Quoi ? L’autorité.
Avant-propos à L'Autorité en littérature (PUR, 2010)

 

Emmanuel Bouju
Université Rennes 2

 

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure, et toujours convaincu que Roland Barthes, dans un texte posthume, avait écrit: "Etre amoureux et néanmoins penser à autre chose." Jusqu'au soir où je me suis couché très tard afin de rechercher cette phrase dans le texte posthume, et non seulement je ne l'ai pas trouvée, mais encore aucune ne lui ressemblait, même vaguement. De sorte que j'en déduisis avec stupéfaction que cette phrase de Barthes – tant de fois citée avec succès lors de réunions entre amis – était une pure et simple invention de ma part et, qui sait ?, peut-être l'une des phrases de ma vie1 . »

A la recherche d’une phrase perdue, Enrique Vila-Matas s’amuse, dans un texte intitulé « Une lumière dans le compartiment », à jouer avec la « mort de l’auteur » : l’auctoritas singulière de la parole barthésienne, défaite par la conscience tardive de sa nature apocryphe, offre au narrateur le moyen de sa réappropriation sous la forme d’une autorité d’auteur plagiaire, d’une autorité seconde, indirecte et ironique, d’une autorité comme masque ; ressuscitant d’entre les auteurs, Barthes souffle à Vila-Matas une phrase-fantôme, capable d’exercer son empire sur la vie même, de transformer sa maladie de la littérature en santé paradoxale d’un « littérateur sans mandat » ou d’un « auteur sans autorité2  » – et aussi, il est vrai, de réduire confortablement l’entreprise néo-proustienne du narrateur aux dimensions d’une courte nouvelle.

La crise de l’autorité, susceptible de définir en elle-même et jusqu’à nos jours toute la période moderne, ne signifie aucunement faillite de la notion d’autorité, en particulier dans l’ordre de la littérature – comme ce court exemple liminaire, tout provocateur qu’il est, peut le laisser deviner. C’est l’idée-force dont ce volume procède, en regroupant toutes les communications qu’a suscitées le Groupe phi au long de deux années de séminaire et au terme d’un colloque international3 . Il s’agissait pour cet ensemble d’une quarantaine de chercheurs de relever le défi lancé par Hannah Arendt dans La crise de la culture : « en pratique aussi bien qu’en théorie, nous ne sommes plus en mesure de savoir ce que l’autorité est réellement4 . » Ce défi, il nous importait de le relever dans une perspective de théorie littéraire et non plus dans une perspective de philosophie politique, et d’« augmenter » ou de « promouvoir » ainsi l’examen de la notion (selon son étymologie que commente Benvéniste dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes5 ), conformément aux pratiques désormais bien établies du Groupe phi – c’est-à-dire dans la confrontation la plus ouverte de ses multiples appréhensions possibles : par principe et par stratégie, il s’est agi pour nous de faire de ce programme un vrai lieu de débat, de discussion et d’interrogation, en mettant côte à côte, voire front à front (mais pas dos à dos), des communications fondées sur des postulats théoriques, des procédures méthodologiques et des exemple littéraires les plus divers possibles – à l’instar des programmes précédents du Groupe et des volumes qu’ils ont suscités (Littératures sous contrat, L’engagement littéraire, Littérature et exemplarité6 ). Il ne convenait donc pas de parvenir à une compréhension univoque et homogène de la notion d’autorité en littérature (peine perdue au demeurant), mais de trouver en somme, au fil des échanges, cet air de famille qui permettrait d’en sérier les usages, d’en évaluer la pertinence, d’en marquer les limites, en s’attachant plus précisément aux modalités d’exercice, de partage et de contestation de cette autorité.

