Ce que Mai 68 a fait à la littérature

Entretien avec Nelly Wolf et Matthieu Rémy

 

 

Propos recueillis par Alexandre Prstojevic

 

Alexandre Prstojevic : Avec Matthieu Rémy, vous avez publié, aux Presses universitaires du Septentrion, Ce que Mai 68 a fait à la littérature. Cet ouvrage, de très haute tenue intellectuelle, réunissant douze auteurs de renom, est issu d’un colloque organisé à Nancy en 2018. Quelles raisons, à part celle – évidente – du calendrier, vous ont incité à réfléchir sur la prégnance littéraire de Mai 68 ?

Nelly Wolf, Matthieu Rémy : Nous avions le sentiment que l’influence de Mai 68 sur la littérature n’avait été jaugée que partiellement au sortir de l’événement puis abandonnée au titre d’une légende – au sens étymologique du terme – selon laquelle il y avait eu « un grand trou » en littérature avant l’arrivée d’Olivier Rolin, que Pierre Michon voit comme le pionnier d’un renouveau en la matière dans un texte intitulé « Sortie d’Egypte ». Les sciences sociales – en particulier les sciences historiques – avaient avancé dans ce domaine et offraient un nouvel éclairage sur la production littéraire après Mai 68, prise dans une histoire culturelle plus large. En revenant aux auteurs et aux livres publiés de 1969 jusqu’au début des années 1980, nous avons constaté que Mai 68 n’avait abouti à aucun abandon de l’outil littéraire et avait probablement démocratisé son usage. Il nous semblait donc intéressant de participer pour notre faible part à un effort scientifique de réélaboration de l’histoire littéraire des années 70, en mettant de côté les croyances et les affects.

Il existait et existe toujours une opinion commune, une doxa critique, partagée par les écrivains, les journalistes littéraires et les historiens de la littérature selon laquelle la littérature aurait raté son rendez-vous avec Mai 68 et n’aurait produit aucune œuvre à la hauteur de l’événement. Qu’attendait-on exactement ? Une Education sentimentale revue par le Nouveau roman ? Cet horizon d’attente informulé et informulable n’a-t-il pas fait écran, tout simplement, à ce que la réalité donnait à voir : une vie littéraire foisonnante avant, pendant et après Mai 68 ; des œuvres qui n’avaient pas manqué de thématiser, d’une manière ou d’une autre, cet événement historique. Nous avons donc voulu, avec ce livre collectif, proposer des jalons pour une autre histoire littéraire, prenant en compte d’autres attentes et d’autres enjeux que ceux qui se sont exprimés jusqu’à présent.

A.P. : Mai 68 et la littérature : il est possible d’aborder cette relation de deux manières. On peut s’interroger sur cet événement en tant que sujet de roman, mais on peut également se demander comment Mai 68, qui coïncide avec le triomphe du structuralisme, a influencé le domaine critique. Lequel de ces deux plans vous semble le plus important ? Mai 68, était-il du côté de la critique ou plutôt de celui de l’écriture ?

N.W., M. R. : Le structuralisme a influencé aussi bien la critique (Barthes, Ricardou) que l’écriture littéraire (Robbe-Grillet, Ollier). Par capillarité entre des milieux littéraires et des milieux universitaires qui les uns et les autres cherchaient, en termes bourdieusiens, à acquérir une légitimité dans leurs champs respectifs, cette influence a connu un apogée mais aussi un début de déclin à la fin des années soixante. Sollers et le mouvement Tel Quel emblématisent ce moment de bascule. Pour autant, on ne peut ignorer que l’emprise qu’ont exercée les radicalités théoriques sur le champ littéraire a masqué d’autres phénomènes. Par exemple, l’écriture de l’histoire (aux deux sens du terme) ne s’est jamais absentée de la littérature ; on a continué et on continuait à écrire des romans qui mettaient l’Histoire en intrigue, comme le montrent dans ce volume les études consacrées à Robert Merle, Gary, ou Lainé. Mais ce type d’écriture était sortie du canon littéraire.

Ajoutons qu’il y a aussi une troisième manière de voir les choses, qui est plutôt la nôtre : comment l’agencement politique de Mai 68 a influencé l’agencement des récits en général, pour la fiction et la non-fiction ? Mai 68, en proposant de nouvelles réflexions politiques, de nouveaux terrains d’investissement de la politique, a fait émerger de nouvelles méthodologies en littérature.

Est-ce que Mai 68 coïncide avec l’apogée du structuralisme ou avec son déclin ? Les grand textes critiques de l’après Mai 68 sont souvent des textes qui rompent avec un héritage déjà daté et qui cherchent à inventer une pensée laissant la place à l’inattendu.

De nombreux écrivains déjà actifs avant Mai 68 ont vu leur art s’interroger sur l’irruption soudaine d’une contestation politique massive. En ce sens, Mai 68 a été un sujet, mais surtout un changement de perspective. Il faut se garder de ne pas comparer ce qui ne peut l’être mais l’effet de Mai 68 sur la littérature est à bien des égards comparable à celui de la transformation sociale de la France après l’application du programme du Conseil National de la Résistance. Ces moments de bouillonnement intellectuel, sur fond de rénovation politique, donnent des envies d’innovation esthétique plus que de résignation à l’acceptation de déterminismes rigides.

A. P. : Dans la « Présentation » de votre ouvrage, vous attribuez à Mai 68 un effet libérateur. Pourriez-vous expliquer aux lecteurs de Vox Poetica comment cette libération de la littérature s’est déroulée : quels en étaient les principaux acteurs, les œuvres les plus significatives ?

