Lire les cultures

entretien avec Lorenzo Bonoli

 

par Raphaël Bonoli

Lorenzo Bonoli, vous êtes actuellement collaborateur scientifique à l’Institut Universitaire Fédéral pour la Formation Professional (IUFFP) de Lugano. Vous venez de publier, aux Editions Kimé, Lire les cultures. La connaissance de l’altérité culturelle à travers les textes.Dans l’introduction de votre livre, vous soulignez avec raison l’originalité de votre démarche par rapports aux travaux classiques portant sur les problèmes épistémologiques que pose l’écriture ethnographique. Vous affirmez que « dans le cadre de l’épistémologie et de l’anthropologie, on ne peut que constater l’absence d’une réflexion approfondie concernant la question de la lecture » alors que ce thème se trouvait depuis longtemps « au centre des débats dans d’autres domaines des sciences humaines : notamment dans le cadre des réflexions herméneutiques, sémiotiques et narratologiques » (p. 12). Pourriez-vous nous expliquer les raisons possibles de ce point aveugle dans l’épistémologie moderne? 

Il est difficile de dire pourquoi il y a ce point aveugle dans la réflexion épistémologique contemporaine. C’est d’autant plus étrange que depuis plusieurs décennies, le thème du texte et le thème de l’écriture sont régulièrement au centre des débats épistémologiques, surtout dans les sciences humaines.

Si on jette un regard historique sur la réflexion épistémologique, on s’aperçoit que quand celle-ci commence à mettre au centre de ses préoccupations le langage, celui-ci est d’abord considéré comme un outil quasi transparent de description du monde réel – c’est le cas notamment du néo-positivisme. La tentative de définir un langage scientifique idéal peut être d’ailleurs lue comme une volonté d’écarter de la transmission du savoir toutes les indéterminations qui pourraient intervenir lors de la production ou de la réception des textes scientifiques. Dans un tel contexte, on comprend bien que le thème de la lecture des textes scientifiques ne puisse pas émerger.

Il est plus difficile de comprendre par contre pourquoi elle ne s’est pas développée par la suite. En effet, à partir des années 50 déjà, avec la critique du néo-positivisme, le langage cesse d’être un outil transparent, pour devenir opaque. Il devient un conditionnement et une limite pour la transmission du savoir et il garde en lui les traces du contexte de sa production et de son auteur. Pendant toute la deuxième partie du XXe siècle, la réflexion épistémologique en sciences humaines a abordé pratiquement toutes les facettes de la transmission du savoir à travers le texte – problèmes de style, problèmes de terminologie, problèmes de sélection des données, rapport texte factuel vs texte fictionnel, thème de la réécriture etc. – sans pour autant aborder directement le thème de la lecture.

Je vois trois raisons possibles à cela, qui renvoient en même temps à trois conditions de possibilité de ma réflexion, qui vraisemblablement n’ont émergé que récemment.

1- Pour développer une théorie de la lecture des textes scientifiques, il faut pouvoir développer une réflexion interdisciplinaire qui puise ses outils aussi bien dans les théories linguistiques et littéraires de la lecture, transposées sur les textes scientifiques, que dans une lecture épistémologique de la réflexion herméneutique. Or, il me semble que la possibilité d’un tel regard interdisciplinaire s’est ouverte seulement depuis quelques années. Banalement, je ne suis pas sûr que ce sujet, qui a été à l’origine d’une thèse de doctorat, aurait été accepté il y a une trentaine d’année. Il aurait probablement été jugé inadéquat, voire inintéressant, aussi bien par un professeur de philosophie que de linguistique ou d’anthropologie.

2- Pour justifier l’intérêt d’une théorie de la lecture des textes scientifiques, il faut aussi pouvoir faire référence à une nouvelle conception de la connaissance et une nouvelle définition des lieux où elle s’élabore. La connaissance ne peut plus se construire uniquement dans l’esprit d’un génie, ou à la limite dans ses traités. Elle se construit dans un espace publique. La « sociologie des sciences » a montré largement les implications sociales qui interviennent dans la constitution du savoir. Mais avec l’accent mis sur la lecture, il faut faire un pas de plus et dire que la connaissance se constitue dans un processus qui contemple non seulement l’expérience et la rédaction d’un texte de la part d’un chercheur, mais aussi sa réception par un public plus ou moins spécialistes. Or, je ne suis pas sûr que cet élargissement aurait été accepté auparavant sans y voir un affaiblissement inacceptable de la valeur et de la fiabilité des connaissances.