Pour ce faire, notre point de départ a été l’hypothèse commune d’une crise de l’autorité – crise des autorités et crise de l’auctorialité – dont les origines remontent au seizième siècle (c’est du moins le terminus a quo que nous nous sommes fixé) : son histoire coïncide avec l’évolution sociale et politique, la sécularisation et la démocratisation du statut de l’auteur ; et sa théorisation s’est réglée principalement sur les modalités d’une critique fondamentale de la capacité de l’auteur à servir de garant à l’herméneutique du texte. Mais l’hypothèse complémentaire qui a guidé nos travaux est celle de la validité paradoxale d’une notion dont la théorie de la littérature, malgré toute sa portée anti-idéaliste aux temps contemporains, ne se débarrasse pas facilement ; si l’autorité conçue comme « Ciment universel » – qui « referme tous les pores de la substance vivante »7 – s’est définitivement fissuré, le terme qu’elle recouvre a conservé ses capacités de suggestion et de provocation pour la théorisation des phénomènes littéraires : autorité autorisante ou autorité autoritaire du discours ; puissance de l’autorité en tant qu’elle s’oppose, dans le régime de contractualité littéraire, « à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments8  » ; portée et limites de l’autorité charismatique (Max Weber) et de sa valeur d’exposition ; fonction-auteur (selon la terminologie foucaldienne) qui se trouve déléguée, masquée, usurpée au fil de la dé-hiérarchisation des instances et du déplacement de l’augere poétique vers le siège de la lecture, du commentaire ou de la rééecriture.

La faillite pluri-séculaire de l’autorité comme tradition, et la critique moderne et contemporaine de l’auctorialité comme garantie du sens, promeuvent des formes singulières de fonction-autorité et d’effet-autorité en littérature, en suscitant les modalités originales de leur reconnaissance ou de leur contestation : c’est ainsi que je pourrais formuler (ou reformuler) l’idée centrale autour de laquelle ce volume s’organise, dans ses articulations et son détail, en quatre temps suivis d’un épilogue consacré à l’œuvre critique de Susan R. Suleiman.

Le premier mouvement (L’auteur sans autorité ?), revient sur la genèse de la crise de l’autorité d’auteur, et sur la promotion compensatoire de l’autorité narrative à laquelle elle conduit aux temps contemporains.

La section initiale (De l’invention de l’auteur à la crise de l’autorité) décline quatre figures complémentaires de l’autorité, aux XVIe, XVIIe et XIXe siècles : autorité augmentatrice (ou augurale) du livre macaronique et « démembré », aux temps de l’essor du livre imprimé, dans l’article d’Ariane Bayle consacré au cas singulier du satiriste elisabéthain Thomas Nashe (« Du livre « tout en un » au livre en morceaux. Polyvalence du livre et crise de l’auctorialité ») ; autorité autorisante de la lecture du roman comme immersion fictionnelle et perte de contrôle de la conscience subjective, établie à l’écart des dogmes normatifs sur le modèle cervantin, dans l’article de Guiomar Hautcœur (« Qu’est-ce qui autorise la lecture du roman aux XVIe et XVIIe siècles ? ») ; autorité autoritaire du discours conçu comme engendré par la vérité manifeste et ordonné pour son exposition, dans une anti-rhétorique qui révoque à la fois les auctoritates et l’autorité d’auteur, dans l’article consacré à Bossuet par Anne Régent-Susini (« Une autorité en quête d’auteur : l’(anti)rhétorique d’exposition chez Bossuet ») ; autorité institutionnelle définie par la pratique censoriale de la Congrégation de l’Index, dans le but de distinguer personne d’auteur et institutum auctoris – mais sans empêcher les procès en intentionnalité – dans l’article de Jean-Baptiste Amadieu (« L’auteur entre persona et institutum. Variations dans l’usage censorial de la notion d’auteur au xixe siècle »).

La deuxième section (L’autorité de l’auteur en question) illustre autrement la critique de la notion d’auteur. Partant, avec l’article de Christèle Couleau, de la « reprise d’autorité » dont cherche à faire preuve, par une mise en abyme de la réflexion sur l’autorité romanesque et son déplacement vers l’attention du lecteur, l’écriture des Goncourt dans Germinie Lacerteux (« Faire autorité : une ambition romanesque »), cette section propose deux exemplifications d’une façon de faire autorité en littérature contre l’autorité de l’auteur : la lecture que livre Christine Baron de la postérité critique de Michel Foucault insiste sur cette « parole sans autorité », capable de transgresser la rationalité cartésienne au risque de l’absence d’œuvre (« Autorité, auctorialité, commencement ») ; quant à Anouck Cape, elle examine la façon dont le refus du statut d’auteur auquel l’avant-garde littéraire, inspirée par l’analyse de Jacques Lacan, cantonne Marguerite Anzieu – alias Aimée –, autorise une valorisation paradoxale de son œuvre par un mécanisme social, politique et symbolique de substitution d’autorité (« Ce qu’Aimée veut dire, ou l’autorité en question »).

