Préface aux Carnets de Marina Tsvetaeva*

 

par Caroline Bérenger

Pourquoi une publication intégrale des carnets de Marina Tsvetaeva ? Ces écrits n’étaient sans doute pas destinés au lecteur, bien que l’auteur ait fait en sorte de les conserver. Mais pour qui ne craint pas leur « terrible intimité », leur caractère désordonné ou inachevé, ils offrent un matériau inédit, une mine de fragments originaux, de brouillons, d’ébauches ou de variantes, qui nous plongent au cœur de l’activité créatrice de Tsvetaeva. Les Carnets portent un nouvel éclairage sur son œuvre poétique qui nous est parvenue de façon fragmentaire et lacunaire, comme une mosaïque désagrégée. En reconstituant la trame d’un itinéraire de création, ils nous conduisent aux sources de l’écriture lyrique de Tsvetaeva.

Les publications ont été rares du vivant du poète, face à l’ampleur de ses archives littéraires. Vie parallèle d’une œuvre qui ne s’est pas incarnée pleinement dans son temps, les manuscrits poétiques ont préservé les étapes de son élaboration et préparé sa survivance posthume. « Corps de l’écrivain », ils ont « survécu » à leur auteur, échappant à une disparition probable. Tsvetaeva se pend en 1941 dans le village tatar d’Elabouga, peu après l’invasion allemande. La même année, son mari Serge Efron est fusillé. Gueorgui, témoin du suicide de sa mère, disparaît sur le front en 1944. Seule sa fille Ariadna survivra à deux relégations en Sibérie. Réhabilitée en 1955, elle consacre les dernières années de sa vie à rassembler l’héritage manuscrit de Tsvetaeva. A sa mort en 1975, l’ensemble est déposé aux Archives d’Etat de littérature et d’art de Moscou et reste, selon sa volonté, incommunicable jusqu’en 2000. Grâce à la publication par Elena Korkina de ce matériau inédit, – cahiers de création, correspondances, journaux et carnets de notes –, l’œuvre de Tsvetaeva accède à une seconde vie. Sa réception s’en trouve profondément renouvelée.

Les manuscrits restituent le déroulement d’une activité d’écriture codifiée, obéissant à un protocole rigoureux. Ils révèlent aussi la préparation minutieuse d’une œuvre à venir, qui vient se substituer à l’absence de publication. Ils protègent le poète d’un anéantissement créatif. Paradoxalement, ils sont aussi le dernier lieu où l’œuvre atteint son achèvement.

Tsvetaeva attribuait un usage distinct à ses cahiers d’écriture. Ainsi, les cahiers de mises au net correspondent à la phase la plus travaillée de l’œuvre. Ils consignent la dernière version autographe de ses poèmes, qui peut être considérée comme définitive, du moins la plus achevée. Ils pallient dans une certaine mesure l’absence de publication.

Les trente neuf cahiers de brouillon constituent la partie la plus massive de ces archives. Ils exposent le processus d’invention, suivent le surgissement des idées, les premiers plans et les ébauches, puis le travail de composition, jusqu’à la mise au net finale. Parmi eux, quatre cahiers dits « récapitulatifs », rassemblent des variantes de poèmes, des fragments inédits, des extraits de journaux et des brouillons de lettres. Ils sont rédigés en 1932, au moment où se profile la perspective d’un retour en URSS, puis en 1938, lorsque le départ semble inéluctable. En effet, Serge Efron, ancien officier de l’Armée blanche, engagé au service du NKVD dans les années 30, est contraint de quitter précipitamment la France en 1937, suite à son implication dans l’assassinat d’un agent soviétique. Soucieuse d’assurer la sauvegarde de ses archives, Tsvetaeva se lance dans un travail de classement et de sélection qui la conduit à recopier, parfois à réécrire, des cahiers entiers qu’elle ne peut conserver. Les quatre cahiers récapitulatifs condensent et organisent rétrospectivement le déroulement de sa production littéraire.

