Pourquoi la fiction?

Entretien avec Jean-Marie Schaeffer, directeur de recherches au CNRS, auteur de Pourquoi la fiction? (Seuil, 1999)

 

par Alexandre Prstojevic

Alexandre Prstojevic: Dans votre dernier livre Pourquoi la fiction ? vous souscrivez à la thèse de la fiction comme convention sociale et expliquez que celle-ci nécessite un apprentissage et sous-entend l'acceptation d'un contrat de lecture. Quelle est votre attitude envers les uvres " limites " qui semblent vouloir " casser " ce contrat (par exemple Sir Andrew Marbot d'Hildesheimer, Un tombeau pour Boris Davidovitch de Danilo Kis) ?

Jean-Marie Schaeffer: Il faut d'abord distinguer entre la question de la fiction et la question de l'oeuvre littéraire. On a souvent tendance à identifier la fiction à la littérature, à dire que toute littérature est fiction, ou que toute fiction est littérature, alors que ce sont deux problèmes tout à fait différents. Pour moi, la fiction, avant de relever de l'art en général (éventuellement de la littérature en particulier), est une compétence psychologique que le petit enfant apprend et qui joue un très grand rôle dans sa vie mais aussi dans celle de l'adulte.

Pour cette raison, le fait que des écrivains jouent avec les limites de la fiction ne me pose pas problème. Je ne considère pas que la relation entre la fiction et la littérature devrait être une relation d'identité.

A.P. Est-ce la raison pour laquelle, dans Pourquoi la fiction ?, vous avez mis de côté la réflexion proprement esthétique sur l'art d'écrire et sur le cinéma ?

Jean-Marie Schaeffer: Non seulement j'ai mis de côté la réflexion proprement esthétique mais j'ai aussi traité comme point secondaire toute la problématique artistique. Ce qui m'intéressait, c'était de montrer sur un cas concret comment des pratiques artistiques tirent profit des compétences humaines qui préexistent aux arts.

Ce qui explique, selon moi, l'importance des arts dans la vie des hommes depuis que les hommes existent, c'est justement le fait qu'il n'y a pas d'un côté la vie que nous menons et de l'autre les pratiques artistiques. Il existe un lien indissoluble entre les deux et ce lien tient notamment au fait que les pratiques artistiques tirent profit de ressources mentales qui, par ailleurs, ont aussi des fonctions non artistiques. Si on ne comprend pas cela, on ne comprend pas l'art ni la vie, on ne comprend pas pourquoi l'homme s'intéresse à l'art et pourquoi il a produit des arts.

A.P. C'est ainsi que vous arrivez à la conclusion que l'art est consubstantiel à l'homme

Jean-Marie Schaeffer: Je voulais montrer, sur un cas particulièrement significatif, en quel sens l'art est un développement naturel de la culture humaine du point de vue à la fois de l'évolution historique et du développement individuel. En effet, pour comprendre d'où vient la fiction il faut se poser au moins deux questions : quelle est l'origine historique ou phylogénétique de la fiction et comment un jeune être humain apprend-il peu à peu à maîtriser ce complexe et ambigu jeu de règles qu'est la fiction. En d'autres termes, je crois que la fiction permet de comprendre à la fois une des sources des pratiques artistiques du point de vue de l'histoire culturelle de l'humanité et du point de vue des individus que nous sommes tous.

A.P. Vous suggérez que la frontière entre le monde réel et la fiction est caractérisée par une plus grande porosité qu'on ne croyait. D'un côté, il serait par trop dangereux de refuser toute tentative de classification des récits littéraires selon leur conformité au monde réel (cela ouvrirait la voie à toutes sortes d'abus sous le prétexte qu' " on fait de la littérature "), d'un autre côté, peut-on, après des expériences telles que Marbot, Un tombeau pour Boris Davidovitch ou Le Protocole des sages de Sion, encore parler et juger de la fidélité au réel d'un récit à partir de sa forme seule ?

