Témoignage en résistance

 

Entretien avec Philippe Mesnard à propos de son ouvrage Témoignage en résistance (Paris, Stock, 2007).

 

 

propos recueillis par Alexandre Prstojevic et Luba Jurgenson

Alexandre Prstojevic : Dans Témoignage en résistance, aboutissement de plusieurs années de travail sur la représentation de la violence dans le domaine de l’art – je rappelle que vous animez un séminaire consacré à cette question au Collège international de philosophie et que vous avez été le responsable de plusieurs expositions en France, en Italie, en Allemagne et en Belgique portant sur le témoignage – vous définissez quatre grandes configurations qui régissent un demi-siècle de témoignage sur la persécution des Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale. À mon sens, il s’agit de la première tentative en France d’effectuer une lecture esthétique aussi globale et approfondie de ce vaste corpus. Pourriez-vous présenter aux lecteurs de Vox Poetica votre « système » ?

Ce n’est pas un système, c’est un modèle heuristique inspiré par le constat qu’il y a des témoignages qui répondent aux exigences esthétiques et génériques du réalisme – et d’autres qui y dérogent (à quelles conditions ceux-ci peuvent-ils s’accomplir ainsi ? Comment procèdent-ils ?) ; inspiré aussi par le constat que les débats sur la représentation de la Shoah et, en corollaire, son irreprésentabilité se posent de façon comparable en termes de réalisme, ce qui permet de convoquer la littérature et ses théories, et de convoquer d’autres arts de la représentation (le théâtre, notamment). Il fallait chercher une entrée moins polémique, moins minée (c’est aussi ce qu’a cherché Luba Jurgenson dans son précédent livre : L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ? [2003]). Il s’agit avec ce modèle heuristique d’ouvrir des voies qui, comme les sentiers sur les crêtes, permettent d’adopter différents point de vue tout en avançant – pour avancer. Soit dit en passant, j’aimerais que ce modèle – que tout modèle – s’autodétruise une fois accomplie l’interprétation qu’il permet et laisse alors véritablement place à l’œuvre, qu’il introduise à la lecture des œuvres, non qu’il les clôt.

Ce modèle est composé de quatre configurations en tension les unes avec les autres, quatre configurations qui dialoguent, qui peuvent échanger leur procédé – pas leur logique. Le seul risque que j’ai pris avec cet effort théorique était de proposer un modèle théorique alors que notre époque s’y prête mal. Et que le sujet y résiste. D’ailleurs, c’est aussi le sens que j’ai voulu placer en filigrane avec mon titre : Témoignage en résistance. Le témoignage résiste à la théorie, essayons de le mettre à l’épreuve de la théorie et que la théorie fasse l’épreuve du témoignage, on verra ce qu’il en résultera. Quatre configurations. Sans m’y attarder, voilà en quoi elles consistent (et sur quoi elles insistent, dirait Lacan).

La configuration réaliste postule une transparence du langage au monde livrant celui-ci au destinataire (lecteur, spectateur, visiteur…) comme si il y était. Livrant ce qui est représenté comme ce qui est – ou a été.  Ce faisant, la différence entre ce qui représente et ce qui est représenté est abolie par un média convoqué pour la maîtrise totale (en fait, à intention totalisante, car la maîtrise parfaite n’y parvient jamais) du réel ; abolie également par une manière d’utiliser ce média déterminée par une volonté de puissance sur le réel. Plus fort que l’illusion du réel – bien qu’elle soit nécessaire, elle n’est pas suffisante –, il y a l’illusion du direct qui repose sur une logique immersive, sur des principes d’accélération et de saturation par les images. Tout ce système de représentation, qui est hégémonique, combine deux niveaux. D’une part, une représentation mimétique du réel selon des critères de précision (le détail réaliste) qui ne peuvent être satisfaits que par un mode de connaissance reconstitutif (plutôt obsessionnel, penserait un psychanalyste). D’autre part, une interpellation émotionnelle (plutôt hystérique) du destinataire qui ne laisse aucun jeu (mécanique) entre identification et émotion. C’est pourquoi la configuration pathique dont je parle plus bas est une exacerbation du réalisme dans le sens émotionnel. C’est ainsi que, dans Le Pianiste de Roman Polanski, l’on est aux premières loges pour assister à la liquidation du ghetto de Varsovie (j’ai pris dans mon livre plusieurs exemples littéraires de reconstitution de l’agonie dans les chambres à gaz qui ressortissent aux mêmes principes). Où est-on éthiquement pour voir les victimes plus près que les victimes elles-mêmes qui vont recevoir une balle dans la nuque et pour entendre leur parole ? Cette aberration est tellement naturalisée (je veux dire intégrée dans nos habitus culturels), on a tellement envie de se débarrasser de cette distance qui fait que non seulement on n’y était pas, mais on ne peut plus rien faire pour empêcher le crime – on a tellement envie de se consoler, que la question de la façon dont on a intégré ce canon culturel ne se pose généralement même pas. L’on est capable de dire : c’est affreux, les malheureux ! Comme si la souffrance et le système qui l’a produite se satisfont de ce genre de plainte pour être réglées. Voilà, en quelques mots, à quoi ressemble la configuration réaliste telle que j’ai pu en faire la critique.

La configuration symbolique est beaucoup plus riche – même si le corpus est moins étendu – que la précédente, plus complexe à déchiffrer puisqu’elle ne satisfait pas d’emblée au besoin de représenter directement, de produire du comme si. De quelles œuvres s’agit-il ?