Enfin, les quinze carnets qui sont l’objet de ce volume peuvent être considérés comme les documents les plus spontanés et les plus subjectifs dans l’héritage manuscrit de Tsvetaeva. Ce sont des journaux intimes, vestiges de sa vie secrète, indissociables de son activité créatrice. Rédigés entre 1913 et 1941, ces carnets comportent des lacunes temporelles importantes. Trois d’entre eux ne subsistent que sous forme de fragments. Les huit premiers (1913-1921) sont écrits sans interruption, et constituent la plus grande partie du matériau. Dans les années suivantes, ne subsistent que des témoignages parcellaires : l’arrivée à Berlin en 1922, l’année 1923 en Tchécoslovaquie. Il faut attendre dix ans pour retrouver une certaine continuité : le fragment de carnet 13 et le carnet 14 sont relatifs aux années 1932-1933 en France. Le dernier carnet, datant de 1939, évoque son retour en URSS. De fait, la plupart des carnets sont écrits en Russie. A partir de 1922, date de l’exil, il n’en reste que quelques traces éparses.

Il s’agit de cahiers de table ou de carnets de poches (agendas, bloc-notes), générant deux formes d’écriture. Les premiers favorisent la pratique du journal, ils sont rédigés à la première personne avec de nombreuses entrées temporelles. Les seconds comprennent des remarques brèves et fragmentaires, des notes prises à la hâte dans les circonstances les plus diverses. Ces carnets sont un lieu de tension décisif entre le matériau de vie et l’élaboration poétique.

Les quatre premiers carnets (1913-1918) ont pour sujet central l’évolution d’Ariadna, la première fille de Tsvetaeva, née en 1912. Celle-ci, indifférente aux troubles révolutionnaires, est repliée dans son monde intérieur, comme immunisée par son statut de jeune mère. Les liens puissants qui unissent ces deux êtres provoquent un sentiment de malaise. Le lecteur peut être indisposé par des remarques parfois sans intérêt, imprégnées de pathos maternel. Modeler l’enfant prodige qui sommeille en Ariadna, tel est le souci de Tsvetaeva. « Je crois en toi comme en mon meilleur vers… souviens-toi, en lisant ces lignes, que le premier poète à s’être mis à genoux devant toi, ce fut ta mère ». Lorsque sa fille lui paraît ordinaire, à l’égal d’un vers médiocre, elle exprime sa déception. « Quand Alia est avec des enfants, elle est bête, nulle, sans âme et je souffre de ma répugnance à la sentir étrangère, mais je suis incapable de l’aimer.». C’est l’évolution de sa fille en tant que phénomène poétique qui paraît digne d’attention aux yeux de Tsvetaeva. Le développement de la conscience enfantine est passé au crible de la description verbale.

Les carnets de la période 1918-1921 constituent un témoignage sur la vie quotidienne à Moscou pendant la Révolution. Le froid, la faim et la guerre civile mobilisent toutes les ressources vitales de Tsvetaeva. Sa vie intérieure cède sous le poids du réel. L’année terrible de 1919 devient le principal leitmotiv de ces pages. « L’année 19 serait belle, – si elle n’était pas suivie de l’année 20 ! ». « Il faudra bien qu’un jour j’écrive l’Histoire quotidienne de la Moscou de 1919. — Je ne connais d’autre Révolution que celle-là ! ». L’année 1920 marque la perte de tout espoir. Tsvetaeva se résout à placer ses filles dans un foyer pour enfants. Elle recopie les lettres désespérées d’Alia dans ses carnets : « Maman, si vous ne venez pas me voir, j’irai me pendre ! » « Je suis prête à vous servir toute ma vie, à vous servir tant que j’aurai des forces, tant que je serai en vie. La vie, la vie, malgré tout. » Tandis qu’Ariadna survit à un accès de malaria, Irina, la fille cadette de Tsvetaeva, née en 1917, meurt de malnutrition et d’épuisement. « Irina ! Si le ciel existe, tu es au ciel, comprends-moi et pardonne-moi, moi qui ai été pour toi une mauvaise mère incapable de surmonter mon aversion envers ta sombre et incompréhensible nature ». Le deuil impossible entraîne un afflux incessant de pensées morbides. Tsvetaeva évoque des rencontres passagères avec des hommes, toujours intenses et destructrices. La souffrance amoureuse nourrit un désir de mort persistant. Le renoncement à l’écriture annonce un état présuicidaire : « Si j’ai pu arrêter d’écrire des vers, je pourrai un beau jour arrêter d’aimer. Alors je mourrai ». Ces événements tragiques sont relatés dans les carnets comme signes avant-coureurs de la disparition de l’identité poétique.