3- Enfin, en prolongeant ce deuxième point, pour éviter qu’une théorie de la lecture des textes scientifiques deviennent uniquement un argument supplémentaire pour défendre des positions relativistes (dans la mesure où qui dit lecture, dit également interprétation et donc dissémination, indétermination…), il fallait aussi attendre que se développe un nouveau climat théorique où le relativisme ne soit plus considéré uniquement comme un élément paralysant, comme une sorte d’« anti-connaissance ». Depuis quelques décennies, sont apparues en effet des approches d’orientation constructiviste qui intègrent dans leur conception de la connaissance des traits relativistes en tant qu’éléments de prudence méthodologique nous rappelant la nature conditionnée de nos savoirs. Dans un tel contexte, l’indétermination que la lecture introduit dans la transmission du savoir n’est plus synonyme de mort de la connaissance, mais apparaît comme un élément qui nous rend encore plus attentifs à la difficulté intrinsèque à toute tentative de transmission du savoir.

Est-il vraiment important de s’interroger sur la lecture des textes scientifiques ? Quels sont les problèmes spécifiques de la lecture de ce genre de texte ?

La lecture des textes scientifiques pose des problèmes particulièrement délicats du point de vue épistémologique. La question à laquelle il faut être en mesure de répondre est la suivant : que reste-t-il du du savoir que le chercheur a voulu transmettre dans la représentation lorsque le lecteur le reconstruit au moment de la lecture d’un texte ?

Comme le soulignent les théories sémiotiques, le texte présente deux caractéristiques qui rendent difficile la description de son fonctionnement épistémologique. Le texte est en effet coupé de son auteur et de son contexte d’énonciation. Cela soulève une série de problèmes qui vont de l’impossibilité pour l’auteur de contrôler les interprétations des lecteurs jusqu’à l’impossibilité d’établir de façon univoque la référence du texte, c’est-à-dire sa relation avec le monde réel ; ce qui débouche, entre autres, sur le thème de l’indétermination des significations véhiculées.

Par ailleurs, le texte est incomplet. Il ne décrit pas totalement les objets qu’il convoque, mais exige une « coopération interprétative » du lecteur pour pouvoir reconstituer sa signification.

Mais que signifient l’indétermination et la coopération lorsqu’on traite de la lecture d’un texte scientifique ? Cela signifie que : 1- la portée épistémologique du texte n’est pas uniquement inscrite dans sa matérialité linguistique, mais dépend aussi, en partie, de l’apport du lecteur dans sa coopération interprétative ; 2- chaque lecteur étant différent, la portée épistémologique du texte peut donc varier selon les époques ou les points de vue des lecteurs.

Enfin, on pourrait aller jusqu’à se demander s’il est possible de « coopérer interprétativement » avec un texte qui est censé nous parler, par exemple, d’une population radicalement différente de notre culture. Comment coopérer pour construire quelque chose qui dépasse totalement nos connaissances ? Sur quel bagage de pré-connaissances peut-on se fonder ? Comment éviter de projeter ses attentes et ses préjugés, empêchant ainsi de laisser émerger quelque chose de nouveau du texte ?

Une théorie de la lecture des textes scientifiques doit alors pouvoir expliquer ce qui reste de la connaissance mise en forme par le chercheur après la lecture. Elle doit pouvoir élucider la possibilité de construire une représentation de quelque chose de nouveau (une découverte scientifique) à partir d’un langage familier (le langage que je partage avec l’auteur du texte). Elle doit enfin pouvoir établir quels sont les critères qui conduisent les lecteurs à attribuer une valeur scientifique au texte ; critères, souvent complexes, qui vont bien au-delà de la matérialité du texte lui-même, et qui font intervenir un contexte socio-culturel élargi, comprenant non seulement la production, mais aussi la réception du texte.

