Le tombeau d'Œdipe

entretien avec William Marx

 

Propos recueillis par Alexandre Prstojevic

William Marx, vous êtes professeur de littérature comparée à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense et auteur de nombreux ouvrages consacrés à la littérature contemporaine, notamment : Naissance de la critique moderne (2002), L’Adieu à la littérature (2005), Vie du lettré (2009). Dans votre dernier livre, Le Tombeau d’Œdipe, paru aux Éditions de Minuit en 2012, vous quittez l’époque de la modernité, qui était votre principal domaine de recherche, pour vous intéresser à la tragédie grecque. Ce n’est pas la première fois que vous choisissez de changer d’époque ou d’angle de vue : si une logique naturelle semble conduire de l’œuvre d’Eliot et de Valéry (Naissance de la critique moderne) à la réflexion sur l’évolution de la littérature moderne (L’Adieu à  la littérature), le lien entre cette dernière et le questionnement qui constitue l’essentiel de Vie du lettré paraît moins évident.

Ce parcours scriptural révèle, me semble-t-il, au-delà d’une évidente liberté intellectuelle, un désir de jeu, peut-être aussi une volonté de prendre des risques. Comment choisissez-vous les sujets de vos livres ? Ne craignez-vous pas d’être critiqué précisément pour l’« inconstance » de vos « amours » ?

Il y aurait deux manières de répondre à cette question – et toutes les deux sont également justes (c’est déjà là ma tendance à vouloir tenir ensemble ce qu’on oppose habituellement). D’une part, même à l’époque du mariage pour tous, nul n’est encore obligé d’épouser son objet de recherche et de lui jurer fidélité pour le meilleur et pour le pire. J’admets bien volontiers l’accusation d’inconstance, quoique en préférant le terme plus fleuri et moins moralement connoté de papillonnage ou de butinage. C’est d’abord l’expression d’une incapacité, que j’avoue bien humblement, à creuser et approfondir le même thème au fil de plusieurs livres. Mes idées ne sont pas nombreuses, une par objet ou à peu près : une fois celle-ci exprimée, il vaut mieux pour moi passer à un autre objet plutôt que de revenir labourer le même sillon. Dès l’école et plus tard à l’université, j’ai toujours été admiratif de mes camarades capables de tartiner sans états d’âme page après page de copies interminables. Ceux-là sont les vrais « littéraires », au moins au sens trivial du terme, et je n’en étais pas. Comme chaque phrase me coûte, chaque phrase compte. Le pouvoir de les multiplier comme Jésus les pains et les poissons m’est, hélas, interdit, non moins que celui de varier à l’infini les reflets d’une même idée : aussi ne suis-je pas plus philosophe que littéraire. Je procède donc d’une question à l’autre un peu comme Attila dans ses conquêtes : en quelque endroit que je passe, mon inspiration tout aussitôt se lasse et trépasse, et je change de territoire, à la fois contraint et charmé. Par chance, en effet – et c’est ici l’aspect positif du butinage –, mes curiosités sont nombreuses et se renouvellent vite : j’ai dans mes tiroirs plusieurs projets de livres et d’essais où je n’ai plus qu’à piocher pour trouver le suivant. Le risque est grand, certes, mais moins que celui de m’ennuyer. Vivons dangereusement : je préfère encore le naufrage à l’ensablement.

Maintenant, cette inconstance qu’on pourrait peut-être me reprocher doit être beaucoup relativisée : elle ne vaut sans doute qu’à un niveau d’approche assez superficiel. Vous avez vous-même remarqué la logique qui conduit de Naissance de la critique moderne à L’Adieu à la littérature : le premier livre décrivait dans les premières années du XXe siècle l’émergence d’une conception formaliste de la littérature et de la critique dont T. S. Eliot et Paul Valéry pouvaient apparaître comme des parangons ; le second ne fait au bout du compte que poursuivre l’enquête, remonter la généalogie et préciser les conséquences ultimes de cette évolution. Vie du lettré explore au contraire l’autre face de cette histoire, car il a existé de tout temps un rapport aux textes qui, n’étant d’ordre ni formel ni littéraire au sens moderne et précis du terme, se fonde bien davantage sur leur valeur mémorielle, sur le savoir et le témoignage qu’ils renferment, sur la place qu’ils occupent dans telle ou telle culture : voilà comment se pourrait définir le rapport spécifiquement lettré avec les textes, un rapport proprement extra- ou antélittéraire puisqu’il ne concerne pas seulement les textes qui à nos yeux relèvent de la littérature, mais tous les documents écrits quel que soit leur genre. Autant l’idéologie formaliste avait séparé la littérature et la vie, autant l’attitude lettrée les reconnecte l’une à l’autre. Il était donc pertinent de considérer cette relation lettrée d’un point de vue strictement existentiel : celui de la vie même de ceux qui se consacrent à l’étude, à la transmission ou à la production des textes.