Les derniers carnets recouvrent des périodes éloignées. Ils sont traversés par le sentiment de non-appartenance au monde environnant. Un fragment de 1922 atteste de la prise de conscience de l’exil, au moment de l’arrivée à Berlin. Les deux carnets de 1923, encombrées d’annotations relatives au déménagement et à l’organisation du quotidien, font état d’une installation provisoire en Tchécoslovaquie. Dans les carnets de 1932-1933, écrits en France où Tsvetaeva s’est établie avec sa famille depuis 1925, c’est le sentiment d’être étrangère qui domine, le non-amour de la France, son isolement moral et spirituel. Enfin, le dernier fragment qui nous est parvenu évoque la traversée en bateau du Havre à Saint-Pétersbourg. Tsvetaeva note quelques impressions furtives. Une voix désincarnée, à peine audible, nous parvient, qui semble avoir déjà quitté ce monde.

La dimension autobiographique est omniprésente dans les carnets. Tsvetaeva s’inspire du journal de Marie Bashkirtseff, qui eut un retentissement important en Europe au début du siècle dernier, prélude à la vogue symboliste des journaux et des mémoires. Cette jeune femme de la noblesse russe, à l’éducation cosmopolite et aux talents artistiques prometteurs, fut emportée par la tuberculose à l’âge de 25 ans. Les contemporains ont été frappés par cette entreprise insolite qui consistait à exposer de façon quasi exhaustive, comme en temps réel, les moindres faits et gestes de sa vie, tout en insistant sur le sentiment de rejet que ce journal pouvait provoquer, dans cette mise à nu obsessionnelle de soi. Le philosophe Vassili Rosanov résuma cette contradiction en affirmant que l’éclat spirituel de Bashkirtseff se conjuguait avec un demi-talent pour toutes choses. Ainsi, Tsvetaeva s’inscrit de plein gré dans un courant de références littéraires convenues. Ses premiers carnets paraissent assez stéréotypés et conventionnels à cet égard. L’amour de soi s’exprime avec force. « Je ne connais pas de femme plus douée que moi en matière de poésie. » Il doit être pleinement assumé pour pouvoir porter des qualités hors du commun, héroïsme ou inspiration créatrice. « L’amour pour soi porté jusqu’au pathos – c’est cela, Bashkirtseff. Il y avait quelque chose de spartiate dans cet amour. ». Les carnets révèlent aussi l’égocentrisme et le narcissisme de Tsvetaeva, dans ce qu’ils ont de plus outranciers. L’hypertrophie du moi irrite le lecteur lorsqu’elle se conjugue au caractère insignifiant des faits et gestes relatés, dans le contexte historique de la Révolution.

Ces caractéristiques auraient rapidement circonscrit l’activité d’un poète médiocre. Prenant appui sur un modèle secondaire, Tsvetaeva franchit sans tarder les frontières du journal de jeune fille. Paradoxalement, l’expansion de l’ego s’accompagne d’une forme de sobriété et de retenue. Tsvetaeva s’efforce de parler de ses difficultés avec détachement, animée par une volonté constante de dépasser le tragique. « En moi, le tragique est racheté à la dernière seconde par l’insouciance. » Le ton insouciant qui prévaut dans ces carnets dresse un rempart contre le désespoir. La volonté de s’analyser et de se comprendre en tant qu’objet est plus forte que la douleur éprouvée par le sujet face aux événements tragiques qui l’atteignent. Tsvetaeva considère le moi comme un objet de curiosité inépuisable et complexe. « Je m’observe parfois objectivement, comme un phénomène ». Témoin de son propre délabrement psychique, elle mesure la désintégration progressive et l’effondrement de sa subjectivité. Elena Korkina compare cette attitude à une démarche scientifique : « Ce sont les notes journalières d’une expérimentation menée en laboratoire, mise en place consciemment et conduite de façon conséquente pendant toute une vie, qui fixent ses avancées et ses résultats intermédiaires ». Le poète Joseph Brodsky évoque à ce propos une capacité à se regarder soi-même de côté, ce qu’il nomme une « optique de l’âme », ou une optique spirituelle. Le sujet poétique s’affermit sur les ruines de l’intériorité.

