Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux

Entretien avec Richard Saint-Gelais

 

Propos recueillis par Frank Wagner

Dans Fictions transfuges (Paris, Ed. du Seuil, novembre 2011, « Poétique ».), vous travaillez sur un objet, « la transfictionnalité et ses enjeux » qui, pour n’avoir « rien de marginal » (p. 532), n’en paraît pas moins original. Pourriez-vous, dans les grandes lignes, évoquer « l’archéologie » de vos travaux sur la notion de transfictionnalité, et plus précisément la genèse même du projet qui a abouti à l’écriture de cet ouvrage ?

« Archéologie » en effet car, à m’interroger sur les débuts de ce projet qui m’aura occupé quelques années, je retrouve, justement, des débuts, superposés comme des strates dont les implications ne sont parfois apparues que longtemps après. Comme bien des bambins (et plusieurs adultes sans doute), j’ai été marqué par ce qui m’apparaît maintenant comme des phénomènes de « traversée » des frontières encadrant la fiction : une visite au salon de l’auto de la ville voisine où l’on exposait la voiture de Batman ; des jeux d’enfant basés sur des objets dans lesquels je vois, rétrospectivement, des artefacts transfictionnels, comme les modèles réduits des vaisseaux des Sentinelles de l’air. Ces matérialisations de ce qui ne se trouvait jusque-là que sur l’écran d’un téléviseur exerçaient une fascination que j’éprouve encore ; conceptualiser la chose, comme je m’y emploie aujourd’hui, a moins visé à dissiper cette fascination, à y substituer un discours théorique, qu’à la prolonger à travers ce dernier.

Ce qui se rapproche le plus d’un commencement explicite est donc, en 1996, l’invention du terme « transfictionnalité » ; je l’avais choisi pour rendre compte de ce qui se produit d’assez étourdissant du côté de Star Trek, série qui a donné lieu à des prolongements tentaculaires sur plusieurs médias : télévision, cinéma, roman et surtout — ce déclic a été déterminant pour moi à l’époque — participation des fans eux-mêmes à cette production fictionnelle apparemment inépuisable autour d’un univers fictif. Pratiquement toutes les questions que j’allais me poser au fil des années trouvaient déjà là, je le réalise maintenant, leur amorce : le refus du modèle opéral fondé sur la correspondance entre une fiction et un texte aux frontières bien nettes ; l’essaimage multimédiatique ; la structuration de cet ensemble non pas autour de l’idée de récit mais autour de celle de monde, un monde dont on puisse, en principe, explorer indéfiniment les divers aspects en y logeant une quantité phénoménale de récits plus ou moins étroitement croisés ; l’appropriation de la fiction par des acteurs, les fans en l’occurrence, qui passaient sans y être invités du rôle de spectateurs ou de lecteurs à celui d’écrivains ; l’orientation pour le moins curieuse de la critique fanique, attachée à des « détails » (comme l’apparence physique des Klingons, variable selon qu’on considère la première série télé ou les développements ultérieurs1) dont elle faisait le tremplin de spéculations pour le moins audacieuses.

Ce qui m’aura amené à la transfictionnalité, donc, c’est la science-fiction, genre généralement peu estimé des littéraires mais qui m’apparaissait (et m’apparaît toujours) comme un des lieux méconnus de la modernité littéraire — une modernité qui ne passe pas par les mêmes dispositifs que celle qui nous est plus familière, disons rapidement celle de Joyce, de Faulkner ou de Robbe-Grillet ; une modernité qui, plutôt que de travailler à contrarier ou à faire voler en éclats la représentation, exploite cette dernière de manière en quelque sorte excessive, en tirant du monde fictif lui-même le ferment de sa déstabilisation : le voyage dans le temps finit par conduire à l’abandon de la linéarité narrative ; les univers virtuels aboutissent à des formes inattendues de métafiction ; l’accent sur l’univers fictif débouche sur une diaspora transfictionnelle qui remplace l’idée de texte par celle de réseau en expansion parfois paradoxale2.