Jean-Marie Schaeffer: Même s'il n'y a pas de critères de reconnaissance interne de la fiction, dans beaucoup de cas nous reconnaissons effectivement la fiction à partir des critères internes. Il est pourtant vrai qu'on peut toujours produire une fiction où on barre, où on élimine ces critères internes. D'ailleurs, la théorie de Searle ne prétendait pas qu'on ne pouvait pas, par acculturation, reconnaître quand on a affaire à une fiction et quand on n'a pas affaire à une fiction. Il disait simplement que rien n'interdit qu'on produise une fiction qui soit exactement comme serait le récit véridique correspondant. Les livres dont nous avons parlé relèvent de ce cas de figure.

En même temps, ils relèvent de statuts très différents : la question de la vérité se pose autrement pour Marbot et pour Le Protocole. Marbot est, à la limite, une mystification, Les Sages est un faux. Alors où est la frontière entre la mystification et le faux ?

La véritable frontière se situe, il me semble, du côté de la responsabilité éthique ou morale de celui qui raconte. Elle ne se situe pas du côté du récepteur parce qu'il est relativement facile d'induire un récepteur en erreur. Il est relativement facile de faire passer une histoire mensongère pour une histoire véridique. L'histoire mondiale est composée en grande partie de récits faux qui passent pour des récits vrais.
C'est une question qui ne peut être résolue qu'au niveau du scripteur. Est-ce qu'il joue le jeu ? Est-ce qu'il accepte de permettre au récepteur de reconnaître le cadre pragmatique qui convient ou est-ce qu'il décide de lui cacher ce cadre ? Si on a une conception consciente de l'éthique, on dira que chaque fois qu'un auteur interdit au lecteur de reconnaître cette frontière il commet un forfait moral. Ca vaudrait pour Marbot aussi bien que pour Le Protocole.

A.P. Mais on sent bien que l'enjeu n'est pas le même

Jean-Marie Schaeffer: Je dirais que Hildesheimer, en fait, comptait sur un deuxième cadre pragmatique, plus général, qui était le cadre pragmatique de l'institution littéraire. Il s'adressait à une catégorie bien spécifique de lecteurs et à un cercle social particulier dans une intention proprement littéraire. Ce n'est pas du tout le cas d'un livre comme Le Protocole des sages de Sion qui est tout simplement un faux de propagande. Même moralement, je pense que la situation n'est pas la même. Elle n'est pas la même aussi parce que Hildesheimer a lui-même, une fois le livre paru, insisté sur le fait que c'était bien une fiction et que c'était une expérience. Il y a une différence entre une expérience littéraire et une manipulation, mais sur le fond, effectivement, il n'y a pas de garantie, il n'y a jamais eu de garanties qui nous permettent de savoir si un récit est vrai ou faux.

Il me semble qu'il y avait une autre question dans votre question : celle qui pouvait se poser à l'intérieur même de la fiction entre l'affabulation et la fiction qui reflète fidèlement le monde réel. Je pense que cette question-là est d'abord une question de goût littéraire et qui dit goût littéraire dit goût social, goût qui change selon les générations, qui change selon la constellation sociale globale dans laquelle on vit. Mais ça reste essentiellement un choix de goût, étant entendu que ce choix est sans doute lié à des choix globaux existentiels sociaux et politiques plus importants et qu'il faudrait étudier

J'ajouterais seulement que ce qui est l'affabulation pour l'un ne l'est pas nécessairement pour l'autre. Un même type de littérature qui, à une époque donnée, fonctionnait finalement comme une littérature réaliste sera considéré quelques siècles plus tard comme relevant de l'affabulation pure et simple parce que (entre autres) le savoir encyclopédique du monde a changé : les choses qui étaient tenues pour vraies à un moment donné de l'histoire ne le sont plus quelques siècles plus tard La fidélité même d'un discours n'est pas vécue comme une grandeur constante au fil de l'histoire : un même récit peut se déplacer au fil des siècles sur cette ligne continue qui va de la fidélité à l'affabulation pure et simple.

A.P. Cette affirmation vous situe à l'opposé de Dorrit Cohn qui, dans Le Propre de la fiction, définit les " marqueurs de fictionnalité " à l'intérieur même du texte romanesque. Que pensez vous de ce genre de critères et notamment de celui qui permet de reconnaître une fiction par l'aptitude qu'a son auteur à pénétrer la conscience de ses personnages ?

Jean-Marie Schaeffer: Comme critère empirique c'est manifestement un bon critère puisque, effectivement, l'accès directe aux pensées des personnages est beaucoup plus massivement pratiqué dans ce qui relève de la fiction que dans ce qui relève du factuel.