Ou bien s’y effectue une transposition générale dans un système symbolique de l’expérience vécue et de la réalité (en l’occurrence de l’appareil concentrationnaire) dans laquelle cette expérience s’est réalisée ; alors le risque est de perdre la possibilité même d’une intelligence de ce qui a eu lieu au profit du monde symbolique et de la figure conçue comme aboutissement. C’est la question que posent, que portent en eux La Nuit d’Elie Wiesel, Le Dernier des justes d’André Schwartz-Bart, La Vie est belle de Roberto Benigni. Autrement dit, après les avoir lues ou vues, ces œuvres nous ont-elles apportés autre chose qu’une émotion et un sentiment d’indignation ? Ont-elles facilité notre connaissance de ce qui a eu lieu ?

Ou bien la réécriture symbolique sert de médiation – elle n’a aucune prétention à reconstruire une réalité. Elle cherche plutôt à placer des médiations qui permettent d’approcher la réalité, de la rendre intelligible (le tableau de Mendeleïev dans Le Système périodique de Primo Levi), sans pour autant oublier la distance irréductible qui nous en sépare, distance qui est marquée par le symbole qui se désigne comme tel. C’est aussi le privilège de l’allégorie qui sait donner accès à deux niveaux, parfois plus, différents de réalité à partir d’un même plan de figuration.

Cela fait arriver à la configuration critique. Celle-ci tiendrait au principe même de la distance comme logique – non seulement comme procédé, ni même comme dispositif. Le témoin atteste d’une expérience et de la réalité d’un monde dont il est revenu, son témoignage n’abolit pas la différence entre les présents en jeu, ni celui de son énonciation, ni celui du destinataire. Il évite les images trop saisissantes ou il les cadre nettement pour que le destinataire ne s’y perde pas et surtout n’y perde pas sa capacité de jugement. Pour que les victimes ne soient pas présentes de façon dégradante. C’est toute une conception du langage qui se dégage à travers cette pratique : un langage qui n’est pas tout puissant sur le monde, un langage qui a fait le deuil d’une fusion entre lui-même et le monde, un langage qui signifie la nécessité éthique d’accepter la perte pour – cela peut paraître paradoxal – ne pas perdre la réalité (c’est le réalisme qui perd la réalité). Le sujet se tient sur ce paradoxe et n’essaie en aucun cas de le combler, de le colmater par une figure. La figure n’a ici, comme tout à l’heure à propos de certaines configurations symboliques, qu’une fonction de passeuse.

J’ai placé en dernier la configuration pathique. Pourtant, elle est une extension, une exacerbation, un débordement du réalisme – une exaspération même – et on la retrouve à l’œuvre dans la configuration symbolique qui joue beaucoup sur l’émotion (la puissance poétique de la métaphore). Mais avec la configuration pathique se pose la question de l’actualité permanente de la victime et du sublime. La surabondance des discours et des représentations victimaires – auxquelles participe l’humanitaire – diffuse un pathos ambiant qui absorbe, comme un champ d’attraction, la question du témoignage et la soumet à l’urgence. Cela concerne les témoignages non seulement au niveau de leur réception, mais aussi du corpus même. Car il y a des œuvres qui se fondent sur cette logique pathique dont les dispositifs (la rhétorique pourrait-on dire aussi) visent à court-circuiter le jugement du destinataire. L’exemple le plus flagrant est le livre Fragments de Binjamin Wilkomirski. La plupart de ses lecteurs et je pense parmi ceux-ci aux plus avertis se sont fait abuser par ce faux témoignage d’un orphelin suisse qui se faisait passer pour avoir été un enfant rescapé improbable de Majdanek et d’Auschwitz. Mais entendons-nous bien, je ne disqualifie pas l’émotion, je dis seulement que l’immersion pathique – dont les ressorts et les procédés ont depuis longtemps été codifiés par les traités de rhétorique – empêche radicalement la compréhension de ce qui a eu lieu et l’intelligibilité des victimes. Les larmes ne sont pas un gage d’intelligence pour les faits, ni même pour l’expérience vécue.
Il faut souligner qu’à chaque configuration correspond une position lectoriale ou spectatoriale selon que le destinataire conserve sa capacité à juger ce qui lui est présenté, qu’il est même encouragé à la développer – ou qu’il s’en voit privé.

On pourrait également poursuivre cette exploration en allant vers d’autres discours, critiques, théoriques ou plus largement scientifiques. Y repérer par exemple une configuration polémique. Demander aux discours scientifiques comment ils parlent de la violence. Ainsi, on constaterait que l’historien Christian Ingrao, dans le travail qu’il a publié sur la Brigade Dirlewanger, produit une espèce de légende de ce groupe, tire de leur particularité, à un certain moment de leur histoire, une généralité qu’il applique abusivement à l’ensemble de la Wehrmacht et des Einsatzgruppen. C’est une des dérives possibles de la narration en historiographie. De même, peut-on repérer que le discours de Rachel Ertel – qui, elle, fait un remarquable travail de mise au jour et de commentaire des œuvres yiddish – se développe dans un rapport mimétique avec les textes dont elle traite. Cette écriture adopte une emphase, un lyrisme, une densité, toute ramassée par et dans la poétique, qui se font l’écho de certains des grands textes qu’elle introduit. C’est le problème de la proximité de certains chercheurs d’avec leur objet (remarquez comme la plupart des blanchotiens font « du Blanchot »). L’écriture (le style) de Canetti, je pense plus spécialement à Masse et puissance, est à ce titre très troublante. Le phrasé entraîne le lecteur dans la co-construction d’une sorte de fable anthropo-sociologique, avec un parti pris narratif et une essentialisation de tous les actants mis en jeu pour cette réflexion ; une fable, me semble-t-il, dont l’effet subjugue plus qu’il n’éclaire. Reportez-vous au chapitre intitulé : « Le Survivant ». Wolfgang Sofski semble s’être beaucoup inspiré de Canetti pour écrire son Traité de la violence.