Les premiers carnets gardent la marque d’une époque, ce qui fait dire à Mikhaïl Gasparov que Tsvetaeva courait le risque devenir un poète mondain. Mais ce qui passait pour réflexe d’épigone assure la mise en œuvre d’une poétique novatrice. Car en réalité, c’est dans sa poésie que l’influence de cette écriture du je joue un rôle effectif, et cela dès 1910. Dans le recueil l’Album du soir, dédié à Bashkirtseff, les poèmes sont le reflet de la vie intime et quotidienne du sujet, de cette « terrible intimité » qu’évoquait le poète Valéri Brioussov. En effet, Tsvetaeva applique intégralement les principes du journal dans sa poésie, ce qu’elle expose dans la préface à son troisième recueil Extrait de deux livres, préface datée de 1913 qui a valeur de manifeste : « Tout cela fut. Mes vers sont un journal, ma poésie est une poésie de noms propres. Nous passerons tous. Dans cinquante ans, nous serons tous en terre. Il y aura d’autres visages sous le ciel éternel. Et je voudrais crier à tous ceux qui sont encore vivants : Ecrivez, écrivez davantage ! Fixez chaque instant, chaque geste, chaque soupir !… Ne méprisez pas l’extérieur !… tout ceci sera le corps de votre pauvre, pauvre âme livrée au vaste monde ». Tsvetaeva insère à dessein dans sa poésie les éléments les plus anodins de son monde intérieur. Pour décrire ce phénomène, Gasparov évoque un processus de poétisation du quotidien. « Nombreux étaient ceux qui se trouvaient sous l’influence de Bashkirtseff, mais seule Tsvetaeva transforma le journal en poésie : pour réaliser un croisement des genres de façon aussi conséquente, il fallait une liberté créative et une audace humaine. De l’audace parce qu’habituellement dans un journal poétique, on ne trouvait pas tout, mais seulement des sentiments et des impressions de vie choisis, poétiques, hissés au-dessus du quotidien. Tsvetaeva a intégré le quotidien même dans la poésie : la chambre d’enfant, les leçons, le confort bourgeois, la lecture d’un auteur aussi peu respecté que Rostand — tout cela d’après les critères de 1910 n’était pas objet de poésie, et c’était un défi que d’en parler en vers ».

Mais la confrontation entre le temps subjectif et les événements de plus en plus disruptifs du réel ne cesse de s’aiguiser. La présence écrasante du quotidien menace de détruire le déroulement de la vie intérieure. L’activité de création est sans cesse interrompue par les préoccupations matérielles. Les pensées de Tsvetaeva se mêlent à des listes d’objets ou des colonnes de comptes. « Ma vie est comme ce carnet : rêves, fragments de vers sont engloutis au milieu de comptes de dettes, de pétrole pour le réchaud, de lard. Je suis en train de périr véritablement, mon âme est en train de périr. ». « Mon âme est absente de ma vie. Ma vie passe à côté de mon âme. Ma vie n’a que faire de mon âme ». Le poème se nourrit de l’adversité de la matière, et devient tangible dans le temps et l’espace hostiles du quotidien. Les carnets sont une illustration de la poétique du « vivre-écrire », les deux termes de l’équation se trouvant dans une relation indissociable et pourtant inconciliable, selon la formule « ce n’est pas du tout : vivre et écrire, mais vivre — écrire et : écrire — vivre ». Ils sont un entraînement permanent à l’écriture lyrique.