Maintenant, si on veut en faire une définition, cela ne marche plus parce que rien n'interdit de faire des fictions là où il n'y a aucun accès à la conscience des personnages. En plus, en en faisant le point central on obtient une vision historique faussée de la fiction parce que ces traits-là caractérisent massivement la fiction seulement depuis le XIXe siècle. Lorsqu'on remonte en arrière, cet aspect là - bien qu'il ne soit pas complètement absent - est beaucoup moins présent.

Enfin, lorsqu'on lit de manière détaillée des textes factuels on découvre que rares sont les textes factuels qui s'abstiennent de toute lecture directe de l'âme de leurs personnages. C'est dire que la différence n'est qu'une différence de parcimonie

A.P. Je voudrais revenir à la question des mécanismes qui nous permettent de garder un certain contrôle face à la fiction, qui nous permettent de réagir, de nous " réveiller " lorsque les représentations deviennent trop fortes ou trop dangereuses. Vous avez abordé cette problématique en parlant du cinéma. Dans ce cas concret, c'est la qualité technique de la réalisation qui permet de happer plus efficacement le spectateur et, en même temps cette même excellence technique permet au spectateur de se réveiller, de prendre conscience qu'il a affaire à une fiction et non pas au monde réel. Qu'en est-il du récit littéraire ? Quels sont les garde-fous qui permettraient de dire qu'un livre est allé trop loin, qu'il faut se " réveiller " sous peine de tomber dans le syndrome d'Emma Bovary, ou plus grave encore, dans celui du Protocole des sages de Sion ?

Jean-Marie Schaeffer: Je dirais que les garde-fous sont presque des garde-fous de corporéité et de motricité. Pour la lecture c'est évident : on est assis, on tient un livre La position du corps ne correspond pas à l'immersion fictionnelle.

C'est pourquoi j'ai parlé du rêve. Chez les animaux, par exemple, on a bien cette dissociation entre un vécu mental et la motricité : les chats ou les chiens qui rêvent bougent leurs pattes. Ces ébauches d'actions motrices montrent qu'il existe un fonctionnement de l'esprit dans lequel la représentation mentale peut fonctionner de manière tout à fait normale mais les liens sont coupés avec les traductions motrices qui normalement devraient y correspondre.

Donc, quand nous lisons une fiction nous nous trouvons dans des contextes d'être dans notre corps qui sont de véritables garde-fous. Lorsque nous jouons, comme dans les jeux des enfants par exemple, ces garde-fous-là n'existent plus. C'est ce qui explique qu'il y a parfois des basculements. Ainsi, dans les jeux de rôles aussi bien chez les adolescents que chez les adultes il peut y avoir des basculements qui peuvent aller jusqu'à la violence réelle. Il ne faut pas oublier ce risque car, si la fiction nous attire autant, c'est aussi en raison de ce risque de basculement. Simplement, en situation normale on a développé des dispositifs qui empêchent ce passage à l'acte. Mais lorsque le mimème est un mimème actanciel, la distance est évidemment beaucoup plus réduite et le danger de passage à l'acte augmente en conséquence.

Il y a un autre danger qui explique pourquoi Platon était si méfiant face à la fiction : c'est la contamination. Ce n'est donc pas le passage à l'acte immédiat mais le risque que ces représentations fictionnelles se transforment en des modélisations prescriptives et induisent plus tard des comportements en rapport avec ces modélisations, ce qui - du point de vue platonicien - impliquait que l'Etat veille à ce que les imitations (si, déjà, il faut imiter ) se limitent à l'imitation de bonnes personnes.

Après tout, cette question d'imitation de bonnes actions revient aujourd'hui avec la question de la censure de la violence au cinéma ou dans les jeux vidéo. Je crois qu'en réalité, là aussi la réponse est compliquée parce que c'est la rareté des jeux fictionnels qui augmente le risque à la fois d'un passage à l'acte et d'une contamination. Si la fiction est une compétence, alors elle implique un apprentissage.