Je dois maintenant avancer d’autres remarques car un modèle interprétatif demande d’être réajusté, ne serait-ce que parce que sa pratique réclame de lui qu’il se réajuste à la réalité à laquelle il s’applique.

D’abord, rares sont les textes qui répondent totalement aux exigences d’une de ces configurations. En général, il y a une économie textuelle qui les met en tension et règle le rapport entre deux, trois configurations, voire les quatre entre elles. On sait que le réalisme le plus empirique, le plus contraint (Philippe Hamon), est régulièrement secoué par ses propres débordements vers le fantastique, le surréel, le « magico », le symbolique ou l’allégorique. L’écriture testimoniale n’échappe pas à ces grandes tendances qui dépassent la littérature, dépassent même l’expression artistique en général. De même, la tendance à passer d’une immersion fictionnelle (que le spectateur soit invité, parfois assujetti, à prendre littéralement la réalité qu’on lui représente comme la réalité qui est ou qui a été) à une immersion pathique (être absorbé par ses propres émotions au point de perdre toute distance vis-à-vis de ce qui est représenté, y être absorbé jusqu’à perdre la notion de réalité de ce qui est représenté) est fréquente. Donc, ces configurations doivent être comprises dans et avec l’économie textuelle (ou artistique) de l’œuvre qu’elles mettent en forme.

Autre point, pourquoi « configuration » ? Parce que ce que j’essaie de repérer dans les œuvres (pas seulement celles de la littérature, car ces logiques sont transversales) n’est pas expliqué de façon satisfaisante par une approche générique. Les genres ne suffisent pas, bien qu’il soit utile d’en passer par eux. En fait, il me semble que la configuration critique, laissant une place à ce qui n’est pas dit mais signifié dans et par le langage, pose avec justesse la question de l’articulation entre esthétique et éthique. Le témoignage d’après Auschwitz signifie que de l’éthique il reste du silence, et que ce silence, l’esthétique doit l’admettre comme trace en négatif photographique.

J’évoquerai encore un problème. Un problème que met en évidence le témoignage. Un problème qu’il révèle. D’ailleurs, on peut constater que, parfois, lors de la rencontre de deux entités, l’une peut rendre visible, lisible ou, plus encore, intelligible les caractères propres de l’autre qui autrement resteraient difficilement appréhendables. Il s’opère une actualisation, un ajustement. C’est ce qui se passe, je crois, entre littérature et témoignage. La littérature nourrit le témoignage et le témoignage en retour apporte une critique à la littérature, il la met en difficulté et, ce faisant, il l’actualise. La littérature a besoin du témoignage pour prendre acte de l’histoire qui lui est contemporaine et dont pourtant elle n’est pas si naturellement la contemporaine. C’est ce que Georges Perec explique à propos de Robert Antelme.

Il y a, ainsi, face au témoignage des violences extrêmes, un véritable problème du récit, un problème qui dépasse, pour ainsi dire, la question du réalisme tout en ne cessant de la croiser et d’y renvoyer. D’ailleurs, un de ceux qui, entre témoignage et littérature, a remis en question le fait même de raconter une histoire en soumettant cet exercice à des jeux formels est bien Perec. Le problème du récit se pose dans les termes suivants. Le récit n’est-il pas limité par ses propres moyens narratifs pour pouvoir rendre compte de la violence protéiforme à la fois sourde et monotone qui avait lieu dans un univers où l’action était réduite à une activité mécanique et les êtres destitués de leur dignité et de leur liberté (même si certains de ceux-ci jouissaient d’une certaine marge de manœuvre, il ne s’agissait pas de liberté car, notamment pour les Kapos, elle se payait des violences imposées aux déportés ordinaires et, très vite, le Prominent pouvait chuter et n’en pas réchapper) ? Une part, la part radicale du témoignage, celle qui porte les voix du monde concentrationnaire et fait de cette vocation son exigence éthique, adresse une sévère critique à cette institution culturelle qu’est le récit. Le témoignage signifie une limite du récit et adresse une critique à l’imagination. C’est pourquoi Imre Kertész dit que « la monotonie maniaque de ces expériences [concentrationnaires] est peut-être ce contre quoi l’imagination lutte sans cesse » et, pourrait-on certainement ajouter sans déformer sa pensée, contre quoi le récit ne cesse de se reproduire.