J’ai assez vite réalisé toutefois que la notion de transfictionnalité était loin de valoir pour la seule science-fiction, et j’ai été peu à peu frappé par l’ampleur de ce qu’elle permettait de reconsidérer. D’abord, des ensembles quantitativement et qualitativement aussi impressionnants que Star Trek, mais dans d’autres domaines, en particulier du côté de Sherlock Holmes qui a fait l’objet de centaines de prolongements en tout genre (et qui est vraisemblablement au départ de la critique fanique, sous le nom d’« holmésologie »). Il s’agissait encore de « paralittérature » (et je ne crois pas que ce soit tout à fait un hasard si c’est par ce biais-là que j’aie rencontré la transfictionnalité), mais il n’a jamais été question de restreindre l’enquête à ce domaine, d’une part, parce que de toute évidence la littérature « légitime » offre elle aussi des exemples remarquables (les expansions de Madame Bovary qui ont commencé à se multiplier à partir des années 1980, ou encore les nombreuses tentatives de compléter The Mystery of Edwin Drood, le dernier roman — inachevé — de Dickens) ; d’autre part, parce que la vocation même de la notion est incompatible avec une discrimination purement institutionnelle entre « véritable littérature » et « paralittérature » que je n’ai jamais eu envie de reconduire dans mes travaux.

L’étape suivante a consisté à intégrer les pratiques monoauctorielles (ou « autographes », pour reprendre le terme employé par Genette dans Palimpsestes). Rétrospectivement, je comprends bien pourquoi ce sont les continuations, versions, etc., dues à l’intervention d’un autre auteur qui ont d’abord attiré mon attention sur le phénomène (je me souviens du léger trouble éprouvé, adolescent, en tombant dans une librairie sur La solution à sept pour cent de Nicholas Meyer : découvrir que d’autres écrivains pouvaient ajouter aux aventures de Holmes m’avait sourdement intrigué). Mais j’ai compris — ou décidé, puisqu’un concept est évidemment ce qu’on en fait — que l’empan de la transfictionnalité gagnerait à inclure les prolongements que des auteurs peuvent donner à leurs « propres » fictions. Ce qui devenait alors possible, c’est une exploration des différentes modalités de cette pratique qui n’a au bout du compte rien d’homogène puisqu’elle concerne aussi bien Balzac que le Marsupilami, X-Files ou Robert Pinget.

Quand bien même vous venez déjà, à l’instant, d’en esquisser les contours, vous serait-il possible de procéder à une définition, aussi synthétique que possible, de la transfictionnalité, avant de clarifier sa délimitation ? En d’autres termes, à vos yeux, quelles spécificités cette notion présente-t-elle par rapport à certaines des formes – bien connues des spécialistes de poétique du récit – de la transtextualité telle que Gérard Genette a pu la définir dans Palimpsestes – je pense en particulier à l’intertextualité, à l’hypertextualité, et à certaines variantes de la métatextualité ?

Il y a transfictionnalité lorsque deux textes ou davantage « partagent » des éléments fictifs (c’est-à-dire, y font conjointement référence), que ces éléments soient des personnages, des (séquences d’) événements ou des mondes fictifs ; quant aux « textes », il peut s’agir aussi bien de textes au sens strict (romans, nouvelles, mais aussi essais dans certains cas) que de films, bandes dessinées, épisodes télé, etc. La notion recouvre des pratiques aussi diverses que la reprise de personnages telle qu’on l’observe dans la Comédie humaine, les suites (autographes ou allographes), les séries, la retraversée d’une diégèse dans une perspective différente, la modification d’une intrigue antérieure (comme dans Emma, oh ! Emma ! de Cellard, où Emma Bovary ne se suicide pas), la réunion de personnages appartenant à des mondes fictifs distincts (Sherlock Holmes vs. Dracula de Loren Estleman) et quelques autres formules encore.

Cette définition même signale la proximité de la transfictionnalité avec d’autres modalités de la transtextualité (« tout ce qui met [le texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes »), qui demeure le terme fédérateur. La spécificité de la relation transfictionnelle, qui explique peut-être qu’on se soit penché sur elle un peu plus tardivement, tient à ce qu’elle s’établit à hauteur de fiction, de sorte que, si tout lien transfictionnel présuppose forcément une relation entre des textes, il tend en même temps à occulter cette relation au profit d’une continuité qui serait purement diégétique : l’ajout d’une nouvelle enquête de Holmes se donne moins comme un texte transformant ceux de Conan Doyle que comme une incursion dans une portion jusque-là inconnue de la vie du personnage.

Je dois aussitôt, cependant, nuancer cette clause, car il n’est pas rare, en fait, que des récits transfictionnels fassent expressément référence au récit original, par exemple pour le réfuter ou en rectifier certains points ; mais ces récits le font au nom d’une fiction dont l’existence serait indépendante de chaque texte, et qui justifierait qu’un récit puisse remettre en question l’autorité d’un autre.