L’un des premiers carnets est un exemple frappant de l’évolution du journal en poésie. Ecrit de la main de Tsvetaeva, il est consacré aux poèmes, aux lettres et aux réflexions d’Alia, alors âgée de cinq ans. La relation fusionnelle entre la mère et la fille nourrit le thème d’une gémellité poétique, qui traverse le recueil Vers à ma fille et certains poèmes de Verstes. C’est ainsi que naît le mythe d’une création commune. Alia est associée aux activités d’écriture de sa mère. Elle devient sa principale inspiratrice. « Alia, c’est mon génie caché (mis à nu). — Comme mes rêves. — Moi-même je n’aurais jamais pu me mettre à nu ainsi dans la vie ». Ariadna invente des étymologies, suggère les images et les thèmes poétiques présents dans les poèmes de Tsvetaeva. Celle-ci remonte aux racines de son imaginaire poétique, renouant avec ses propres souvenirs d’enfance. Ce carnet révèle aussi la mise en fiction de la vie quotidienne sous la Révolution. Le thème de l’errance, du vagabondage et de la vie tsigane est inspiré par le dénuement qui s’abat sur elles dans la réalité. La mère et la fille deviennent les héroïnes d’une épopée contemporaine. Les carnets permettent de mesurer le rapport exact entre la réalité et l’invention et de suivre le processus de stylisation poétique.

A la recherche de nouvelles issues au genre poétique, Tsvetaeva explore s’autres formes d’expression. Elle se tourne vers le théâtre, affirmant pourtant son « absence totale de talent dramaturgique ». L’écriture théâtrale est une tentative d’adaptation du vers à une forme en action. Les pièces composées en 1918-1919, réunies sous le titre Romantika, sont en fait des poèmes lyriques, mis en dialogue et en mouvement. Tsvetaeva s’inspire des acteurs du troisième studio de Vakhtangov, le poète Antokolski ou l’actrice Sonia Holliday, pour créer ses personnages. Elle se plonge aussi dans les mémoires de témoins historiques qui ont traversé la Révolution française : le Duc de Lausun, le Prince de Ligne, et surtout Casanova. Elle transforme ses lectures en une véritable conversation, s’approprie les pensées de ces auteurs, s’adressent à eux comme s’ils étaient vivants. « Et – innocemment : « Messieurs, je n’aime plus Lauzun car j’aime le prince de Ligne. » Elle en fait ses interlocuteurs directs. « Ce n’est pas vous, prince, qui auriez pu m’entendre répéter dix fois par soirée : « Que je voudrais une robe rose ! » — sans m’en donner une — même en 1919 — à Moscou ! ». D’un côté, les êtres réels sont peu à peu désincarnés pour pouvoir s’insérer dans le paysage évanescent de ses pièces, à l’inverse les personnages historiques empruntent la consistance charnelle des premiers. A partir d’un brouillage entre le réel et la fiction, le jeu théâtral apparaît chez Tsvetaeva comme une transfiguration du quotidien. Mikhaïl Gasparov évoque une échappée du réel en réaction à la pression qu’il impose. A une époque terrible, Tsvetaeva renverse l’horreur de la réalité en émerveillement et en légèreté, par le spectacle et l’artifice. Le jeu est un réflexe de survie, un festin au temps de la peste. « Je joue à l’année 1919. » « J’adore l’année 19, car j’y joue un rôle. » Le théâtre apparaît comme la mise en avant d’« une poésie lyrique du jeu », le jeu consistant à articuler des situations et des visions incompatibles. Selon Gasparov, « tandis que « pour le jeu théâtral, l’essentiel est l’action, pour le jeu poétique l’essentiel est l’état. Les pièces de Tsvetaeva sont statiques, c’est une suite de moments… une série de scènes immobiles, de situations extérieures et intérieures ». Le théâtre de Tsvetaeva met en scène la lutte incessante entre la voix lyrique et le monde matériel. Il élargit les contours du poème, tout en lui assurant un cadre tangible.

Mais la dimension subjective propre à la poésie lyrique a atteint les limites de son élargissement. Il existe une aspiration de plus en plus forte à sortir de l’intimité, à ouvrir le champ de l’écriture. Tandis que la vague lyrique revient sans cesse se briser contre le présent du journal, tandis que le principe du « vivre-écrire » mène l’écriture poétique jusqu’à son point de rupture, les carnets développent la perception d’une temporalité plus vaste. Ils délivrent au fil des ans une profondeur temporelle, annonçant une évolution vitale vers la prose. La plénitude d’un instant fait surgir de façon impromptue les souvenirs de l’ancien monde. Immergée dans les événements dramatiques de la Révolution russe, Tsvetaeva transpose sa propre expérience dans le temps de la Révolution française. L’actualité est envisagée de façon rétrospective. Elle porte le poids d’un passé qui n’est pas encore advenu. « Le secret, c’est de raconter les événements d’aujourd’hui comme s’ils avaient eu lieu il y a cent ans, et ce qui s’est passé il y a cent ans – comme un fait d’aujourd’hui. » L’immédiateté de la sensation est englobée dans la contemplation du monde. La mise en perspective des différentes époques prépare le développement de la prose. Ce phénomène est le résultat d’une évolution structurelle et temporelle du langage poétique de Tsvetaeva.