N. W., M. R. : Mai 68 a autorisé de nombreux individus à se consacrer à la littérature pour se raconter ou élaborer une histoire qui n’aurait pas vu le jour sans cela. Et le monde de l’édition y a été sensible, comme en témoigne la multiplication des maisons d’édition (Champ Libre, Le Sagittaire, etc.), qui a permis de voir apparaître des livres qui n’auraient sûrement pas été publiés sans cet élan révolutionnaire, souvent lié à la découverte de la contre-culture américaine.

Indépendamment des carrières littéraires qui s’amorcent ou se poursuivent dans les circuits traditionnels de l’édition, il ne faut pas oublier que Mai 68 a favorisé une prise de parole et une prise d’écriture généralisée dans le pays. Le graphisme urbain (affiches, slogans, poèmes et graffitis divers sur les murs ou autres supports ) en témoigne. Est-ce que sans Mai 68, Annie Ernaux, qui avait commencé à écrire « dans le style du Nouveau roman » (un manuscrit refusé par les éditeurs), se serait tournée vers l’écriture « auto-socio-biographique » comme elle l’a fait avec Les Armoires vides en 1974 ?

A. P. : Vous soutenez que « de 1968 à 1973, les codes esthétiques [ont] chang[é], y compris dans la “haute culture” ». Pour quelle raison choisissez-vous précisément ces deux dates et à quels codes esthétiques faites-vous référence ?

N. W., M. R. : 1973 est une date clé, car elle marque un reflux généralisé dans le désir révolutionnaire. Nous aurions pu choisir 1981 et faire nôtre la périodisation de Pascal Ory, car il est assez incontestable que l’effet que produit Mai 68 dans la culture peut aussi se lire dans le programme commun conduit par le PCF, le PS et le PRG. Choisissons l’anecdotique, peut-être, pour montrer que 1973 est un moment charnière : c’est cette année-là que Jean Daniel demande à Claire Bretécher de fabriquer une bande dessinée hebdomadaire pour se moquer des journalistes et des lecteur du Nouvel Observateur. Elle y parviendra si bien que Les Frustrés est aujourd’hui un monument de la satire de Mai 68 et de ses suites immédiates.

A. P. : Vous revenez souvent à la question de la littérature « mineure » et à son intégration à la haute culture. De quelle manière les années 1960 ont-elles contribué à la promotion de cette littérature ? Quels facteurs sociologiques et idéologiques se trouvent à l’origine de ce chamboulement culturel ?

N. W., M. R. : Si la Série noire a déjà connu une vraie reconnaissance du public – y compris lettré – au sortir de la Deuxième guerre mondiale, elle n’a pas tout de suite été considérée académiquement. Le cas de Jean-Patrick Manchette est exemplaire : son arrivée dans le domaine du polar bouscule les préjugés sur le genre. Quant à la science-fiction, elle devient incontournable, comme l’a montré Simon Bréan dans notre volume, avec quelques collections pionnières. Lorsque Champ libre se créera au début des années 70, cette maison d’édition voudra publier non seulement des classiques de la contestation politique mais aussi de la science-fiction et du roman noir. Ses principaux acteurs avaient alors compris que le champ littéraire était désormais totalement pluriel.

Le fait que le nombre d’écrivaines reconnues ne cesse de croître autour de Mai 68 montre aussi que la littérature s’ouvre à des acteurs (en l’occurrence des actrices) jusqu’ici considérés comme mineurs (« la littérature féminine ») et demeurés minoritaires. Mai 68 est la caisse de résonnance d’une démocratisation des lettres commencée au sortir de la Deuxième guerre mondiale et qui s’amplifie à ce moment-là. On avait Colette, puis on a eu Simone de Beauvoir, Elsa Triolet et Nathalie Sarraute. On a maintenant Cixous, Wittig, Parmelin, Susini, Rochefort, Leduc, Sagan, etc. Bientôt, viendra Annie Ernaux.

A. P. : Que reste-t-il aujourd’hui de Mai 68 ? À quoi, finalement, la « révolution » a-t-elle donné lieu ?

N. W., M. R. : Nous parlions de l’application du programme du Conseil National de la Résistance : les accords de Grenelle en sont une sorte de suite et il n’est pas étonnant qu’ils aient été négociés par d’anciens résistants comme Henri Krasucki, Georges Séguy et Eugène Descamps. L’héritage de Mai 68 est suffisamment important pour nous avoir donné des responsables politiques de premier plan, des penseurs incontournables, un système éducatif totalement rénové.

En littérature, Mai 68 est un motif incontournable, qui constitue un marqueur pour situer sociologiquement un personnage ou une époque, et le rapport à l’utopie d’un phrasé ou d’une voix narrative.

Dans le domaine de la poésie contemporaine, comme l’a montré Gaëlle Théval dans notre ouvrage, quelque chose s’est produit qui n’est pas encore au bout de son fonctionnement aujourd’hui. Dans le domaine de l’art dramatique, on peut voir dans le théâtre documentaire un prolongement de la pensée de Mai 68 sur l’engagement politique en ce domaine. Comme l’a montré Jean-Marc Baud dans notre ouvrage, Mai 68 est un motif transgénérationnel dans la littérature de l’extrême contemporain et il a servi de repère aux réflexions de la revue Inculte, animée par un collectif souhaitant aborder la politique en littérature à la fois thématiquement et dans le geste d’écriture lui-même.

 

 

 

 

Entretien publié le 01/06/2022

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