C’est ce postulat d’autonomie de la fiction — postulat qui bien entendu demeure habituellement silencieux — et ses effets déconcertants qui m’ont amené à m’intéresser au phénomène. Mes premiers travaux, sur le Nouveau Roman entre autres, portaient sur des dispositifs qui contrecarrent en acte les tentatives de concevoir une fiction indépendamment du texte et de sa lecture. J’ai voulu, dans Fictions transfuges, diriger le regard vers des pratiques qui semblent à première vue aux antipodes de cela, mais qui aboutissent par des moyens tout différents (et souvent dans un « esprit » lui aussi bien différent) à une déstabilisation de ce que nous tenons un peu trop vite pour le fonctionnement « normal » de la fiction, sans nous interroger sur ses implications. Par exemple : nos lectures sont sous-tendues par des versions intuitives de ce qu’on appelle en théorie de la fiction le « principe d’incomplétude », selon lequel il est vain de s’interroger à propos des portions de la diégèse sur lesquelles le récit se tait (par exemple, le nom, l’enfance, etc. de l’épouse du pharmacien Homais). En même temps, nous souscrivons volontiers à l’idée que les mondes fictifs ont une consistance comparable au nôtre, et donc qu’il n’est pas tout à fait oiseux de nous poser certaines questions qui vont au-delà de la lettre du texte. La transfictionnalité exploite cette contradiction : elle semble déférer à la seconde idée, mais d’une manière qui induit une tension sourde avec le postulat d’incomplétude de la fiction.

C’est parce qu’il m’est très vite apparu que les outils conceptuels offerts jusque-là par la poétique (intertextualité, hypertextualité, métatextualité...) ne parvenaient pas à rendre compte de ces questions que la nécessité d’une nouvelle catégorie m’est apparue soit pour analyser des textes que ces concepts ne permettaient pas de « couvrir », soit le plus souvent pour dégager des enjeux différents de ceux qu’ils font surgir.

Autrement dit, la complexité et la diversité des manifestations formelles et des implications épistémologiques de la transfictionnalité ont exercé une influence non négligeable sur les choix méthodologiques destinés à vous permettre d’en rendre compte aussi précisément et rigoureusement que possible ? Pourriez-vous dès lors nous donner un aperçu de ces choix de méthode(s) qui, au même titre que l’objet (pluriel) que vous étudiez, contribuent selon moi à l’originalité de votre recherche ?

À la première question, je réponds « oui » sans hésiter : l’appareillage conceptuel a été mis en place pour penser cette complexité hétérogène de pratiques — pratiques d’écriture et de lecture, je m’empresse de le préciser —, de même que leurs présupposés et implications, le réglage de leurs opérations et le régime de fiction qu’elles mettent en cause. Me voilà déjà en train de répondre au second volet de votre question : les principaux socles méthodologiques de mon travail, ce sont les théories de la fiction et de la lecture. Les théories de la fiction, car ce qui est en jeu dans la transfictionnalité, ce ne sont pas seulement les questions dont la narratologie et la sémiotique narrative ont fait depuis longtemps leur objet (postures narratives, focalisation, construction de l’intrigue) mais, à travers elles, les rapports entre les textes et les cadres fictionnels qu’ils instaurent. Les théories de la lecture, parce qu’on ne peut réellement prendre la mesure du frisson, de la crise, du scandale ou de la séduction provoqués par la transfictionnalité que si on prend en considération l’instance de la lecture. Prenons par exemple la question de l’identité : le Sancho Pança qui figure dans l’œuvre de Cervantes est-il le même personnage que celui qui apparaît dans le Don Quichotte d’Avellaneda, À la mort de Don Quichotte d’Andrés Trapiello ou L’Âge d’or de Sancho de Robin Chapman ? Un logicien examinerait ici les propriétés attribuées chaque fois à « Sancho », puis en évaluerait la concordance ou la compossibilité. Une telle approche revient à faire reposer sur les seules propositions du texte un arbitrage qui, dans les faits, dépend de considérations nombreuses et, là encore, hétérogènes : la teneur du récit bien sûr (laquelle dépend en partie du travail inférentiel du lecteur, d’ailleurs), mais aussi la place qu’une culture donnée fait à la notion d’auteur (et à des valeurs comme l’« originalité »), l’habilité (notamment stylistique) qu’on reconnaîtra ou non aux continuateurs, le poids respectif que des lecteurs accorderont aux données factuelles de la fiction et à la « psychologie » des personnages... Rien ne dit de toute façon que le lecteur jugera prioritaire, ou même seulement pertinente, cette question de l’identité transfictionnelle : parmi les spectateurs du Sherlock Holmes de Guy Ritchie, il s’en est probablement trouvé plusieurs qui, plutôt que de se demander s’il s’agit d’une version orthodoxe des personnages et des récits de Conan Doyle (la réponse est bien évidemment négative !), ont choisi d’apprécier cette aventure pour ses éventuels mérites propres. C’est dire que, si le passage par la lecture est inévitable, il ne faut pas en attendre de certitudes fixes et rassurantes : loin d’être la retombée d’un texte qui la « programmerait », et qu’on pourrait donc décrire par extrapolation à partir de ce dernier, la lecture est un nœud de déterminations sémantiques, formelles, esthétiques, pragmatiques et idéologiques en interaction instable, et aux résultats qui ne sont jamais tout à fait les mêmes. La réception a le dernier mot ; ce dernier mot n’est pas un énoncé mais un processus toujours susceptible d’être repris, prolongé, révisé, discuté ; on ne saurait pourtant, des difficultés réelles qu’il y a à en rendre compte, tirer argument pour une mise entre parenthèses de cette instance décisive.