Quand Paul Ricœur écrit que rien des récits du flux de conscience (il mentionne Virginia Wolf) « n’échappe au principe formel de configuration, et donc au concept de mise en intrigue », et qu’il poursuit en affirmant que « rien ne nous fait sortir de la définition aristotélicienne du muthos » (Temps et récit, II, p. 22-23), il souligne – à son insu – l’incapacité du récit (avec la reconfiguration temporelle des actions qui le caractérise – thèse centrale de Ricœur –, avec cette mise en intrigue qui lui semble si centrale) à rendre compte d’expérience extrême où l’action, le temps, la violence, les hommes mêmes ne ressemblent pas à l’idée que l’on s’en fait dans le monde que nous habitons. Le monde concentrationnaire est inhabitable. Et si des lambeaux du temps concentrationnaire peuvent encore retenir quelque chose d’une socialité, le temps de l’extermination dans les centres, lui, est intraitable. Quant à l’action, même si Ricœur insiste sur l’extension de l’action jusqu’à inclure l’évolution morale des personnages, l’action reste bien démunie devant les activités concentrationnaires. Je ne parle même pas du génocidaire. La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise (Seuil, collection « poétique », 2007), la belle étude théorique de Raphaël Baroni, qui va beaucoup plus loin que Ricœur en ce qui concerne l’analyse de la mise en intrigue, montre indirectement, par défaut, comment la narration – et par extension, ce qui relève de la narration – s’épuise généralement devant les violences extrêmes. On pourrait prendre chaque point théorique qui est avancé dans son livre et lui désigner sa propre limite face à ce dehors radical que sont violences concentrationnaires et génocidaires. Certes, ce n’est pas que Ricœur ou Baroni ou, à un autre niveau, la narratologie fassent erreur, c’est que leur propos par un mouvement réflexif signifient leur propre limite face aux violences extrêmes. Certes, ce n’est pas dans leur projet, me dira-t-on. Alors pourquoi leur adresser cette critique. Ce n’est pas moi qui leur dit cela, c’est le témoignage, cette part exigeante du témoignage que j’évoquais tout à l’heure, qui signifie à cette institution culturelle qu’est le récit ses propres limites à transcrire le réel dont il s’agit de témoigner, qui en ébranle les fondements anthropologiques. Parce que ces violences ont par leur ampleur, la systématicité et leur technicité, évidé la nature humaine de tout espoir. Mais je m’aperçois que j’ai parlé trop longtemps.

A. P. : Vous attachez au réalisme une certaine porosité idéologique. Or il me semble que la technique n’est pas toujours conditionnée par l’idéologie. Autrement dit, qu’est-ce qui empêcherait un auteur d’instiller les mêmes présupposés idéologiques ou politiques dans un texte « symbolique » ou « critique » ?

Que la technique ne soit pas conditionnée par l’idéologie, cela est très juste. Mais la technique peut elle-même être mue par sa propre idéologie, celle de la toute puissance sur le réel, de sa manipulation, de sa métamorphose. Pas seulement de la maîtrise du réel mais de sa domination.

Le langage contient cette possibilité technique – qu’il paie, certes, au prix de perdre ce qui fait le langage humain : le jeu du sens, la polysémie, l’aléatoire, le coup de dé, rappelons Mallarmé, au hasard. Lorsque le langage est technique, il peut dominer le réel et il sait dominer son propre réel. Mais alors il perd sa richesse et sa qualité humaine. On peut manier du symbole, le reproduire à des fins de persuasion ou de séduction, on peut jouer de la distance critique comme d’un procédé, voire construire des dispositifs critiques qui n’auront finalement pour fins que la réification et l’aliénation. On en fait l’expérience tous les jours avec certaines stratégies publicitaires qui instrumentalisent le langage avec les subtilités propres à cette nouvelle propagande. On peut considérer aussi que les faux-témoignages usent, avec intelligence également, des mêmes ressorts que ceux qui caractérisent de nombreux témoignages. Est-on résolument privés de gouvernail entraîné par une sorte de dérive relativiste dans laquelle le monde se serait déjà dissout, atomisé, dispersé ? N’y a-t-il pas alors une « épreuve de vérité » qui séparerait le bon grain de l’ivraie ? Je pense que si. Mais cette épreuve ne tient pas plus la preuve comme vérité – n’en déplaise au positiviste – qu’à la vérité comme preuve. Elle tient à cette dimension éthique qui précède toute essence – dans quelque direction que je me tourne, je reste lévinassien, j’y reviens toujours – et toute technique. Une dimension éthique qui tient au lien testimonial maintenant l’anéantissement dans l’humain en le faisant toujours signifier dans l’expression même. La responsabilité du langage est là : tenir (retenir) le dehors en lui, l’accueillir sans le colmater, sans le reproduire non plus. Je m’explique.

Utiliser, comme vous le dites, le « symbolique » ou le « critique », c’est – même littérairement, même artistiquement – nourrir une visée utilitariste, poursuivre une fin. Rétablir le lien brisé de l’humanité dans l’homme par la violence extrême n’est pas une fin au sens utilitaire. Et considérer qu’elle puisse s’accomplir un jour (par une sorte d’eschatologie) est même très dangereux. De même, à un tout autre niveau, on ne peut réduire le témoignage à de l’information (juridique, historiographique, archivistique, documentaire) qui viendrait dire que ça a été, à de la preuve, à une utilité humaine. Ce serait le fragiliser, le rendre vulnérable face à la disparition des témoins. C’est pourquoi aussi l’ancrage biographique du témoin dont la raison tiendrait à un j’y étais est très relatif – toute la tradition juive de la transmission de la catastrophe a immédiatement compris cela. Peut-être que le témoignage est dépositaire d’une éthique de l’intérêt (du inter-esse) par le désintéressement (le non-utilitarisme). C’est ce qui fait que le témoignage résiste à la mémorialisation et au discours social (Marc Angenot) qui la véhicule. Si une part du témoignage reste contemporaine de la violence qui a eu lieu, alors, le témoignage n’est jamais à part entière dans l’actualité mémorielle qui est un des caractères de l’idéologie présente, celle sous le régime de laquelle on est souvent sommé de penser. Contre laquelle nous essayons de penser.

Alors, pour répondre à votre question, on pourrait considérer que le degré de résistance du témoignage est incompatible avec la possibilité qu’un auteur puisse instrumentaliser ce qui permet au témoignage de faire sens en nous transmettant l’expérience de l’anéantissement qui a eu lieu. À partir de la fin des années 1970, Levi résiste au témoignage – et à son propre personnage de témoin, il résiste à lui-même ; Améry n’est que résistance acharnée, rageuse le plus souvent ; Kertész écrit Être sans destin en résistance au réalisme socialiste et je pense qu’il y a toujours en lui une tension résistante qui travaille de l’intérieur et mine souterrainement la tension narrative dans le champ de force de laquelle, culturellement, tout témoin est attiré. Borowski résistait aussi. C’est une résistance sans gloire.