La fiction est ce domaine qui n'est ni la réalité ni la pure affabulation. Elle est ce avec quoi on peut jouer sans s'y abîmer. Si on peut jouer avec le danger, et si tout le monde veut y jouer, c'est sans doute parce que, de cette façon-là, l'être humain peut vivre mentalement des situations soit attrayantes soit traumatisantes sans avoir à en payer le prix mais tout en pouvant en retirer certains profits en tant que situation qu'il aura plutôt intérêt à éviter dans l'avenir ou à reconnaître avant qu'elles ne s'enclenchent aussi loin qu'elles sont enclenchées dans la fiction qu'il vient d'imaginer. On peut vivre parfois des réalités plus difficiles que celles qu'on vit dans la vie de tous les jours. En les vivant fictionnellement, on peut se donner les moyens de reconnaître dans la réalité les amorces d'une telle situation et d'y couper court parce que, justement, on s'est imaginé ces conséquences

A.P. C'est cette vertu cognitive de la fiction à laquelle vous consacrez une grande attention dans votre livre et qui montre en même temps votre proximité avec certaines thèses de la psychologie cognitive

Jean-Marie Schaeffer: Oui. Je regrette pourtant un peu d'avoir employé le terme " cognitif " Ce terme est souvent lié à l'opposition cognitif / affectif. Or, quand je dis " fonction cognitive ", c'est une cognition qui est saturée affectivement. Il me semble qu'il n'y a que cette cognition-là qui soit effective dans la vie réelle. Seules les croyances qui sont saturées affectivement guident nos actions. Les autres sont bonnes à entretenir dans nos moments de loisir mais lorsqu'il faut vivre eh bien nous nous identifions à nos croyances.

A.P. Je voudrais revenir une dernière fois sur la question du rapport entre le monde réel et la fiction. Comment expliquez-vous le fait que le cinéma - qui semble pourtant posséder, comme on vient de le voir, des moyens de " persuasion " nettement plus efficaces que le récit verbal - se révèle parfois moins convaincant que la littérature ? Comment se fait-il que la littérature, comme nous le montre si éloquemment le cas de Marbot, continue à tromper plus - et plus souvent - que le film ?

Jean-Marie Schaeffer: Il faut d'abord prendre en compte le canal à travers lequel passe la fiction, autrement dit le véhicule sémiotique. Le cinéma passe à travers la perception visuelle et auditive qui fonctionne autrement que la réception linguistique.

Dans le cas du cinéma, il est question d'un leurre hyperréaliste qui a pour fonction d'induire des transferts perceptuels. C'est une amorce perceptive qui est censée augmenter l'immersion mais qui - lorsqu'elle devient trop forte - nous fait sursauter. La synesthésie de notre corps nous rappelle que nous sommes bien assis dans un fauteuil dans une salle noire Cela marche dans le cas du cinéma parce que le cinéma s'adresse à notre perception visuelle et que la perception visuelle, du moins en grande partie, est traitée préattentionnellement. Dans la vie de tous les jours, nous ne survivrions pas longtemps si la perception visuelle devait être traitée entièrement de manière attentionnelle. La plupart des objets qui se déplacent rapidement et qui sont des dangers ne peuvent être évités que parce que, justement, notre cerveau traite préattentionnellement ces stimuli et produit la réaction motrice de reculer avant même que nous ayons conscience de ce qui arrive sur nous.

Dans le cas de Marbot on a un leurre qui fonctionne tout à fait différemment. Je ne pense pas qu'il fonctionne au niveau préattentionnel. Il fonctionne tout simplement parce que le texte de Marbot imite un texte factuel. Il nous attrape au niveau de nos croyances conscientes. Les gens ont vraiment cru, en lisant ce livre, qu'ils tenaient entre les mains une vraie biographie d'un critique d'art appelé Marbot, d'origine anglaise, ayant vécu dans la première moitié du XIXe siècle. Donc, c'est une question non pas de tromperie perceptuelle, mais de tromperie au niveau de nos croyances conscientes. Cela explique aussi pourquoi c'est si efficace. Au niveau de nos croyances, notre synesthésie corporelle ne peut plus jouer comme correctif. C'est croyance contre croyance !

En conclusion, il n'est pas étonnant qu'une fiction littéraire soit plus efficace que des leurres hypernormaux au cinéma. Un texte fonctionne par des phrases, et des phrases induisent des processus / questionnements du type " est-ce que c'est vrai ? est-ce que c'est faux?". On a affaire à une efficacité d'un autre niveau que dans le cas du cinéma.

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