Dès les premières étapes de cette recherche, il était donc clair pour moi qu’elle s’appuierait sur des travaux provenant d’horizons variés, certains plutôt textualistes, d’autres plus attentifs à la dimension sociale du phénomène, d’autres encore aux problèmes logiques qu’il soulève : les études de Daniel Aranda sur la reprise de personnages ; les travaux érudits des médiévistes sur les ensembles cycliques ; la réflexion d’Anne Besson sur les cycles et les séries (D’Asimov à Tolkien) ; l’analyse que Lubomir Doležel consacre dans Heterocosmica aux « réécritures postmodernes » envisagées du point de vue de la sémantique des mondes possibles ; la typologie des formes de l’hypertextualité dans le Palimpsestes de Genette ; les travaux de logiciens de la fiction comme John Woods (The Logic of Fiction) ; l’ouvrage de John Tulloch et d’Henry Jenkins sur la réception fanique, Science Fiction Audiences — et bien d’autres encore. Cette traversée des frontières méthodologiques, et parfois disciplinaires, m’est apparue incontournable compte tenu de l’imbrication des paramètres qu’implique la lecture d’un texte transfictionnel.

Au nombre des diverses disciplines que vous avez dû convoquer dans un souci d’opérativité figurent notamment les « études culturelles », que nombre de théoriciens français considèrent pour le moins avec quelque suspicion. Or, compte tenu de la diversité de votre corpus, une telle démarche paraissait nécessaire pour mettre au jour les spécificités de la transfictionnalité dans le « champ médiatique ». Pourriez-vous préciser en quoi, dans ce cadre particulier, votre objet se singularise par rapport à ses autres manifestations, et clarifier les liens de la « transfictionnalité en régime médiatique » et des particularités sémiotiques qui la régissent alors ?

Vous touchez là deux questions que je vais tenter d’aborder successivement tout en reconnaissant qu’elles sont souvent imbriquées dans les faits.