Luba Jurgenson : Le cas Grossman analysé dans le chapitre « Héros malgré tout » met au jour la filiation tolstoïenne notamment là où il s’agit de narration posthume, ce « topos limite du roman réaliste ». Le réalisme socialiste apparaît alors comme « un épisode historique de la question réaliste » : ne risque-t-on pas de gommer ainsi la contradiction fondamentale qui est au cœur même de cette « méthode créatrice », à savoir que le réalisme socialiste occupe une position paradoxale et intenable au sein du canon réaliste, ainsi que l’a montré Régine Robin ?

Le réalisme se définit tout autant par la logique qui l’anime que par les contradictions qui le travaillent. C’est en ce sens qu’il y a deux réalismes en tension, en interaction et en attraction l’un de l’autre, le réalisme empirique et le réalisme symbolique. L’un comme l’autre, s’ils sont appliqués pour déterminer l’ensemble de l’œuvre, s’ils en dominent l’économie, alors ils reconstruisent le réel dont ils prétendent rendre compte. Et s’il y a de l’absence, du manque, du défaut ou de la lacune, alors il s’agit pour eux de les combler, de les colmater, voire de les cimenter sur le plan de l’énonciation (par des interventions d’auteur, par exemple) ou sur le plan de l’énoncé (cela peut donner un texte saturé, redondant comme beaucoup). Rien n’échappe, rien ne fuit. Mais, d’un autre côté, le réalisme tend toujours à déborder les contraintes qui caractérisent son projet et, a fortiori, les contraintes extérieures (idéologiques) auxquelles on l’assujettit. Ce débordement est certainement l’onde de choc, ou plutôt de contre-choc du réel en tant que tel, du réel extratextuel que ressent, qu’enregistre et transmet l’écrivain (l’artiste). En ce sens, je serai tenté de dire qu’il y a un tracé historique, une historicité du réalisme dans la modernité dont le réalisme socialiste est un mode d’expression déterminé dans un contexte politico-idéologique très fort. Mais il y a également une historicité des contradictions qui travaillent le réalisme. Que le réalisme socialiste achoppe sur le héros positif, comme le souligne Régine Robin, cela est le signe que le réalisme est historique, qu’il fonctionne et qu’il répond tout autant aux fantasmes de toute puissance, qu’aux secousses que lui renvoie le réel lui faisant obstacle. Mais ce réalisme fonctionnait, produisait et il était reçu. On pourrait dire qu’aujourd’hui cette contradiction s’est déplacée. Le réalisme passe souvent par la présence du narrateur dans sa fiction biographique. Simple transposition qu’illustre le roman historique de Jonathan Littell, Les Bienveillantes (Gallimard, 2007).

L. J. : Le « c’était impossible » saisi à partir de positions énonciatives décalées place l’ellipse ou la lacune, ces tropes générateurs de distance, au sein du dispositif focal lui-même. Les formalistes distinguent deux formes de distanciation, défamiliarisation (Fabrice à Waterloo), décryptage du monde comme vu pour la première fois, et skaz (« Le Manteau » de Gogol), intrusion d’un narrateur caché différent du personnage. Peut-on établir cette différence sur le corpus analysé dans Témoignage en résistance (ce serait alors la différence entre Kertesz et Borowski) ? Peut-on dire de manière générale que la résistance passe par des formes polyphoniques (qui, seules, permettent une distance) ?

Pour votre première question, qui est tout aussi bien une remarque, je suis d’accord. La défamiliarisation et le skaz introduisent des qualités de distance différentes, et un rapport différent entre personnage et narrateur, voire avec l’auteur dont il est nécessaire de toujours tenir compte. Je me demande si la défamiliarisation ne ressortit pas spécifiquement à une position narrative, tandis que le skaz serait plus de l’ordre d’un procédé introduisant des variations discursives perceptibles au niveau de la langue même ? En fait, pour ce genre de questions, ce n’est pas avec des outils narratologiques que j’essaie d’y répondre, mais sémantiques. D’un côté comme de l’autre, il y a du jeu (mécanique) qui est inféré et de l’incertitude même (ou de la non fiabilité – unreliability). C’est une donnée éthique et épistémologique cruciale qui ne diminue pas la justesse du témoignage, au contraire.

Votre deuxième question va plus loin que la première. Je lui renverrai celle-ci : la polyphonie ne pourrait-elle pas servir un projet réaliste qui annule toute distance ? Plus encore, tout procédé ne peut-il pas être récupérable ? Et s’il en était de même de la distance ? Ce sont des questions qui hanteraient notre inconscient idéaliste (si nous en avions un, bien sûr [rires]) : y a-t-il un procédé qui nous sauve ou qui nous épargne du risque de l’illusion réaliste et de ses récupérations idéologiques ou politiques ? Comme je l’ai dit, la technique n’est pas à l’abri de sa propre idéologie, plus forte et plus séduisante aussi que toute idéologie politique. Autrement dit, aucune technique ne palliera l’éthique. Si la polyphonie n’est pas qu’un procédé, qu’une technique de narration, si elle est portée et animée par un projet qui tâche de préserver le réel par la multiplicité des voix, alors elle est une forme résistante. Si elle n’est que technique, elle s’avère consentante.