Vu la portée générale de votre réflexion, pourriez-vous nous expliquer la raison pour laquelle votre intérêt s’est porté sur le texte ethnographique ? Ce genre de texte a-t-il des caractéristiques particulières ou pose-t-il des problèmes spécifiques en ce qui concerne la lecture ? Comment arrivez-vous à décrire la lecture de ce genre de texte comme en tension entre suspension et prudence ?

Il y a deux raisons qui m’ont amené à choisir de me concentrer sur les textes ethnographiques. Tout d’abord, la discipline de l’anthropologie culturelle a, depuis plusieurs décennies, développé une réflexion très avancée sur les questions épistémologiques qui la concernent, en analysant les problèmes liés au texte et à l’écriture. Cette réflexion a constitué pour moi un arrière-fond indispensable sur lequel ancrer une théorie de la lecture des textes ethnographiques. Ensuite, la situation même du savoir anthropologique me semble paradigmatique pour mettre en évidence les problèmes épistémologiques soulevés par la lecture des textes scientifiques évoqués précédemment. Le texte ethnographique est en effet censé transmettre aux lecteurs une représentation d’une culture parfois sensiblement différente à partir d’un langage familier. Le problème est alors celui de comprendre comment cela est possible et quels sont les critères qui me permettent de juger que tel ou tel texte est une représentation valable d’une autre culture et pas uniquement le fruit de l’imagination de l’auteur.

Ce statut particulier du texte ethnographique se reflète dans sa lecture, qui est constamment, comme je le suggère dans mon livre, en tension entre suspension et prudence. Suspension dans le sens d’une lecture qui, comme pour la lecture d’un texte de fiction, soit en mesure de suspendre le cadre habituel de référence afin de consentir à l’émergence, à partir du texte, d’une nouveauté, par exemple la description d’une vision du monde radicalement différente de la nôtre. Sous ce point de vue, la lecture d’un texte ethnographique exige une coopération interprétative semblable à celle exigée par un texte de fiction : il faut construire un monde original à partir d’un langage familier.

Mais l’analogie s’arrête ici. Car la lecture du texte ethnographique ne pousse pas jusqu’au bout la suspension du monde réel. Elle garde au contraire un œil toujours attentif aux critères qu’interviennent dans l’évaluation de la validité scientifique du texte. La lecture ethnographique est consciente, en outre, des difficultés intrinsèques qui caractérisent la pratique de l’anthropologie : les limites de la traduction, la sélection des données, la possibilité de l’erreur, etc. Pour cette raison, il s’agit en même temps d’une lecture prudente, toujours prête à remettre en question son adhésion au texte, et aussi à revoir sa propre interprétation.

Depuis une quarantaine d’années, on discute beaucoup de l’extension qu’il conviendrait de donner à la notion de fiction, de ses frontières franches ou indécidables avec les textes factuels, voire de la dimension fictionnelle qui serait propre à toute forme de connaissance. Vous abordez également ce problème dans votre livre en le mettant en relation avec une épistémologie de nature constructiviste. Comment pensez-vous qu’il soit possible de se servir de cette notion en épistémologie sans tomber par ailleurs dans une forme de panfictionnalisme. Le concept ne risque-t-il pas de se vider de sens si l’on en vient à affirmer que tout est fiction, c’est-à-dire que tout est forgé ou façonné (fingere) par le langage ?

Il y a effectivement un risque de banalisation de la notion de fiction dans certains discours d’inspiration constructiviste. A partir des années soixante-dix, cette notion est apparue dans les discours épistémologiques en sciences humaines, généralement utilisée comme simple synonyme de « construction ». On affirmait en particulier que le texte ethnographique était une fiction, non pas pour dénoncer un éventuel éloignement de la réalité, mais pour souligner sa nature de produit culturel élaboré et façonné. Dans ce contexte, la notion de fiction a joué un rôle extrêmement important pour introduire dans la réflexion épistémologique des sciences humaines des éléments d’épistémologie constructiviste. Aujourd’hui, en revanche, dès lors que l’approche constructiviste semble bien établie, l’emploi de la notion de fiction risque une banalisation ou, comme vous dites, elle risque de déboucher sur un panfictionnnalisme, au point où l’on finirait par affirmer que du moment que tout est construction, tout est aussi fiction.