La première est celle des rapports, disons institutionnels, entre les courants disciplinaires et, à travers eux, entre les objets sur lesquels ces courants se penchent. Le fait que je travaille en contexte nord-américain n’est sans doute pas étranger à l’accueil que j’ai fait aux études culturelles, dont j’ai considéré les propositions, analyses et hypothèses sans faire intervenir de jugement de valeur sur la qualité esthétique des objets et pratiques sur quoi elles portent. Je n’ai pas voulu pour autant « dissoudre » ces objets et pratiques dans un cadre indifférent aux phénomènes de hiérarchisation culturelle. Il est net que, dans notre culture, un film hollywoodien ou une fan fiction anonyme diffusée dans Internet ne se voient pas attribuer le même statut qu’un roman publié chez Minuit. Je n’ai pas voulu écarter les premiers, ne serait-ce que parce que leur examen permet de faire apparaître des situations tout à fait spécifiques : l’essaimage médiatique des fictions et la culture fanique conduisent à un « emballement » de la transfictionnalité sans commune mesure avec ce que la littérature légitime permet d’observer ; la notion d’auteur est loin d’y exercer l’emprise que, mort de l’auteur ou pas, nous lui attribuons encore souvent ; les pratiques y réfèrent plus volontiers à l’idée de monde fictif qu’à celles d’œuvre ou de récit. Mais je n’ai pas voulu pour autant rester sourd au fait que la réception est affectée par les statuts fort différents qui sont attribués à ces divers objets. Le mérite des études culturelles est d’avoir — à la suite du formalisme et du structuralisme — ouvert le champ du savoir à des domaines dont l’exclusion ne reposait sur aucune autre justification que leur dévaluation esthétique et institutionnelle3. La démarche des études culturelles n’est cependant pas à l’abri de toute critique. La contestation du canon, de la littérature légitime, y conduit parfois à une conception quelque peu euphorique de la culture de masse, et notamment, chez certains, à un aveuglement face au jeu des forces économiques ; l’attention aux questions idéologiques s’y limite bien souvent aux droits d’une constellation de communautés (minorités linguistiques ou sexuelles, notamment) dont on cherche à voir comment elles sont représentées (comme si la représentation fictionnelle devait suppléer la représentation politique) ; l’effort (souvent volontariste, d’ailleurs) pour légitimer la fan fiction s’y fait parfois au nom de valeurs romantiques comme l’expression de l’auteur (cela s’observe notamment chez Henry Jenkins qui, voulant démentir la perception commune qui réduit les fans à des récepteurs obnubilés par leurs séries de prédilection, lui oppose l’image de spectateurs actifs parce qu’utilisant ces séries comme un matériau leur permettant d’exprimer leurs préoccupations personnelles — comme si la légitimation de cette pratique ne pouvait que passer par sa réconciliation avec le mythe romantique de l’auteur).

La seconde question est celle des différentes matérialités sémiotiques sur quoi peut reposer la fiction. La transfictionnalité a vocation de traverser les frontières de l’œuvre ; cette traversée peut bien entendu amener les éléments fictifs à « réapparaître » dans un média différent : Emma Bovary est passée du roman au cinéma ; Milou, le fidèle chien de Tintin, a donné des entretiens ; l’univers de Star Trek connaît d’innombrables prolongements sur quantité de supports... Cette fluidité ne parvient pas tout à fait à masquer les réelles frictions que cela entraîne. La conception dominante de la fiction est en effet aux prises avec un paradoxe. D’une part, l’on convient que les personnages, lieux et événements fictifs n’« existent » que parce qu’il en est question dans un texte (en donnant encore une fois à ce terme une acception large : récit, représentation dramatique, film, émission télé...) ; ils seraient donc déterminés par ce dernier. D’autre part, l’on pense volontiers ces éléments fictifs comme indépendants des agencements discursifs (ou plus largement sémiotiques) spécifiques qui les instaurent : Emma Bovary demeurerait Emma Bovary, qu’elle se manifeste sous forme de mots sur la page ou sous celle d’images en mouvements. Ce terme même de « manifestation » indique bien la position seconde et subordonnée que, dans cette manière de voir (et de pratiquer) la fiction, l’on assigne aux matérialités sémiotiques en cause.

On serait tenté de voir dans la transfictionnalité une exacerbation de ce régime de fiction, puisqu’elle implique une émancipation qui irait de pair avec une indifférenciation du dispositif concret d’instauration de la fiction. Cette indifférenciation qui, face à un roman par exemple, a un caractère virtuel (le lecteur pouvant « reformuler mentalement » à sa guise ce qu’il lit), devient en quelque sorte tangible puisqu’on retrouve les mêmes personnages dans d’autres livres ou même d’autres médias.

Comme tous les mécanismes d’exacerbation, toutefois, la transfictionnalité peut, délibérément ou non, faire apparaître des tensions habituellement silencieuses. Le malaise souvent observé face aux adaptations n’est, bien souvent, que la trace indirecte et confuse de cette tension qui surgit lorsqu’une indifférenciation (celle postulée par le lecteur de roman qui se figure tel personnage sous tels traits, lui prête telle voix, etc.) se heurte à une autre indifférenciation, celle à laquelle nous invite le film, disons, qui opte pour tel comédien, telle direction photo, tel rythme induit par le montage...

Ce qu’on peut imaginer, maintenant, c’est un dispositif transfictionnel multimédiatique qui exploiterait ces tensions, un peu comme Robert Pinget l’a fait à l’échelle textuelle en mettant en place, dans des fictions comme L’Inquisitoire, L’ennemi, Un testament bizarre, etc., un tissu inextricable de versions se contestant les unes les autres. Il s’agirait, cette fois, d’étendre ce fonctionnement paradoxal en intégrant les spécificités sémiotiques de divers médias, en élaborant un dédale transfictionnel dont les pièges, les leurres, les surprises, tiendraient précisément à ce que les données fictives y dépendraient du fait qu’il s’agit, ici d’une bande dessinée, là l’un récit, là encore d’un jeu vidéo... Mais un tel dispositif reste encore à réaliser à ma connaissance.