La résistance, dirai-je, passe par une conception du langage qui se retient d’envahir le réel – de convertir l’autre en même si vous voulez – et de colmater les interstices par où le sens filtre, par où ont lieu les tensions, les ambivalences et les pluricités qui font que le langage, pour n’être pas qu’un instrument, est instable et se meut sans cesse.

L. J. : Le chapitre « À propos de quelques lieux communs » montre que l’image de la fenêtre est un topos réaliste. Ne s’y ajoute-t-il pas un topos moderniste (la fenêtre comme ouverture sur le vide) ? Je pense aux textes de Gérard Wajcman sur la fenêtre et aux motifs de défenestration dans la littérature de l’absurde (représentant une sortie hors de la signifiance).

Certes, un topos « moderniste ». Mais bien avant, au seuil de la modernité, c’est un topos qui dit, cognitivement, la nécessité de poser un cadre pour saisir une portion du réel (Alberti), la portion que l’on vise, et la décrire. Avant la description, le cadre même fonde ce que l’on voit, dit Roland Barthes (SZ, p. 56). La fenêtre comme ouverture sur le vide est d’abord un topos réaliste qui est, ensuite, retourné en son contraire : non plus voir le réel, mais en voir la vacuité – ou, autre variante, y voir le vide. Pourquoi pas un topos pathique ? Wajcman oublie la naturalité de ce topos qu’utilisent les témoins pour donner une assise, un « cadre » à leur description. Pour se repérer dans ce monde privé de repères que décrit si finement Antelme, voire pour reconstituer (tenter de reconstituer) quelque chose de l’ordre d’un sujet à partir duquel une parole sensée puisse être proférée. Autrement dit, d’abord pour lutter contre le vide, contre tout vide, même si, à la suite, cela permet de souligner l’ampleur du vide recouvrant le monde. Chaque occurrence de fenêtre que je connaisse est convoquée par l’auteur pour rendre la réalité intelligible, la stabiliser et en témoigner. Si rapport au vide il y a pu avoir, c’est après la description, quand dans un mouvement autoréflexif la conscience du désastre s’impose.

A. P. : Au début de Témoignage en résistance, vous soulignez la confusion qui a pu se produire à la fin de la guerre concernant les camps de concentration et les camps de la mort, mais aussi l’usage que la littérature en a fait. Vous parlez du « Grand Camp » ou du « Grand Camp mythique » qui fournit un dispositif d’interprétation qui n’est pas sans conséquence sur la vision du monde véhiculée par certains témoignages.

Le « Grand camp mythique » comme clé de voute de la vision du monde concentrationnaire dans les années 1950, c’est un peu comme quand je parle de la boîte à outils des écrivains testimoniaux de ces mêmes années. Pour la plupart des témoins – et a fortiori pour les sociétés de l’époque – le degré d’incompréhensibilité dû à la non-connaissance du système de terreur nazi combiné à l’incompréhensibilité propre à un tel événement a déterminé des formes de réponses par provision (Descartes) si l’on peut dire. Le « Grand camp » en était une. La façon dont Nuit et brouillard parle (sans en parler) du génocide des Juifs en est une aussi. Autrement dit, ces réponses recourent à des formes qui n’ont pas encore pris acte de ce qui avait eu lieu. Il y a la certitude que le désastre a été immense, pourtant cette conscience de l’ampleur ne va pas dans la direction du génocide des Juifs et des conséquences qu’il a au niveau même des possibilités du monde. La dimension mythique alors, en général, ne vient pas réfuter la dimension historique, mais pallier l’insuffisance de savoirs sur cette histoire.

A. P. : Alors que de nombreux historiens – je n’évoquerai, à ce propos, que les noms d’Annette Wieviorka en France et de Peter Novick aux États-Unis – établissent des périodes (de façon assez concordante, d’ailleurs) qui ont marqué l’émergence de la parole des témoins dans l’espace public occidental, vous semblez peu enclin à une telle périodisation et adoptez une approche résolument synchronique. Le corpus littéraire serait-il plus « imperméable » qu’on ne le croyait à l’évolution de la société ? Resterait-il, finalement, « monolithique » ?

Nous avons là deux historiens, certes très différents et répondant à des exigences et des positionnements dans leur champ très différents, mais néanmoins deux historiens. Ces deux historiens tiennent, chacun à sa façon, un discours disciplinaire qui prétend à partir de sa particularité tenir un propos général qui vaudrait pour toutes les autres disciplines scientifiques et expressions artistiques. De surcroît, ils ont une proximité méthodologique. Car la périodisation est méthodologique, c’est un bon mode d’emploi ; elle supporte plus difficilement les exigences de la théorie proprement dite. Qu’un historien défende la périodisation est bien naturel, mais tous ne le mettent pas autant en avant, certains ne s’y attardent même pas. Mais ceux qui s’y attachent (voyez également Henry Rousso avec Le Syndrôme de Vichy), c’est ou bien qu’ils ont une thèse, comme si c’était leur propre roman à thèse qu’ils développeraient, ou bien qu’ils sont tellement démunis devant l’événement qu’ils choisissent la grille d’interprétation la plus rudimentaire. Dites-moi, du côté de l’art, quelle grande œuvre en passe encore par la chronologie ? La périodisation est une forme de catégorisation chronologisante.

Je ne nie pas que la question de la périodisation soit à prendre en compte, je pense simplement que c’est une des conditions et seulement une de celles qui permettent de comprendre les événements et leur mémoire. Loin d’être la seule ni la plus pertinente. Les historiens ne tiennent pas de considérations esthétiques – ils n’en ont pas les moyens disciplinaires (je ne parle pas des historiens de l’art, bien sûr, que ne sont pas de toute façon ceux que nous évoquons).

