluwert: Dordrecht, 2003-

Tversky, A. and Kahnemann, D.: “Extensional versus Intuitive Reasonning: The Conjunction Fallacy in Probability Judgment”, Psychology Review 90: 293-315, 1983.


[1] Le présent article, inédit en français, est extrait de l'ouvrage de Gregory Currie : Arts and Minds, (Oxford, Oxford University Press, 2004).Nous tenons à remercier Oxford University Press et l'auteur d'avoir autorisé cette publication.

/OUP Material: Interpreting the Unreliable pp 134-138 (c.2040 words) from "Arts and Minds" by Currie, Gregory (2005) Free permission /

Oxford University Press: http://www.oup.com


Nous avons choisi de traduire « reliable » et « unreliable » repectivement par « fiable » et « non-fiable » car il nous semble que ces termes sont ceux qui en français rendent le mieux le sens qu’attribue Gregory Currie aux termes anglais, puisqu’ils sont relativement peu marqués par des connotations morales. (N.d.T.)

[2] Je crois que Booth serait en partie d’accord  avec ceci puisque la définition qu’il donne du narrateur est bien généreuse ; parfois on a l’impression que tout personnage qui fait quelque chose compte pour quelque chose: ‘En un sens, chaque discours, chaque geste, raconte ; la plupart des œuvres possèdent des narrateurs déguisés qui transmettent aux récepteurs les informations dont ils ont besoin, alors qu’ils semblent tout simplement jouer leurs rôles’ (1983 : 152). En même temps, et pratiquement à la même page, Booth choisit une autre stratégie : lorsqu’un narrateur n’est pas évident, il faut l’identifier à l’auteur implicite (1983 : 151). Quant à moi, je préfère distinguer entre narrateur et auteur (implicite), et accepter l’absence, dans certains cas, du premier. Et si Booth pense aux personnages comme des instances narratives, il ne leur accorde cependant pas le statut de narrateurs ; le narrateur de Dostoievski est parfois, apparemment, absent, alors que le personnage continue à parler (295-6).

[3] Au sens strict, lorsqu’il est fictionnel de qu’il y a des produits de narrateurs fiables et non-fiables ; Watson ne peut être le narrateur de quoi que ce soit puisqu’il n’existe pas. Voir le texte et le paragraphe suivants.

[4] Le caractère non-fiable d’une œuvre est une question de degré, et il existe des cas dans lesquels ce caractère non-fiable est peu évident et même impossible à déterminer avec exactitude. De plus, une œuvre peut mettre en évidence le caractère non-fiable du témoignage d’un narrateur et cependant donner lieu à des erreurs de notre part en ce qui concerne la possibilité d’identifier avec précision sur quels éléments repose le non-fiable, et de quelle façon il se construit, tel le cas de Humbert Humbert dans Lolita (voir Phelan 2003). Dans ce cas, l’œuvre est ou peut être réellement non-fiable et, en même temps, mettre en valeur le caractère non-fiable de son narrateur ; sa fiabilité indique le caractère non-fiable des narrateurs, mais elle est peu précise et peut-être même induit-elle en erreur en ce qui concerne les endroits où on peut identifier ce qui fait d’elle une oeuvre non-fiable. Par ailleurs, ce qui est non-fiable pour certains récepteurs peut ne pas l’être pour d’autres. Nous devons privilégier une communauté – celle de l’auteur – et dire que l’œuvre est non-fiable simplement lorsque elle est non-fiable pour les récepteurs de cette communauté en particulier. Or, certaines œuvres dont le caractère non-fiable reste subtil sont susceptibles de mettre en évidence des différences essentielles à l’intérieur d’une communauté de récepteurs qui est, par ailleurs, homogène ; mais on ne veut pas dire par là que cette communauté de récepteurs est constituée de personnes pour lesquelles ces œuvres sont non-fiables. On est peut-être contraint de se résigner à un certain relativisme en ce qui concerne cette question. Voir Nünning (1999).

[5] Peut-on dire que le texte des récits de Watson existe vraiment? Oui, dans le sens où il existe quelque chose qui est un texte (c’est-à-dire le texte de son œuvre) et dont il est fictionnel de dire qu’il est le texte des récits de Watson. Le textes ne sont pas des récits ; leurs conditions d’identité sont spécifiques en termes d’identité de monde et d’ordre, et donc ils ne dépendent pas des actions de la façon dont les récits le font. Le texte de Watson existe, disons, de la même façon que le Londres de Holmes existe. Le Londres de Holmes (c’est-à-dire Londres) existe même si Holmes n’a jamais vécu là ; dans le texte de Doyle, ‘Londres’ renvoie à Londres, et si ce texte se réfère à lui-même (‘…alors que j’écris ces mots’), il le fait avec succès.

[6] Cohn (2000) oppose les déclarations ‘gnomiques’ de Marlow à la non-fiabilité ‘adverbiale’ de Nelly Dean dans Les Hauts des Hurlevents, qui dit de Heathcliff qu’il est un ‘misérable bandit’.

 

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