Comme quoi, la théorie peut bel et bien servir à « inventer la pratique »… Vous venez, à juste titre, d’insister sur le pouvoir que possède la transfictionnalité de « faire apparaître des tensions habituellement silencieuses ». A la lecture du chapitre 9 de votre ouvrage, on s’avise que ce rôle de révélateur concerne notamment certains présupposés de l’activité critique. Le critique « psychologisant » apparaît ainsi comme le Monsieur Jourdain de la transfictionnalité ; mais c’est plus généralement, et de façon plus décisive, le geste critique en tant que tel qui se trouve « engagé sur le terrain de la transfictionnalité » (p. 532). Pourriez-vous éclairer cet aspect de votre réflexion qui, sans pour autant que vous perdiez de vue l’objet précis sur lequel vous travaillez, confère à votre recherche une dimension générale susceptible d’intéresser tout spécialiste de littérature – et plus généralement de fiction ?

Critique et transfictionnalité ne sont pas censées faire bon ménage, du moins, dans notre culture, depuis la fin de l’âge classique. La première s’interroge sur la forme ou le sens des textes et n’a pas vocation de prolonger la diégèse des œuvres. Il existe toutefois une variété de la critique qui ne se gêne pas pour le faire : c’est l’holmésologie et, depuis, la critique fanique, qui risquent des spéculations à propos de zones de la fiction sur quoi le récit se tait, et qui peuvent aller jusqu’à remettre ce dernier en question au nom de « ce qui a dû arriver » : Watson avait un frère dont il n’a jamais rien dit, le combat entre Holmes et Moriarty près des chutes de Reichenbach ne s’est pas déroulé comme il est rapporté dans « La maison vide », etc.

Cette critique de toute évidence ludique (mais très « pince sans rire », et qui n’hésite pas par exemple à feindre que les événements fictifs sont advenus en réalité) semble ainsi se mettre elle-même au ban de la critique officielle, sérieuse, qui s’interdirait de telles manœuvres, révélatrices à ses yeux d’une forme aggravée d’illusion référentielle. Les choses sont cependant moins simples, d’abord parce que l’holmésologie est en fait un jeu sophistiqué dont ni les auteurs ni les lecteurs ne sont dupes, ensuite parce que la critique officielle, malgré qu’elle en ait, est loin d’être à l’abri des tentations transfictionnelles — qu’elle aura plutôt tendance, toutefois, à assouvir sur le plan psychologique, comme si les inférences concernant l’état d’esprit des personnages, leurs pulsions ou leur intersubjectivité ne constituaient pas, elles aussi, des adjonctions de la part de l’interprète. De larges pans de la critique, « traditionnelle » ou non, versent ainsi, ici et là, dans une forme insidieuse de transfictionnalité — insidieuse non seulement parce qu’elle ne se reconnaît pas comme telle, mais surtout parce qu’elle rend pratiquement sans effet les opérateurs métafictionnels qu’elle met par ailleurs en place : c’est une critique qui désigne bien les personnages comme tels (à la différence de l’holmésologie qui traite par exemple Watson comme l’auteur réel des récits consacrés à son ami Holmes) mais qui, dans les faits, veut ignorer les conséquences de cette fictivité en supposant ces personnages gros d’une intériorité que le critique s’emploie à reconstituer.

C’est donc à deux titres que la critique m’a intéressé. D’une part, en tant que contribution, délibérée ou non, reconnue ou non, à la transfictionnalité, phénomène qu’on aurait pu croire limité aux œuvres de fiction alors qu’il présente, on le voit, des ramifications inattendues. Surgissent alors un certain nombre de questions, en particulier sur les rapports entre interprétation et invention, de même qu’entre virtualité et intervention : Dans quelle mesure la critique actualise-t-elle des « possibles » que le texte de départ recèlerait ? Dans quelle mesure construit-elle ce qu’elle attribue, rhétoriquement, à un « vouloir dire » de ce texte ?