Je mettrai pour ma part plutôt en avant qu’il y a des possibles esthétiques et qu’au sortir des malheurs de la guerre ces possibles étaient là, à disposition. Les bases d’une écriture testimoniale contemporaine de cet événement double (camps et génocide) ont tout de suite étaient posées par Borowski, Primo Levi, Antelme, par Delbo (même si elle publie ces textes vingt ans après les avoir écrits au sortir des camps) – par Cayrol qui tente théoriquement de penser l’événement et les nécessaires bouleversements que cela implique dans l’articulation esthétique-éthique.

Parmi ces possibles, certains ont pu s’ajuster à ce qui avait eu lieu, ce qui venait juste de se réaliser, d’autres non et ils sont restés comme d’avant l’événement. Ceux qui ont pu s’ajuster – autrement dit, être contemporain du désastre –, se réajuster ont enregistré de nouveaux agencements, comme, par exemple, de nouvelles façons d’introduire de la distance dans des textes qui, traitant de violences extrêmes, précisément ne laissaient pas de marge à l’entendement, qui le court-circuitaient, le disloquaient. Pour être contemporain du désastre il faut affecter son expression d’un écart qui paradoxalement éloigne de l’événement. Ainsi, il y a eu, dès le début, une écriture ou un art qui prenaient acte, d’autres pour qui c’était impossible. Écriture d’avant Auschwitz qui, même si elle est écrite dans cent ans, sera toujours d’avant / écriture d’après Auschwitz qui a pris la mesure de ce qui s’était produit ou, plus exactement, qui a saisi l’ampleur de la démesure pour lui faire une place dans la mesure de l’expression. Là, il n’est pas question de période. Certes, il y a des procès d’actualisation des formes en rapport avec le moment où elles seront reçues (très nette entre les deux versions de 1947 et de 1958 de Si c’est un homme), mais les possibilités esthétiques, leur capacité critique (y compris leur autoréflexivité), leur exigence vis-à-vis de ce dont elles se donnent pour tâche de témoigner, autrement dit, leur dimension éthique, cela ne change pas. C’était là, à portée de création (comme on dit, à portée de main) que ce soit en 1946, dans les années 1960 (Améry), dans les années 1970 (Kertész, Perec, Kiš), etc. Des témoins – écrivains, juste après guerre, alors que tout laissait penser qu’ils ne pussent avoir aucune distance ni compréhension, ont su capter les signes obscurs en provenance de ces mondes où d’un côté les hommes étaient voués, pour la plupart, à la mort à brève échéance et, d’un autre côté, ceux qui avaient été épinglés à leur origine ethnique étaient assassinés, pour la plupart, immédiatement. Je cite à nouveau Charlotte Delbo, Tadeusz Borowski, Primo Levi, Robert Antelme, Jean Cayrol – des écrivains yiddish. Certes, ces derniers étaient portés par une tradition d’écriture.

Je dirais même que les possibles esthétiques (et le modèle des configurations) sont indépendants du facteur générationnel (autre manière de périodiser).

S’il y a des périodes à retenir comme clé de compréhension primordiale, ce sont les périodes durant lesquelles les événements réels ont eu lieu. C’est une réflexion qui est pour moi véritablement work in progress. Pour les deux ans prochains, mon séminaire sera sur la question : à quelles conditions un événement historique a-t-il une fonction paradigmatique dans la culture ?

L. J. : La notion de mimesis critique, la distance entre l’expérience et sa restitution confère à l’action configurante une dimension à la fois de rationalité et de résistance. Que devient ici la formule hégélienne « Tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel » ? Le concept d’irrationnel serait-il finalement une ruse de l’esprit pour s’emparer plus pleinement du réel ?

Si j’ai pu utiliser le terme de mimésis critique, comme je l’ai souligné plus haut, il me semble difficile de parler d’action configurante, expression très ricœurdienne, en mettant bien l’accent sur l’action. En revanche, je suis tout à fait d’accord avec la dimension à la fois de rationalité et de résistance de la configuration critique. Face au chaos, disait Levi, on ne peut développer une écriture du chaos, une mimésis du chaos – sauf à perdre et, surtout, faire perdre l’intelligence de ce qui a eu lieu. Prôner une rationalité critique, une rationalité qui ne fabrique pas du comme si, de l’identification et du pathos – telle est la réponse que la configuration critique apporte au chaos, en l’occurrence, de la violence extrême.

Est-ce pour autant que le réel du chaos est rationnel ? Il y a une rationalité pour de tels événements qui demandent la mobilisation de moyens énormes et il y a une rationalité spécifique de la convergence de ces conditions. Mais ce n’est pas pour autant que le chaos est proprement rationnel. Tous les réajustements et les bricolages que les nazis ont dû mettre au point pour que fonctionne le processus d’extermination en est une des preuves. Il y avait un désordre impensable, parfois littéralement grotesque, réfutant l’idée même de l’organisation rigoureuse germanique qui se combinait avec une rationalité instrumentale et administrative d’une extrême rigueur, d’une rigueur ritualisée. La mise en ordre que prône Levi n’est pas instrumentale, bien au contraire, elle ouvre à la possibilité du sens alors que l’instrumentalisation nazie anéantissait le sens, soit par la destruction, soit en le figeant dans la langue de bois du LTI. Cependant, il y a un troisième niveau : cette convergence entre rationalité instrumentale et irrationalité chaotique produisait un état de violence permanente monotone et brutale à la fois, que j’ai évoqué précédemment, qui était un véritable chaos dissolvant les repères les plus élémentaires dont l’humain a besoin pour habiter le lieu où il existe.