En fait, de façon plus générale, d’un livre à l’autre je ne travaille jamais qu’un seul objet d’une façon presque obsessionnelle : l’évolution et la variation de l’idée de littérature, de son statut, de sa fonction à travers les âges et les cultures, que je tâche d’observer à travers un prisme différent à chaque fois. Si l’on y regarde bien, ma fidélité à une thématique globale et unificatrice est plus grande qu’il ne paraît, ceci pour contredire comme il se doit ce que je disais au tout début de ma réponse.

D’un livre à l’autre, on observe des changements de style, de rythme de la phrase, de composition. S’agit-il d’une démarche préméditée : de la recherche d’une forme « alourdie » d’écriture critique pour reprendre la terminologie des formalistes russes ? Si oui, peut-on parler à propos de votre travail d’une « œuvre » dans la mesure où elle serait construite aussi dans une visée esthétique ?

Cela, les lecteurs pourraient le dire avec plus de légitimité que moi-même, mais s’ils le disaient, j’y retrouverais en effet une part de mon projet. Ce dernier découle d’abord d’un constat, qui n’est peut-être en fait qu’un parti pris de méthode : l’écriture critique ne peut pas se cantonner dans une neutralité ou une objectivité à prétention scientifique, car il y a dans notre rapport à l’œuvre littéraire un indicible qu’aucune formalisation ne saurait épuiser.  Barthes l’appela le plaisir du texte, l’abbé Bremond la poésie pure, le père Bouhours le je ne sais quoi, etc. : peu importe le nom qu’on lui donne, puisque aucun nom n’est congruent à la chose. L’essentiel de la relation esthétique, ce qui rend la littérature proprement intéressante, consiste en bonne partie dans un ailleurs qui échappe à la verbalisation. Si l’on veut non pas dire quelque chose de ce point aveugle, ce qui serait impossible, mais en faire quelque chose, c’est-à-dire en rendre un équivalent exprimable, il faut dépasser le stade de la pure description de l’œuvre et de son histoire ; il faut que le critique s’engage et qu’il aille lui-même chercher le lecteur là où il est. Pourquoi lire la critique si elle doit être ennuyeuse ? Autant se plonger alors dans les œuvres mêmes. Le grand objectif est de plaire, pourquoi s’en cacher ? Quant au critique qui ne saurait pas écrire, peut-on vraiment lui accorder confiance ? Il est comme un mécanicien incapable de remonter l’automobile qu’il a mise en pièces détachées.

Cette prise de conscience d’une exigence littéraire dans l’acte critique a coïncidé chez moi avec un goût profond pour la forme de l’essai, au sens plein de ce terme. Je suis toujours surpris et déçu de l’assimilation récente de la littérature aux genres de la fiction – roman et théâtre en premier lieu – au détriment en particulier de la poésie lyrique et des écrits à vocation didactique. Au XIXe siècle encore, les historiens et les savants étaient lus en classe de rhétorique ; la littérature n’a cessé depuis lors de se replier sur des territoires toujours plus étroits. L’essai littéraire offre au contraire un bon moyen de reconnecter monde et littérature. Le travail d’essayistes italiens tels que Roberto Calasso ou Claudio Magris m’inspire beaucoup, par exemple. La tradition est peut-être un peu moins vivace en France aujourd’hui malgré les précédents illustres de Roger Caillois et de Roland Barthes, mais il faut néanmoins saluer les belles réalisations notamment d’un Jean-Christophe Bailly.

Or, l’essai est la forme la plus libre qui soit : ses contours sont entièrement déterminés par l’objet considéré. C’est pourquoi Le Tombeau d’Œdipe ne ressemble pas à Vie du lettré, qui ne ressemble pas davantage à L’Adieu à la littérature. Je ne peux entamer la rédaction d’un livre sans en avoir fixé au préalable le ton et la composition. C’est à chaque fois une expérience nouvelle. La fonction de l’essai, tel que je l’envisage, consiste à rendre un raisonnement ou une argumentation aussi palpitants qu’un bon polar – avec le grand avantage de parler du réel, tandis qu’une pure fiction court toujours le risque de paraître arbitraire. Ouvrez un roman au hasard : si vous ne l’avez pas lu depuis le début, vous aurez toute chance de vous demander pourquoi ce personnage imaginaire dont il est question page 254 devrait au bout du compte vous intéresser en quoi que ce soit. Le roman vise à conférer à une fiction la présence du réel, l’essai à doter un objet réel de la force imageante de la fiction. Si une démonstration peut être définie comme un récit d’ordre purement intellectuel, avec ses étapes obligées, ses épisodes et ses coups de théâtre, l’essai devient alors le propre roman de la pensée, celle du lecteur comme celle de l’auteur : de cette aventure le Discours de la méthode est le modèle parfait. Cela n’a rien d’un long fleuve tranquille : il faut alterner moments forts et phases plus calmes, temps lyriques et dramatiques et temps plus théorétiques. Dans un essai, la beauté de la phrase n’est pas séparable de sa vocation mimétique et performative : c’est en mimant l’acte de pensée qu’elle l’accomplit.