Les formules et les phrases brèves sont l’écriture la plus représentative des carnets. Elles sont aussi un point d’intersection, un réservoir de formes hybrides entre poésie et prose. Ce style aphoristique est constitutif des écrits consacrés à des réflexions morales et spirituelles : De l’Allemagne, De l’amour. Tsvetaeva apparaît alors comme un poète moraliste au sens classique du terme, doublé d’un tempérament romantique. « Moi : le démocratisme le plus absolu du corps (ses exigences) qui va de paire avec l’aristocratisme le plus absolu de l’âme. », « Ça ne se fait pas d’avoir faim quand l’autre est rassasié. Chez moi, la bienséance est plus forte que la faim, – y compris même la faim de mes enfants ». Certaines devises énoncent des principes de vie : « Etre vaut mieux qu’avoir ». « Ressuscitans resurgo ». Les pensées sur le suicide ou la mort se résument en quelques propositions frappantes : « La mort n’est effroyable que pour le corps. L’âme ne l’imagine pas. Aussi – dans le suicide – le corps est le seul héros. » Les réflexions sur la poésie s’articulent à partir de certains substantifs clés : le poème, l’âme, le corps, la respiration, l’esprit. « Un soupir – un mot – un soupir. C’est là le seul chemin du poète. » « Unique victoire sur le chaos : la formule ». Ces courtes notations ont l’apparence du vers, mais elles sont produites spontanément. La pensée rythmée est le langage naturel de Tsvetaeva, une réaction directe au spectacle du monde. Elle nous renseigne sur l’origine de sa prose poétique. La difficulté du poème ne réside pas dans le segment versifié, mais dans l’agencement des mètres entre eux, dans la constitution de la forme et la fermeture qui en découle.

La lettre d’amour est un autre exemple de cette écriture hybride, à la croisée du poème et de la prose. De nombreux brouillons de lettres parsèment ses manuscrits. La missive amoureuse a pu se condenser dans les longs poèmes adressés à Pasternak et Rilke en 1926-1927. Elle a également une fonction dans le développement de la prose, et c’est au genre épistolaire que celle-ci emprunte sa dimension dialogique. Il s’agit souvent de lettres de rupture, dans lesquelles l’identité du destinataire est masquée, et qui prennent la forme de longs monologues. Le tu, annexé par l’instance subjective, se réduit à une simple adresse, jusqu’à disparaître totalement. Cette tension entre la présence d’une deuxième personne et son éviction systématique est l’un des ressorts de la prose de Tsvetaeva qui oscille en permanence entre le monologue et le dialogue.

La conversion de la dimension lyrique en flux narratif s’effectue de façon consciente. Joseph Brodsky a montré comment Tsvetaeva avait transposé les techniques du poème dans sa prose. « C’est étrange ! Moi, pour écrire en prose, je dois d’abord écrire en vers et ensuite –  traduire.

En prose, trop de choses me semblent superflues, dans le vers (le mien) <au-dessus de la ligne : le vrai> – tout est essentiel. ». Entraînée à écrire dans un système de contraintes maximales en tant que poète, Tsvetaeva ne cède jamais sans réticence à la prose : « J’ai peur de l’arbitraire, d’une trop grande liberté. Tenez, au théâtre par exemple : là, le vers – même le plus souple ! le plus flexible – d’une certaine manière – vous guide. Tandis qu’ici : liberté totale, fais ce qui te plaît, je ne peux pas, j’ai peur de la liberté ! ». Dans ses deux essais : « Epopée et poésie lyrique » et « Poètes sans histoire et poètes avec une histoire », elle envisage un compromis entre les deux formes, cherche le passage d’un genre à l’autre.