Ce qui m’a intéressé, d’autre part, c’est la place de la critique dans le complexe jeu de cadres qui se déploie autour de la fiction. Par définition, le discours critique se situe à l’extérieur de ce cadre ; c’est cette extériorité qui lui permet de désigner la fiction comme fiction. Les choses deviennent toutefois moins nettes à partir du moment où la critique prolonge la fiction dont elle traite : cela la situe en principe à l’intérieur du cadre fictionnel — un cadre qu’il revient alors au lecteur de tracer, ce qui est relativement aisé dans le cas de l’holmésologie, du fait de son ludisme, mais qui l’est moins dans celui de la critique transfictionnelle « honteuse », psychologisante par exemple, dont le statut apparaît dès lors singulièrement ambivalent.

Au-delà ou en deçà - c’est selon - de ce potentiel rôle de prisme méta-critique et/ou de « révélateur » épistémologique, la transfictionnalité, vecteur de gratifications intenses et variées, est susceptible d’exercer sur certains une véritable fascination. Répondre à une question telle que « pourquoi la transfictionnalité ? » constituerait sans doute une gageure… mais, fort de votre enquête, pourriez-vous nous dire quels sont aujourd’hui à vos yeux les dessous en quelque sorte « anthropologiques » de la transfictionnalité – ce qui revient à tenter de cerner les attentes voire les besoins qu’en nous elle vient satisfaire ou combler ?

Je ne suis pas anthropologue ni psychologue et répondrai donc avec prudence. Pourquoi la transfictionnalité ? Les réponses spontanées qu’on peut être tenté d’avancer — pour explorer plus avant le monde fictif, en apprendre davantage sur les personnages, découvrir ce qui leur arrive ensuite (ou avant que le récit ne débute) — présupposent cela même qui rend la transfictionnalité suspecte aux yeux de plusieurs : un emballement apparemment irrépressible de l’imaginaire qui amènerait à tenir le texte, ses agencements et ses silences pour indifférents. Mais est-ce bien sûr ? On pourrait avancer, inversement, que le « désir de transfictionnalité » est lié au trouble qui accompagne la traversée de frontières jamais complètement effacées. Ou alors : l’amateur de transfictionnalité privilégierait l’univers fictif, ses replis, ses prolongements rhizomiques, au détriment du récit, avec sa structure orientée et la satisfaction attendue du dénouement ; mais ces prolongements prennent pour la plupart la forme, eux aussi, de récits et c’est manifestement cela aussi que recherchent les amateurs.

Mais ces observations contrastées s’inscrivent toutes à l’intérieur de ce qu’on pourrait appeler le régime opéral de la fiction : l’idée, bien implantée dans notre culture, selon laquelle les œuvres, émanant d’un auteur détenteur de leur sens, sont closes (cette idée présuppose à son tour la fixité du texte). Le regard anthropologique, à supposer que nous parvenions à le construire avec quelque rigueur et de manière point trop spéculative, nous amènerait peut-être à reconnaître que, sur le très long terme, c’est ce régime opéral et non la transfictionnalité qui constitue l’exception curieuse. Selon des modalités et à des degrés certes variables, l’Antiquité, le Moyen Âge et l’âge classique ne pratiquaient ni ne concevaient la fiction comme nous le faisons ; ce qui nous apparaît comme une manière de transgression (ou du moins de suspension) de la clôture de l’œuvre y constituait sans doute plutôt la norme, faute de clôture nette à franchir. Aujourd’hui même, la culture médiatique met en place un régime de fiction où la notion d’auteur tend à s’estomper, où la circulation des données fictives est nettement plus proliférante et fluide. Il faut cependant ajouter qu’elle le fait en suscitant ses propres tensions : la culture médiatique ne nous ramène pas à une origine mythique des pratiques fictionnelles, mais coexiste de manière instable avec un régime opéral qui n’est plus tout à fait hégémonique mais qui est loin d’avoir disparu.

Une éventuelle approche anthropologique ne dispenserait donc pas d’aborder l’historicité des pratiques et des conceptions qui les sous-tendent. Un poéticien du Moyen Âge, à supposer qu’il s’en serait trouvé un pour se pencher sur ce qui correspondait à cette catégorie — à savoir l’ensemble ou presque de la production fictionnelle d’alors —, n’aurait pas, n’aurait pu aborder la chose comme je l’ai fait. L’avantage, si je puis dire, qui est le nôtre, c’est de travailler à un moment de l’histoire où les pratiques transfictionnelles ont (encore ?) quelque chose de saillant, de sidérant dans certains cas, tout en offrant une fréquence et une variété permettant d’observer la richesse du phénomène. C’est cette instabilité, cette dynamique qui m’ont intéressé, davantage qu’une stabilité transhistorique des motivations profondes qui mérite sans doute elle aussi d’être étudiée de près.