Mais la notion de fiction, telle qu’elle est thématisée dans les théories linguistiques et littéraires, est bien plus qu’un simple synonyme de construction et offre d’autres éléments théoriques intéressants pour la réflexion épistémologique. J’en soulignerai deux ici :

Le premier renvoie à l’effort imaginatif qui est à la base du geste fictionnel. L’auteur d’un texte de fiction, à travers son effort imaginatif, est en mesure de faire voir avec des mots familiers un monde nouveau, un monde original, un monde parfois sensiblement éloigné de notre monde d’expérience (comme pour les textes de science-fiction). La fiction a le pouvoir de porter au langage quelque chose qui n’a jamais été dit auparavant. Ricœur disait à ce propos que « la première façon dont l’homme cherche à comprendre et maîtriser le “divers” du champ pratique est de s’en donner une représentation fictive » (Texte à l’action, 1986, p. 287).

Or, l’écriture ethnographique partage cette même exigence imaginative. L’auteur ethnographique doit aussi faire voir un monde autre à partir des ressources du langage familier. C’est clair qu’au niveau épistémologique, il y a une grosse différence entre les deux pratiques d’écriture : l’une n’a pas de prétention scientifique et peut naître de la fantaisie de l’auteur, l’autre est censée transmettre un savoir et doit refléter une expérience directe sur le terrain. Mais au niveau du travail imaginatif et discursif, les deux pratiques sont analogues.

Le deuxième élément renvoie par contre au point de vue de la lecture. Il y a effectivement une autre analogie, cette fois-ci entre la façon de lire un texte de fiction et celle de lire un texte ethnographique. Le travail de reconstruction interprétative d’un monde fictionnel à partir d’un texte de fiction n’est pas éloigné de la reconstruction d’une représentation d’une culture éloignée à partir d’un texte ethnographique. Dans les deux cas intervient, on y a déjà fait allusion, une « suspension », dans le cas de la fiction cette suspension met entre parenthèse nos critères de jugement (suspension de l’incrédulité) pour permettre la construction d’un monde différent de celui dans lequel nous vivons. Dans le cas du texte ethnographique, une telle suspension est également nécessaire pour permettre la reconstruction d’une représentation d’une culture étrangère et pour éviter de rejeter les différences culturelles comme erreurs ou incohérences. Cependant, dans le cas du texte ethnographique, la suspension concerne uniquement la construction de la représentation de l’autre culture. L’évaluation de la valeur scientifique du texte n’est par contre pas suspendue. Elle s’opère tout au long du texte, rendant la lecture ethnographique, on l’a vu, une lecture en tension entre suspension et prudence.

Après avoir évoqué les rapports entre fiction et connaissance et la thèse de Quine qui conclut à l’indétermination radicale de toute traduction, vous développez deux notions essentielles, le heurt et l’agrammaticalité, dont vous affirmez qu’elles permettent de dépasser une certaine « fermeture épistémologique » qui découlerait d’une posture excessivement idéaliste ou constructiviste. Est-ce que vous pourriez nous préciser en quelques mots la nature de ces notions et les liens qui les unissent ?

Ces deux notions jouent un rôle capital dans ma réflexion. Je pars en effet d’une conception de la connaissance qui conçoit celle-ci comme intrinsèquement inscrite dans un horizon symbolique déterminé. Toute connaissance, et toute signification, n’existe qu’en relation avec le système symbolique dans lequel elles sont formulées. Dans un tel contexte, on comprend bien la difficulté de décrire une nouveauté radicale, quelque chose qui n’a jamais existé dans l’horizon symbolique du chercheur. Un cas paradigmatique est sûrement celui de la rencontre avec d’autres cultures qui nous imposent des gestes, des actions, des concepts radicalement différents des nôtres.