L’article de Frances Fortier et Andrée Mercier qui ouvre la troisième section (« L'autorité narrative en question dans le roman contemporain. Enjeux théoriques et esthétiques d’une notion ») peut à bien des égards être lu comme un article central dans l’architecture du volume : il a pour but de « redéfinir la notion d’autorité narrative en la dégageant de son ancrage auctorial, d'en faire le vecteur privilégié d'une lecture renouvelée des textes narratifs en la jumelant à la vraisemblance, de réaffirmer sa dimension construite et fictionnelle et, enfin, de rappeler que l'autorité narrative est susceptible non seulement d’être instaurée mais aussi d'être minée, contestée, reconfigurée ou mimée par le jeu des structures textuelles » ; et à ce titre, il permet, à partir de l’exemple de romans contemporains qui engagent eux-mêmes cette entreprise, de lier la notion d’autorité (et sa critique) aux codes de vraisemblance, aux modes d’adhésion et aux enjeux de crédibilité qui définissent les usages des structures textuelles – ce que la suite du volume reprend de diverses manières. L’article de Vincent Ferré, quant à lui consacré à « l’autorité de l’auteur invisible (Broch, Dos Passos) », dénonce en revers le trompe-l’œil d’une autorité « fictive » – au sens où elle serait prêtée à ces auteurs à des fins de légitimation d’un discours critique qui négligerait l’examen des « dispositifs » textuels ; et c’est également à la notion d’ « œuvres-dispositifs » que René Audet s’attache pour définir, à partir des exemples de N. Sarraute et d’Alain Delaunois,  les modalités de reconnaissance d’une « autorité de la fiction dans les œuvres polytextuellles », et faire ainsi  porter l’accent sur l’autorité interprétative, susceptible de détourner au profit de la fiction le pouvoir et la garantie du sens.

 

Le deuxième mouvement (Figures autorisées et conflits d’autorité) poursuit les orientations définies dans le mouvement initial, en s’attachant plus particulièrement aux modalités conflictuelles de la revendication d’autorité parmi les instances qui participent à l’échange littéraire.

La section initiale s’attache aux Contestations de l’autorité, en partant d’un article théorique d’Alexandre Gefen consacré aux « conflits d'autorité textuelle : éléments d’histoire et de typologie » : en s’appuyant principalement sur les théories de Wayne Booth, Dorrit Cohn et Brian Mc Hale, Alexandre Gefen montre que « l’histoire des poétiques du roman peut se dire comme l’histoire différenciée d’un rapport à l’autorité textuelle » – une histoire dont la phase la plus contemporaine reposerait, sans véritable solution de continuité depuis les années 1960, sur « une éthique définitoire consistant à parler contre sa propre autorité », sans stabilité épistémologique ni ontologique. L’article de Florian Pennanech (« L’autorité de l’œuvre. Rhétorique du commentaire et postulat d’immanence ») prolonge cette réfléxion sur la contestation de l’autorité liée à la crise de l’herméneutique, en privilégiant pour sa part le versant français de la Nouvelle Critique, et en examinant, sur un corpus critique consacré à Proust, la façon dont l’autorité de l’œuvre relève « d’un déplacement, d’une internalisation, de l’autorité », d’un coup de force conceptuel en somme qui, sous l’apparente prudence d’un certain « ethos de l’herméneute », dissimule peut-être le geste romantique qui consiste à doter l’œuvre littéraire des propriétés ontologiques du sujet. Poursuivant d’une tout autre manière cette interrogation sur la contestation de l’autorité traditionnelle de l’auteur, Isabelle Poulin s’intéresse quant à elle à quelques « moments d’autorités intenables », chez Annie Ernaux, Fante, Coetzee, Naipaul et Kertész, qui placent le lecteur face au manque de l’autorité, et ainsi permettent l’usage d’une « imagination sympathique » (Coetzee) dont la littérature est seule capable (« Hontes de l’écriture : autorités déplacées »).