Pour ne pas (tout à fait) clore cet entretien… votre livre « s’achève » sur une rubrique intitulée « A suivre », qui donne donc clairement à entendre que le travail déjà considérable auquel vous vous êtes livré n’a pas encore atteint son terme. Que vous y ayez songé dès la conception ou durant l’écriture de vos Fictions transfuges, ou encore depuis lors, pourriez-vous nous indiquer quels éventuels amendements, compléments ou prolongements appellerait selon vous l’étude de la transfictionnalité ?

Dans mon esprit, cet « À suivre » ne s’adresse pas seulement à moi mais aussi aux chercheurs qui voudront bien, en fonction de leurs champs d’intérêts, s’interroger sur ces questions (les différents usages esthétiques de la transfictionnalité, sa dimension intersémiotique, l’incidence qu’ont sur elle les fluctuations à long terme de l’idée de fiction) — ou sur tous les points que j’ai pu négliger, et il y en a certainement beaucoup. Entre temps, de mon côté, c’est à une question perpendiculaire que je devrais d’abord m’attacher.

En effet, ce qui est devenu Fictions transfuges ne devait au départ former qu’une partie d’un ouvrage de plus vaste étendue (!) consacré aux différentes formes de « perforation » ou de vacillement du cadre fictionnel. L’ampleur du continent transfictionnel et l’objectif de donner à cette notion sa pleine cohérence m’ont finalement amené à lui consacrer un livre entier et à différer l’autre volet du diptyque. Celui-ci tentera d’élaborer une poétique générale du trompe-l’œil et portera notamment sur la dénégation métafictionnelle, sur les fictions qui, explicitement ou (le plus souvent) tacitement, se nient comme fictions, à l’instar des romans en forme de manuscrits trouvés du 18ème siècle ou des essais de Borges sur des écrivains imaginaires (Pierre Ménard, Herbert Quain...) : autant de dispositifs dans lesquels je vois l’équivalent littéraire (quoique approximatif, et il faudra penser aussi ce décalage) du trompe-l’œil pictural, où il s’agit pour la toile de se nier comme toile au profit d’un effet de réalité aussi saisissant que fragile. Ce sera l’occasion de me pencher sur un certain nombre de paradoxes latents de la fiction, discours en principe soustrait aux jugements de vérité (un récit fictionnel n’est ni vrai ni mensonger, selon la définition classique de Strawson), mais qui déclenche toute une série de problèmes curieux dès lors qu’il tente d’interférer, de l’intérieur en quelque sorte, avec cette indétermination catégorielle imposée par son propre cadre.

Je serai alors, si j’y parviens, arrivé au terme, pour moi, d’une assez longue réflexion sur les rapports pas toujours pacifiques entre la teneur et le statut des fictions, entre ce qu’elles disent et ce qu’elles (se) font, entre l’illusion qu’elles ont vocation d’instaurer et l’appareillage silencieux et mobile sur quoi cette illusion repose.

La suite ne m’appartient pas, ou du moins pas complètement. Comme tous les outils conceptuels, ceux que j’ai forgés dépendent de l’usage qu’on voudra bien en faire, des développements ou des remaniements qu’on leur apportera. Je n’aurais pas parlé de transfictionnalité s’il n’y avait eu, en amont, tous ces travaux sur les personnages reparaissant, les univers partagés, l’hypertextualité, les cycles et les séries... Gageons que la théorie nous réserve, en aval, quelques surprises.

 

 

 

 

1 Les Klingons sont l’une des espèces extraterrestres qui peuplent l’univers de Star Trek. Ils sont d’ailleurs l’objet d’une élaboration transfictionnelle particulièrement poussée puisque leur langue, conçue par le linguiste Marc Okrand, est codifiée dans un dictionnaire, étudiée dans une revue savante (HolQed, the Journal of the Klingon Institute) et a donné lieu à des traductions, notamment de pièces de Shakespeare.

2 J’ai abordé ces points dans L’empire du pseudo, modernités de la science-fiction.

3 Cette partie serait-elle en voie d’être gagnée, y compris en France ? Un critique de mon ouvrage lui a reproché d’avoir fait trop de place aux exemples littéraires et pas suffisamment au cinéma, à la bande dessinée ou au jeu vidéo...

 

 

Entretien publié le 20 avril 2012

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