La prose finit par s’imposer, d’abord comme relais immédiat des impressions de vie, puis comme réflecteur d’images anciennes, transmuées par le travail du temps. Les notes sur la Révolution ont été publiées telles quelles sous le titre Indices terrestres. Cette écriture « brute » offre l’exemple d’un transfert direct du journal au statut d’œuvre. Elle produit des chroniques relatant les événements tragiques de 1919, mais libérés de leur pesanteur. La vie quotidienne sous la Révolution est évoquée dans son immédiateté, avec détachement. Des morceaux en prose comparables à des clichés photographiques, immobilisent un instant, un geste, une atmosphère. De courtes scènes esquissent ce que l’on pourrait appeler des « instantanés de vie », une description à la fois succincte et condensée d’une situation concrète. La légèreté de la touche appliquée à des événements massifs et de grande ampleur est un trait marquant de cette écriture. Les carnets, détenteurs d’une prose instantanée sont aussi le support d’un mûrissement progressif du genre prosaïque.

Les portraits de contemporains qui émaillent ces carnets serviront d’amorce au développement de la prose autobiographique dans les années trente. En les lisant, on a le sentiment de feuilleter un vieil album de famille. Les personnages sont saisis sur le vif, en mouvement, dans une situation suggestive qui dévoile leur identité profonde. Ce peut-être une évocation du poète Max Volochine, au temps de leur vie de bohème, ou de Konstantin Balmont, en pleine disette à Moscou en 1919. Tsvetaeva reprendra les premières impressions très vives issues de sa rencontre avec les acteurs du Studio de Vakhtangov en 1919 pour composer l’Histoire de Sonetchka. La personne de Sonia Holliday est la matrice de ce récit nostalgique. Tsvetaeva se sent englobée par sa présence, comme dans un « nuage d’amour ». « Je rêve de Sonia Holliday comme d’un bonbon, une douceur fidèle ». Une parole de l’actrice donne le ton et permet au passé de se déployer : « Et je sentais : de si grosses larmes, plus grandes que les yeux ! ». Des notations immédiates revisitées des années plus tard créent un relief temporel, ouvrant sur un regard rétrospectif. Il y a quelque chose de proustien dans le déclenchement du souvenir.

La prose de Tsvetaeva apparaît comme une tentative pour réduire la fracture de plus en plus profonde entre le réel et la création verbale, pour surmonter ce que la poésie n’est déjà plus en mesure d’accomplir, unifier les deux versants inconciliables de la vie. Tel est l’enjeu de l’écriture des carnets : réanimer une parole lyrique à l’agonie. Le temps du récit est l’élément essentiel d’une restauration de la continuité intérieure. Il répare les blessures infligées par le contemporain foudroyant. Il s’impose comme un nouvel espace de respiration, dans lequel Tsvetaeva transporte le corps exsangue de la poésie, ses derniers débris, pour les déposer dans le sarcophage de la prose.

Si les carnets ne constituent pas à proprement parler une œuvre littéraire, ils peuvent être considérés comme le paysage de la création poétique de Tsvetaeva. Ils ouvrent au lecteur ce qu’il est convenu d’appeler l’atelier d’écriture du poète, espace de réflexion sur la création et mise à l’épreuve quotidienne de l’activité scripturale. Les carnets nous conduisent au plus près de l’invention, remontent au premier geste créateur, à l’instant où afflue la parole poétique. Ils mettent en lumière la continuité de l’écriture et de la vie, de l’écriture autobiographique et de l’écriture poétique, de la poésie et de la prose. Ils racontent l’histoire de la mort de la poésie, d’une voix lyrique qui n’en finit pas de mourir, sans cesse réanimée par la poursuite du temps perdu, sans cesse ressuscitée dans la prose.

 

 

* Cet article est publié avec aimable autorisation des Editions des Syrtes. Il est extrait de l'édition des Carnets de Marina Tsvetaeva, publiée sous la direction de Luba Jurgenson (traduction: Eveline Amoursky et Nadine Dubourvieux).

Le site de l'éditeur: http://www.editions-syrtes.fr/

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