Les deux autres sections opèrent une série de Déplacements puis de Partages de l’autorité au sein d’un corpus vingtiémiste. Sophie Rabau et Sebastian Veg, tout d’abord, observent le déplacement intertextuel de l’autorité, par le biais de la comparaison d’auteurs : si dans le premier cas la convocation d’Homère en tant que figure d’autorité constitue, dans l’œuvre de Dionysios Solomos, « un trompe l’œil qui masque le double désir d’éternité et de présence » de tout poète (« Du vent dans les cheveux d’Homère : l’autorité d’Homère dans “L’ombre d’Homère” de D. Solomos, et au-delà »), dans le second le glissement du conte à la nouvelle, selon le modèle benjaminien, permet d’illustrer chez Kafka et Lu Xun la mise en suspens de l’autorité normative dans la narration moderniste (« L’autorité, du conte à la nouvelle : Kafka et Lu Xun »). Oana Panaïté illustre quant à elle, sur l’exemple de Jean Rouaud et Boubacar Boris Diop, la façon dont les romanciers des années 1980 opèrent un déplacement de « l’atavisme fictif », constitutif d’une scène généalogique de l’écriture, en autorité littéraire proprement dite, où la dimension mémorielle parvient à s’affranchir des pesanteurs de l’héritage.

La question du partage de l’autorité s’exerce ainsi à la fois sur un plan esthétique et un plan symbolique ; la dernière section conjoint trois articles qui s’emploient à définir les enjeux de ce partage : conflit entre autorité discursive et autorité légale dans le cas des nouveaux « univers partagés » de la fiction d’anticipation contemporaine, dans l’article d’Anne Besson (« Univers partagés ? Autorités et nouveaux usages de la fiction ») ; tension entre signature et mystification comme exercice-limite, par délégation, de la fonction-auteur dans l’article de David Martens consacré au cas Romain Gary – Emile Ajar (« L’exercice pseudonymique de l’autorité littéraire. Un partage des voix contesté ») ; renversement de la perte d’autorité de l’auteur en autorité au second degré, par le biais du personnage ghostwriter propre aux « fictions d’autorité dans la littérature contemporaine : dédoublement, circulation, transfert », dans l’article de Charline Pluvinet (« Fictions d’autorité dans la littérature contemporaine : dédoublement, circulation, transfert »).

Le troisième mouvement (Politiques de l’autorité) précise quant à lui les modalités et les enjeux politiques de la reconnaissance ou de la contestation d’une autorité d’auteur, en insistant sur la façon dont la fonction-auteur n’est pas séparable d’un régime d’imputation complexe et évolutif.

Deux sections organisent ce mouvement. La première privilégie les questions de légitimité et consécration de l’auteur. L’exemple initial de Zola permet à Gisèle Sapiro de montrer, dans une optique weberienne, comment se redéfinissent les fondements de l’autorité de l’auteur et de sa responsabilité en régime démocratique : à la définition pénale et à l’éthique de responsabilité, « l’intellectuel moderne » oppose « une éthique de conviction de l’écrivain » qui lui assure le capital symbolique d’une autorité charismatique (« Autorité et responsabilité de l’écrivain : les conditions d’émergence de la figure de l’intellectuel prophétique sous la Troisième République »).Les trois articles suivants mettent à l’épreuve des temps plus contemporains ce modèle idéal-typique, à partir d’exemples singuliers et significatifs : Anna Saignes analyse la portée politique et esthétique, dans la Pologne de 1979, d’une fiction de l’échec de l’auteur prophétique, qui prépare la requalification d’une autorité d’auteur délivrée des canons romantiques et de l’onction paradoxale de la clandestinité («  La petite apocalypse de Tadeusz Konwicki ou “réinventer l’autorité” ») ;  Sylvie Ducas observe la façon dont l’écrivain français peut affronter l’institution des prix littéraires, en contestant son pouvoir de consécration et en lui opposant la réappropriation autonome des « vertus cardinales de l’auctoritas – pouvoir, mérite, reconnaissance et crédit » (« “L’auteur ? Soyons modeste : le cygne à terre.” Autorité auctoriale et prix littéraires ») ; et Eve de Dampierre revient sur le réquisitoire lancé par Robert Irwin contre Edward Saïd, pour expliciter d’une autre façon le conflit symbolique et le procès en autorité au centre desquels « l’intellectuel prophétique » peut se trouver (« De l’autorité de l’Orient à l’autorité du livre : retour vers L’Orientalisme »).