Cependant, en convoquant Hegel, ce n’est pas de cela que vous voulez parler. Je suppose. Cet énoncé, qui lie indéfectiblement rationalité et réel, prend son sens dans la perspective d’une dialectique et de son accomplissement absolu en tant que le réel. En ce qui nous concerne, l’on est très loin de l’Absolu hégélien à l’horizon duquel se conçoit cet énoncé, l’on est à l’opposé de l’idéalisme dont il procède. Le réel des camps s’accomplit dans son propre délitement, c’est une zone de corruption (en cela, d’ailleurs, c’est commettre une mésinterprétation que d’en faire le nomos de la modernité, comme le pense Agamben).

Mais il me semble que c’est à propos des œuvres que vous parlez de « ruse de l’esprit », n’est-ce pas, (la dialectique hégélienne peut bien sûr en être une – mais elle s’est achevée, si je puis dire). À ce tire, je voudrais ajouter que si par irrationnel, vous entendez ce qui se présente comme tel, se donne à voir comme trauma saisissant (le syndrome de l’hypotypose ou, plus encore, de l’agencement asyndétique d’images saisissantes qui sidèrent le destinataire : le rat sortant du ventre du cadavre d’une femme qui bougeait encore jonché sur un charnier dont témoigne pseudo-Wilkomirski), donc, ce qui ressortit à la configuration pathique absorbant àla fois destinataire et réel dans le vertige « sans fond » de l’émotion, en l’occurrence, de l’émotion souffrante – alors, oui, il y a là ruse de l’esprit. Et il est important de considérer cette ruse dans le projet qui la porte, tout autant que de la contextualiser dans les représentations et discours de l’époque où elle est produite. Mais il s’agirait – du moins est-ce ainsi que j’ai cherché à le présenter – d’une ruse moins pour s’emparer du réel – que pour saisir le destinataire. Le saisir d’effroi. D’où qu’il y a là une rhétorique qui cherche à dépasser la persuasion pour culminer à la capture, au ravissement.

En revanche, par irrationnel, on peut aussi entendre qu’il y a de l’incompréhensibilité dans l’événement qu’aucune explication rationnelle ne parviendra à atteindre, à épuiser. Levi l’a dit souvent, lui qui pourtant est souvent présenté comme un irréductible rationaliste. Face à quoi la rationalité, c’est la distance qui s’impose pour se dégager de la violence.

A. P. : À la fin de votre ouvrage, dans le chapitre intitulé « Raison du témoignage garder », vous écrivez : « […] l’on n’approche pas véritablement la question du témoignage par l’événement dont celui-ci témoigne, ni par ce que cet événement contient d’exceptionnel, mais par les procédures qui conduisent à en perpétuer la mémoire, donc à faire que la culture se le réapproprie. »(p. 282) Plus qu’une réflexion sur le témoignage sui generis, votre livre se présente comme une étude des pratiques scripturales qui président à la narration intime des expériences historiques et, ce faisant, à leur inscription dans la culture. Témoigner, est-il un acte de culture ? La culture, est-elle une forme de résistance ?

Toute la question est là. Témoigner des violences extrêmes, contre les violences extrêmes, c’est toujours œuvrer pour la culture, qui est une des conditions nécessaires de l’humanité. De surcroît, c’est bien dans la culture que peut se restaurer le lien symbolique que ces violences visent à rompre entre les vivants et entre les vivants et les morts. Que la culture soit une forme de résistance à la barbarie, je le pense. À ceux qui me diront que la barbarie nazie s’est élevée dans une des sociétés les plus cultivées d’Europe, sinon du monde, je dirai que c’est là un cliché facile à démonter. De même que le cliché du SS aux mœurs raffinés amateur de Schubert ou de Bach (ou l’officier de la Wehrmacht dans Le Silence de la mer de Vercors, ou le Stauffenberg relooké par et pour Tom Cruise dans Opération Walkyrie) – tout cela n’est que kitch. Il y a eu un mépris de la culture par les nazis égal à la façon dont la violence réelle s’est peu à peu intégrée (Mosse) dans la société comme usage politique normalisé.

La culture, résistance à la barbarie. Mais la culture est sans cesse en tension avec la barbarie, c’est là le paradoxe de la civilisation, me semble-t-il. Auquel aucun hégélianisme ne peut remédier.

Votre question peut être abordée autrement. Il y a une part testimoniale de la littérature (peut-être un peu comme Blanchot, après Bataille, parlait de la Part du feu) qui tient une place spécifique dans la culture et, par extension probablement, dans le système des représentations de notre monde. Une place et une fonction spécifiques. Vous savez, en traduction, on parle de compensation pour désigner une façon de contourner l’intraduisibilité d’une expression en reportant ailleurs son équivalent. Ainsi, quand il manque les mots dans la langue d’arrivée, on puise dans celle-ci d’autres mots pour compenser cette lacune. Vous voyez où je veux en venir. Ce que la littérature avec le témoignage conjointe en cette part du feu apporte à la culture c’est une compensation à ce que la langue de la culture (la culture comme langue) ne peut traduire de la barbarie ; la barbarie qui, elle, poursuit la culture ne lui laissant aucun répit. Cette part n’orne la violence extrême d’aucun espoir ni ne laisse entrevoir entre ces lignes aucune consolation. Compenser n’est pas consoler. C’est une des raisons pour lesquelles on conçoit mal qu’elle participe à et de la culture – pourtant elle en est le point d’équilibre qui la rapporte, sans fard, à ce qui la vise pour la détruire.

 

 

Entretien publié le 25 / 05/ 2009

 

Design downloaded from free website templates.