Comment peut-on saisir des formes d’altérité culturelle sans les réduire à des catégories familières ? Comment, autrement dit, éviter de réduire l’autre à de simples variations du même ? Mais aussi : comment une forme d’altérité peut-elle se manifester, comment peut-on la re-connaître, si on ne possède pas encore les catégories adaptées à la saisir ?

La notion de heurt, que je reprends de la tradition herméneutique de Dilthey et de Gadamer, s’inscrit dans une telle problématique. Une altérité radicale ne peut se manifester qu’en termes de heurt ou de surprise. Elle se manifeste en tant que quelque chose qui ne se laisse pas dire à travers nos catégories familières et, pour cette raison, nous surprend, nous heurte. L’expérience du heurt est alors l’expérience de l’inadéquation de mes représentations, l’expérience de la limite de mon système symbolique qui n’est pas en mesure de rendre compte de ce qui est à l’origine du heurt. Mais en même temps , cette expérience est aussi celle de l’existence de quelque chose en dehors du système symbolique, qui le dépasse en dépassant ainsi toute mes attentes.

Le heurt ou la surprise suscités par la rencontre d’autres cultures relèvent de ce qu’on appelle des « expériences négatives ». Elles nous laissent bouche bée, sans nous offrir de prises pour tenter de reconstruire une représentation de ce qui est à leur origine. Elles nous disent simplement que les représentations antérieures sont inadéquates et qu’il faut les changer. La rencontre avec d’autres cultures est constamment parsemée de telles situations de heurt ou de surprise. L’anthropologue Philippe Descola raconte une situation dans laquelle, au début d’un voyage en Haute Amazonie, il se trouve dans la plus totale incompréhension vis-à-vis d’un groupe d’indigènes : « nous n’avions rien compris à ce qu’ils disaient, nous n’avions rien compris à ce qu’ils faisaient : c’était une situation ethnographique exemplaire » (Les Lances du crépuscule, 1993 : 41).

Or pour surmonter une telle impasse, la seule possibilité consiste à s’engager dans une activité de production de nouvelles significations, suscitées justement par de telles expériences, mais qui se fondent sur les potentialités sémantiques de ma propre langue. C’est ici que l’idée d’effort imaginatif est centrale. Il faut faire un effort pour pouvoir dire dans des mots familiers quelque chose qui n’est pas familier. Et cet effort est avant tout un effort discursif, qui joue autour des limites de notre langage, de nos possibilités expressives, jusqu’à produire des formulations à première vue agrammaticales. Il faut entendre « agrammaticale » dans le sens wittgensteinien du terme « grammaire », dans le sens de la formulation d’agencements inhabituels de mots qui ne se donnent pas en tant que possibilités discursives identifiables parmi les jeux du langage qui nous sont familiers, mais qui deviennent nécessaires pour porter au langage quelque chose qui n’avait jamais été dit auparavant et qui exploitent les ressources familières du langage pour instituer de nouvelles significations. De façon analogue, Ricœur parlerait d’agencements « impertinents » de mots afin de produire une « innovation sémantique » en mesure de remplir le vide laissé par l’expérience du heurt ou de la surprise.

L’agrammaticalité ou l’impertinence du texte ethnographique est une exigence qui découle de la situation particulière du texte ethnographique, qui se trouve tiraillé entre une expérience inédite, qui exige des formes linguistiques nouvelles, et les limites de notre langage qui nous offre un matériel déjà usagé, qu’il faut retravailler, réadapter et même dénaturer légèrement.

Concrètement, dans les textes ethnographiques, l’agrammaticalité se manifeste par l’emploi de mots étrangers, par la tentative de reproduire l’organisation discursive de la langue étrangère, dans les reformulations, les corrections, les mises en garde qui laissent entrevoir la difficulté de l’exercice d’écriture, mais aussi dans des phrases, syntaxiquement correctes, mais qui ne se laissent pas lire immédiatement , qui exigent de longues explications en mesure construire un nouveau cadre grammatical dans lequel elles trouvent une signification. C’est le cas des célèbres formulations : « les Bororo sont des araras rouges» ou « les jumeaux sont une seule personne ou sont des oiseaux » reportées respectivement par Lévy-Bruhl et par Evans-Pritchard.