La seconde section repart de l’exemple de Zola, en considérant d’une autre façon pouvoir et crédit de l’autorité d’auteur : Emilie Piton-Foucault reprend à nouveaux frais la série d’exclusions (entre parole raisonnable et parole déraisonnable, parole autorisée et parole interdite, parole vraie et parole fausse) qui fondait pour Michel Foucault l’ordre des discours, afin de montrer la difficulté qu’il y a à penser l’autorité au sein du projet naturaliste, et de dénoncer la façon dont l’œuvre de Zola instaurerait avec son lecteur une relation de tyrannie (« Zola, “tyran superbe” de ses lecteurs ? Les dérives sectaires de la description réaliste »). A l’inverse, l’exemple de Ralph Ellison permet à Fabienne Rihard-Diamond de plaider pour une figure d’écrivain capable de renverser le fléau de la « double vue » et des masques de l’autorité propres à la tradition noire américaine en « l’atout d’une invisibilité active et inventive », associant librement auteur et lecteur dans l’exercice d’une ironie vive et efficace (« L’écrivain noir américain entre « double vue » et « invisibilité » : Ralph Ellison ou le jeu romanesque avec les masques de l’autorité »). C’est à la possibilité de ce même exercice que les deux derniers articles en appellent. Isabelle Touton étudie, dans le cas des romans historiques espagnols contemporains portant sur le Siècle d’or, « le lien établi entre autoría ou auctorialité (entendue comme nom de l’auteur), autorité énonciative et autorité politique », en insistant sur les risques de manipulation que fait courir sur ce point les pouvoirs et les faux-semblants du champ littéraire (« Sur le partage de l’autorité : le cas spécifique de la fiction historique espagnole »). Quant à Danielle Perrot-Corpet (« La vérité de l'infidèle : sur quelques avatars de Cid Hamet dans le roman postcolonial »), elle prolonge l’entreprise du volume précédent du Groupe phi concernant l’exemplarité cervantine, et illustre la tension qui s’établit dans ce mouvement-ci entre le pouvoir que peut exercer l’autorité énonciative et la reconnaissance d’un crédit auctorial capable de se démarquer, par la sollicitation de la liberté interprétative, de ce seul pouvoir : en plaidant pour le « caractère inassignable » du discours romanesque tel qu’il s’établit dans deux romans de Salman Rushdie et Ahmadou Kourouma, elle montre combien la figure paradoxale de Cid Hamet Benengeli permet de comprendre, en des temps et des lieux où menace l’autoritarisme politique, le retour et le recours à ce que Foucault désignait originellement, dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? » comme « un geste chargé de risques 9 ».

 

Le dernier mouvement (Gestes d’autorité : histoire, esthétique) procède de ce retour à l’autorité comme responsabilité d’un texte et reconnaissance d’un geste, en mettant l’accent sur deux domaines d’exercice de cette autorité pour la littérature : l’histoire, ici considérée à travers la question de l’usage des archives ; et l’esthétique, appréhendée par le biais de plusieurs cas-limites d’inter-artisticité.

L’article de Catherine Coquio qui ouvre la première section reprend à sa source la question centrale du volume : celle d’une « crise d’autorité – du pouvoir, du savoir, du réel » à laquelle les écrivains répondent en composant et jouant avec l’archive manquante des catastrophes – « surjouant » le rôle du témoin afin de ne pas jouer le « rôle de l’auteur » sur le théâtre impossible de la littérature ou de la justice (« La reconstruction de l’auteur, témoin et poète sans archive (Mandelstam, Chalamov) »). L’article de Carole Kziasenicer-Matheron prolonge cette réflexion sur l’autorité de l’archive et sa hantise dans l’histoire et l’écriture de l’anéantissement ; s’attachant à la rivalité entre geste poétique de la fiction et pratique historiographique en yiddish, elle montre la façon dont l’archive devient « le noyau fictionnel minimal, le plus petit élément de signification permettant d’embrayer le récit, tissu de significations « cousu »  par un signifiant qui unit le sujet à son histoire, l’auteur à ses personnages, le lecteur au bruissement de la langue singulière de la fiction » (« l’archive manquante : historiographie juive et fictions de la catastrophe en yiddish »). De façon complémentaire, l’article de Cécile Vaissié, intitulé « Souvenirs individuels et archives officielles : dire la Seconde Guerre mondiale, en URSS, après Staline », et consacré à Konstantin Simonov, illustre la façon dont l’ouverture des archives soviétiques éclaire a posteriori l’autorité singulière d’une littérature capable seule de contrarier la politique de silenciation forcée en faisant du souvenir individuel le moyen d’une écriture de l’histoire.

La seconde section examine, pour finir, les effets d’autorité d’un certain nombre de discours visant à conférer à la littérature « l’autorité de la chose » (Autorität der Sache, évoquée par Benjamin) que l’art menace d’avoir perdue. C’est l’objet principal d’une première série de trois articles : celui de Dominique Vaugeois consacré à la rhétorique de l’écrivain critique d’art, aux XIXe et XXe siècle, et à la façon dont ses « jeux d’autorité » font de l’asymétrie (entre écrivain, peintre et lecteur) le moyen d’une réévaluation éthique complémentaire du jugement de goût (« Quelle autorité pour la critique d’art d’écrivain au vingtième siècle ? » ; celui de Timothée Picard, qui observe un phénomène comparable dans le discours d’écrivains sur la musique, mais en mettant l’accent sur trois exemples de positions anti-modernes propres à accentuer la crise d’autorité du domaine musical (« La fin de la modernité comme régime d’autorité : les pamphlets de Baricco, Duteurtre, et Beaussant ») ; et celui de Frédéric Sounac, qui dans ses « Quelques réflexions sur Thomas Bernhard : la musique comme idéal et envers de l'autorité », fait de l’œuvre romanesque de l’écrivain une entreprise de destitution d’autorité menée, sciemment mais non sans ambiguïté, contre « l’identité archi-musicale de l’Autriche ». Le modèle littéraire éprouve néanmoins, ici, les limites de ses capacités à récupérer l’autorité idéale d’un discours dont l’exemplarité ne suffit plus à configurer le champ artistique tout entier : c’est ce que Jean Cléder met en évidence du côté du cinéma (« De la littérature au cinéma : la notion d’auteur « sous la guillotine du sens »), où « l’autorité de l’auteur de film est enfin garantie lorsqu’un cinéaste désacralise brutalement un patrimoine culturel, et transgresse ouvertement les règles de l’art (savoir-faire techniques, écriture d’origine littéraire) pour imposer dans l’exécution du geste cinématographique l’arbitraire d’une décision personnelle ». Peut-être faut-il alors renverser cette logique, par exemple en faisant, comme Henri Garric, du cinéma muet d’inspiration burlesque le modèle possible d’une autorité silencieuse valable aussi pour la littérature (« Autorité silencieuse du geste et son retournement burlesque ») ; ou bien encore en trouvant, comme Denis Briand, dans la figure d’Edouard Levé, à la fois photographe et écrivain, l’exemple d’une auctorialité effacée et ironique, autorité d’un auteur qui s’absente.