Enfin la notion d’agrammaticalité joue un rôle important également du point de vue de la lecture. Elle permet en effet de répondre à la question particulièrement délicate de ce qui peut bien rester de l’altérité au moment de la réception du texte, c’est-à-dire après la médiation accomplie par l’anthropologue dans sa rédaction du texte.

Je dirai que l’agrammaticalité est la trace de l’altérité qui demeure au moment de la lecture. Elle est la trace de l’effort imaginatif qui a permis d’instaurer de nouvelles significations pour contrebalancer le heurt ou la surprise vécue sur le terrain par l’anthropologue.

La seule trace d’altérité présente dans un texte ethnographique écrit dans une langue familière est une altérité inscrite dans cette langue, qui ne peut se manifester qu’en tant qu’agrammaticalité.

Dans un passage extrêmement stimulant de votre ouvrage, vous comparez le texte ethnographique aux romans de science fiction « en raison de la nécessité de faire apparaître une forme de l’altérité à partir du langage familier » (p. 189). Vous mentionnez notamment le roman Flatland d’Edwin Abbott, qui se déroule dans un monde qui ignorerait la dimension de la profondeur. Pourriez-vous préciser ce que ce genre littéraire possède en commun avec les textes ethnographiques ? Y a-t-il des expériences anthropologiques qui pourraient s’assimiler à des rencontres du troisième type ?

Non, bien sûr. La rencontre anthropologique n’est pas une rencontre du troisième type. Même confrontés à des cultures sensiblement différentes de la nôtre, les anthropologues rencontrent des hommes, avec lesquels ils partagent une série de caractéristiques biologiques, bien sûr, mais aussi culturelles de base : la vie sociale, le langage, les formes d’expression artistiques etc. Cela est très important car c’est seulement sur la base de ce fond partagé que les tentatives d’interprétation des significations autres ont un sens.

Le rapprochement avec les textes de science-fiction se limite à un niveau discursif et ne se situe pas à un niveau épistémologique, encore moins à un niveau éthique. C’est le geste discursif qui est en effet similaire : dans les deux cas il faut pouvoir représenter un monde sensiblement différent du nôtre à partir des ressources de notre langage. Pour faire cela, auteurs de science-fiction et anthropologues doivent accomplir un effort imaginatif et discursif qui les conduit à dire ce qui n’avait pas encore été dit jusque-là : le jeux avec les possibilités expressives du langage, qui conduit Samuel Delany à commencer une de ses nouvelles par la phrase « Dispose l’ordonné et l’abscisse sur le siècle et découpe moi un cadran », n’est pas si différent de celui qui amène l’anthropologue Evans Evans-Pritchard à écrire, pour reporter une croyance Nuer que « les jumeaux sont une seule personne et sont des oiseaux ».

Le rapprochement, peut-être un peu provocateur, avec les textes de science-fiction, me semble utile pour souligner à quel point un effort imaginatif et discursif est présent également dans l’écriture scientifique. En outre, ce rapprochement me permet de souligner une fois de plus l’importance de distinguer entre trois niveaux, souvent mélangés : 1- la construction discursive d’une représentation d’une altérité (l’analogie avec le texte de science-fiction se situe uniquement ici) ; 2- l’expérience qui est à l’origine de cette construction ; 3- la valeur épistémologique du texte

Vous dressez également un parallèle avec l’écriture romanesque « réaliste », qui se situerait plutôt sur le pôle de la lisibilité et de la reconnaissance du familier. Peut-on affirmer que le texte ethnographique serait en tension entre ces pôles extrêmes que représenteraient selon vous les genres de la science-fiction et du roman réaliste ? Aurait-il été possible de convoquer d’autres modèles littéraires, comme par exemple la littérature fantastique, qui reproduirait cette tension entre les mondes du familier et de l’étrange, ou les romans d’horreur, qui décrivent le surgissement du monstre ou de l’innommable ? Ne pourrait-on pas dresser également un parallèle entre la notion d’agrammaticalité et les expérimentations stylistiques de la littérature d’avant-garde, qui cherchent des façons de renouveler l’accès au réel ?