 

Le volume se conclut par une postface qui conjoint une note de lecture de Jean-Louis Jeannelle sur l’ensemble de l’œuvre de Susan R. Suleiman (y compris son dernier essai, Crises of Memory and the Second World War, malheureusement encore inédit en France), et un entretien qu’il a mené avec la critique et professeur de l’Université de Harvard, invitée naguère par le Groupe phi dans le cadre d’une journée d’étude à l’ENS. Fidèle à sa manière, Susan Suleiman synthétise parfaitement l’ambivalence même de la notion d’autorité, dont l’ensemble des articles de ce volume sont le reflet : « dans sa conception négative, l’autorité implique un pouvoir ou une force à laquelle on veut et on doit résister – c’est ce que j’appellerais : l’autorité comme cible, c’est-à-dire comme objet de résistance ou de contestation. Dans sa conception positive, l’autorité implique un pouvoir ou une force qui inspire le respect, voire l’admiration – c’est l’autorité comme valeur. » C’est une idée qu’elle avait déjà illustrée à propos du roman à thèse, en évoquant la notion d’autorité fictive, et en précisant très justement que « le roman le plus autoritaire, s’il est interrogé d’une certaine façon, finit par contester sa propre autorité10  ». Je ne sais si l’on accordera au présent volume une qualité du même ordre ; mais que l’on puisse contester son autorité après l’avoir lu, c’est tout ce que je lui souhaite.


Hérodote, dans le deuxième livre de L’Enquête (§ 71), livre une description de l’hippopotame d’Egypte, dont les éléments les plus disparates ne tiennent ensemble que par l’autorité de l’auteur. Puisque dans le cas de notre volume-monstre l’on ne peut pas compter sur une telle autorité, espérons simplement que la curiosité des lecteurs, en répondant à nos efforts d’écriture, suffira à lui donner force d’existence.

 

 

 

 

 

1 Enrique Vila-Matas, « Une lumière dans le compartiment », dans Mastroianni-sur-Mer, trad. P-O. Sanchez, Albi, Passage du Nord-Ouest, 2005, p. 158

2 C’est ainsi que Blanchot, dont Vila-Matas transfigure l’idée et le style, désignait Kafka : « Comment, littérateur sans mandat, peut-il entrer dans le monde clos – sacré – de l’écrit, comment, auteur sans autorité, prétendrait-il ajouter une parole, strictement individuelle, à l’Autre Parole, l’ancienne, l’effroyablement ancienne, celle qui couve, comprend, englobe toutes choses, tout en demeurant dérobée au fond du tabernacle où il se peut qu’elle ait disparu, parole pourtant infinie, qui a toujours tout dit à l’avance et sur laquelle, depuis qu’elle a été prononcée, il ne reste aux Messieurs de la parole, dépositaires muets, qu’à la garder en la répétant et aux autres à l’écouter en l’interprétant ? » (De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, Collection des Idées, 1981, p. 193)

3 « L’autorité littéraire. Exercice, partage, contestation », Colloque international des 16-17-18 octobre 2008. Comité scientifique composé de : René Audet, Emmanuel Bouju, Eric Dayre, Anne F. Garréta, Alexandre Gefen, Guiomar Hautcœur, Françoise Lavocat, Marielle Macé, Thomas Pavel, Tiphaine Samoyault, Jean-Marie Schaeffer, Judith Schlanger et Bernard Vouilloux.

4 Hannah Arendt, La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique [Between Past and Future, 1954-1968], traduit de l’anglais sous la direction de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, Folio, 1987 ; III. Qu’est-ce que l’autorité ? p. 122

5 Emile Benvéniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, tome 2. Pouvoir, droit, religion, Paris, Editions de Minuit, 1969, p. 148-151.

6 Volumes collectifs publiés aux PUR, collection Interférences / Cahiers du Groupe phi, respectivement en 2002, 2005 et 2007, sous ma direction et celle, pour le dernier volume paru, d’Alexandre Gefen, Guiomar Hautcœur et Marielle Macé.

7 Citation tirée de The Dunciad in four books (1743) de Pope, et traduite par Andréas Pfersmann dans son excellent article paru dans le numéro 64(2008) de Littératures Classiques (p. 75-122) et intitulé « Le siège de Commentariopolis, ou heurs et malheurs de l’autorité ».

8 Hannah Arendt, La crise de la culture, op. cit. p. 123.

9 Michel Foucault, Dits et écrits, 1954-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 799.

10 Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, PUF, Ecritures, 1983, p. 285.

 

Article publié le 5 avril 2011

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