Certainement. Le thème de l’agrammaticalité, qui découle de la tentative de porter au langage quelque chose de nouveau, peut être élargi aussi à d’autres genres littéraires. Le vers célèbre de Eluard « La terre est bleue comme un orange » est un exemple magnifique d’agrammaticalité, dans le sens où il s’agit d’un agencement inhabituel de mots familiers, qui visent à transmettre une signification nouvelle, un nouvel accès au réel.

Ce qu’il faut peut-être retenir de l’idée d’agrammaticalité, c’est que, d’un point de vue des théories de la lecture, la nouveauté, qu’elle soit vécue par un anthropologue ou seulement recherchée par une expérimentation surréaliste, laisse des traces dans le texte, et ces traces sont souvent des traces d’agrammaticalité : traces d’un combat avec son propre langage, avec les formulations familières qui ne sont pas en mesure d’exprimer la nouvelle signification et la nécessité de casser ces formulations, jouant aux limites du langage familier et de sa grammaire.

Or, comme vous le suggérez, un tel combat est présent aussi dans d’autres genres littéraires. Parfois, sa présence est même plus forte que dans le texte ethnographique : par exemple dans la poésie surréaliste ou dans certaines expérimentations d’avant-garde. Le texte ethnographique, en effet, ne peut pas être totalement agrammatical. Un texte anthropologique écrit totalement dans la langue de la culture étrangère serait l’exemple d’une agrammaticalité totale, mais il raterait son but de transmettre des connaissances. Or, ce but l’oblige à mesurer des éléments d’agrammaticalité, qui suscitent une surprise ou des difficultés au moment de la lecture, avec des moments de « reconnaissance » où le lecteur retrouve ses points de repères. Ces derniers moments rapprochent le texte ethnographique du texte réaliste, qui, comme l’a montré Philippe Hamon, joue son statut réaliste sur la reconnaissance d’éléments familiers. Le texte ethnographique a besoin de moments de reconnaissance, pour pouvoir assurer la compréhension du texte de la part du lecteur, pour pouvoir mettre en relation les nouvelles connaissances transmises avec les anciennes, pour situer la démarche du chercheur sur un continuum entre le monde du lecteur et le monde décrit, pour inscrire telle ou telle méthodologie adoptée dans le cadre d’une école ou d’un courant scientifique.

On peut effectivement alors situer le genre ethnographique quelque part entre la science-fiction et le roman réaliste, tout en précisant cependant que le texte ethnographique n’est pas proprement un genre « littéraire », mais un genre « scientifique » : sa raison d’être étant la volonté de transmettre les connaissances qui découlent d’une expérience de terrain. Ce qui, par contre, peut être affirmé, c’est que le texte ethnographique partage des caractéristiques formelles à la fois avec le roman réaliste et avec la science-fiction.

Au fond, à la lecture de votre ouvrage, on vous sent à la fois fidèle à une conception constructiviste de la connaissance, qui nous a en quelque sorte déniaisé d’un positivisme naïf, et tenté malgré tout de dépasser cette critique afin de retrouver un rapport au monde qui reflète mieux l’expérience que nous en avons. Pensez-vous que des notions purement négatives telles que le heurt, la surprise ou l’agrammaticalité, suffisent à sortir du relativisme ? Ne faudrait-il pas parvenir à montrer comment l’objet détermine au moins en partie, ou du moins oriente dans une direction non aléatoire, la connaissance ?

La question que vous posez est extrêmement délicate pour une optique constructiviste. Il faut cependant bien comprendre que dans une telle optique, le « relativisme » n’est plus vraiment quelque chose dont il faudrait sortir, mais plutôt que l’on doit pouvoir intégrer positivement dans une conception de la connaissance qui reconnaisse le caractère conditionné de nos représentations et de nos connaissances.

En schématisant quelque peu, on peut dire que le relativisme a un effet paralysant sur les conceptions positivistes de la connaissance, qui postulent une relation directe, descriptive, univoque et absolue entre nos représentations et l’objet réel étudié. Le relativisme, en multipliant la possibilité de telles relations et en montrant leur caractère conditionné, met à mal une telle conception épistémologique. Le constructiviste, par contre, ne se situe pas sur le même niveau. Il ne postule pas une telle relation, au contraire, il intègre une partie de la critique relativiste, tout en ne renonçant pas à vouloir défendre la possibilité de la connaissance. Plus précisément, le constructiviste nous dit que nos représentations sont toujours et inévitablement inscrites dans un horizon culturel donné, qui les motive et les conditionne. Je vois mal comment on pourrait affirmer le contraire. A partir de ce constat aux traits « relativistes », il tente de reconstruire la possibilité d’une connaissance de quelque chose qui serait en dehors de notre horizon culturel.

Dans un tel contexte, la notion de heurt permet d’introduire dans la réflexion un élément de contrôle sur la production des représentations que nous formulons lorsque nous tentons de rendre compte d’un objet réel ; un élément de contrôle qui m’assure du caractère non aléatoire, mais aussi non arbitraire de mes représentations. L’expérience du heurt m’assure en effet de l’existence, au-delà de mes représentations, de l’objet en question, et en même temps elle m’impose de corriger celles-ci dans le cas où elles seraient trop éloignées de leur objet.

Comme je le développe dans mon livre, le thème du heurt introduit une dimension pragmatique dans la réflexion épistémologique qui me permet de surmonter une partie des difficultés que la critique relativiste pourrait soulever. En effet, le caractère conditionné des représentations limite les possibilités de traduction ou de description de quelque chose qui serait en dehors de notre système symbolique, mais il ne conditionne qu’indirectement la possibilité d’agir ou d’interagir avec ce quelque chose d’externe. Autrement dit, même si je ne comprends pas pleinement le langage de la population que je commence à étudier, je peux interagir avec elle avec plus ou moins de succès. L’expérience des anthropologues sur le terrain s’inscrit exactement dans ce contexte. Parallèlement à une activité incertaine de traduction et d’interprétation des significations de l’autre culture, l’anthropologue apprend à interagir avec les membres de l’autre culture. Il apprend par tentatives. Il essaie une phrase, un geste. Parfois il réussit dans ses intentions, parfois il ne réussit pas. Il fait alors l’expérience de l’inadéquation de ses représentations (l’expérience du heurt) qui l’oblige à les revoir, de façon à pouvoir reprendre l’interaction là où le heurt l’avait interrompue. La connaissance qui en découle est une connaissance indirecte et conditionnée. Elle se fonde sur des représentations construites à l’intérieur du système symbolique de l’anthropologue et mises à l’épreuve dans l’interaction avec les membres de l’autre culture. Ces représentations sont retenues comme valides dans la mesure où elles permettent d’interagir sans gros problèmes avec cette culture et elles sont corrigées là où elles sont l’objet d’erreurs ou de surprise. La littérature anthropologique est pleine d’exemple de ce tâtonnement initial du chercheur, des erreurs, des maladresses commises et de l’effort qui consiste à réviser ses propres représentations pour dépasser l’impasse suscité par une expérience de heurt.

Il est clair que nous avons affaire avec une conception de la connaissance faible. Surtout si elle est comparée à une conception de la connaissance positiviste. Mais cette conception a le mérite de reconnaître le caractère conditionné de nos représentations, sans pour autant renoncer à parler de connaissance.

Elle a aussi le mérite, comme j’ai cherché à le montrer, d’établir un cadre épistémologique dans lequel il devient possible d’intégrer la lecture des textes scientifiques en tant qu’élément constitutif de la construction et la transmission des connaissances.

 

 

 

 

 

Liens.
Lorenzo Bonoli a publié deux articles dans la revue A Contrario : « Fiction, épistémologie et sciences humaines » (Vol. 4, N°2) et « Ecrire et lire les cultures : l’ethnographie, une réponse littéraire à un défi scientifique » (Vol. 5, N° 1). On trouvera également un compte rendu de son ouvrage dans le prochain numéro qui paraîtra en automne 2008. Ces articles sont consultables en ligne sur CAIRN : http://www.cairn.info/revue-a-contrario.htm

Entretien publié le 27 juillet 2008

 

Design downloaded from free website templates.