Dans Le Tombeau d’Œdipe, vous adoptez une approche braudélienne, qui prend en compte la « longue durée » de la littérature, afin de contester la lecture « intellectualiste » actuelle de la tragédie grecque. Pourriez-vous présenter en quelques mots cette thèse et ses enjeux aux lecteurs de Vox Poetica?

C’est fort simple. Je disais tout à l’heure m’efforcer de retracer l’histoire et la variation de l’idée de littérature. Or, si une évolution notable est sensible sur les trois derniers siècles ou même seulement sur quelques décennies du XXe siècle, il était tentant de pousser l’enquête jusqu’au bout et d’élargir l’empan chronologique au maximum. Archimède cherchait un point d’appui pour soulever le monde ; il me fallait un point de comparaison, le plus ancien possible, pour montrer les transformations radicales de ce qu’aujourd’hui nous nommons littérature. Eh bien, ce que l’on a conservé de plus ancien dans la « littérature » occidentale, c’est la tragédie grecque ;  il n’y a guère que l’épopée et la poésie lyrique qui puissent lui disputer cette place dans les territoires les plus reculés de notre histoire littéraire. La tragédie est donc l’outil rêvé pour prendre une distance maximale avec notre conception actuelle de la littérature. Mais paradoxalement, au terme d’une si longue histoire, la tragédie nous est parvenue surchargée de commentaires, de lectures, d’interprétations et de réinterprétations qui nous la rendent aussi peu étrangère que possible : au moins depuis la redécouverte des tragiques grecs par les humanistes de la Renaissance, elle appartient définitivement à notre histoire littéraire et culturelle, sur laquelle elle a exercé une influence capitale. Il a donc fallu me lancer dans une double entreprise de défamiliarisation : pour mettre à distance notre propre littérature et montrer son éminente variabilité, j’ai dû d’abord chercher à briser la gangue herméneutique qui entoure la tragédie grecque et empêche de la considérer en elle-même, dans la singularité qui la constitue.

Or, ce qui nous sépare de la tragédie, c’est en premier lieu la littérature elle-même, c’est-à-dire notre habitude de lire tous les textes comme des textes littéraires, au sens qui prévaut pour ce terme depuis deux siècles : une lecture littéraire fait sens de tout, elle décontextualise le plus possible, elle voit dans chaque texte un objet autonome et confère au lecteur une toute-puissance herméneutique. Mais nous n’avons plus conscience de lire d’une façon si particulière, tant cette attitude est devenue pour nous une seconde nature. C’est ce filtre littéraire qu’il fallait rendre à nouveau visible, car la reconnaissance de notre littérature comme altérité conditionne notre prise de conscience de l’altérité de la tragédie, et vice-versa. Et voilà comment un projet sur les mutations de notre idée actuelle de la littérature a donné finalement un livre sur la tragédie grecque, susceptible d’intéresser aussi bien des hellénistes que des amateurs de littérature moderne et contemporaine, puisque dégager la tragédie de tous les préjugés dont nous l’embarrassons devrait permettre à la fin du processus de retrouver l’objet tragédie non pas dans sa vérité première (je crains fort que ce ne soit impossible), mais du moins dans la conscience de ce qui nous en sépare – ce qui ne serait pas un mince résultat.

Pour diminuer, à défaut de vaincre, cette distance qui nous sépare de la tragédie grecque, vous nous invitez à nous mêler au public d’un théâtre bien particulier : le nô japonais, dont quelques familles perpétuent aujourd’hui la tradition. Je ne peux m’arracher à l’impression que sous votre plume cette expérience s’apparente à une archéologie poétique. Pourriez-vous nous dire un peu plus sur votre méthode ?

D’abord – pourquoi le cacher ? –, il me faut avouer que la présence du nô dans le livre est liée à un double éblouissement : celui de mes premières expériences de spectacle nô au Japon il y a plusieurs années, mais également celui de la lecture du texte de ces pièces, en particulier dans la traduction française de René Sieffert et dans celle en anglais de Royall Tyler. L’exquise beauté de ce langage, l’étrangeté de ces masques énigmatiques, la force surprenante qui se dégage de représentations pourtant si statiques eu égard à nos habitudes modernes, tout cela m’a conquis dès le premier instant. Il se trouve aussi que j’ai eu la chance d’assister à mon premier nô non pas dans une salle de théâtre, mais dans l’enceinte d’un sanctuaire shintô, à la lumière du jour, puis à celle des torches quand vient la nuit : à l’expérience esthétique s’est donc ajouté le sentiment que quelque chose d’autre se déroulait sous mes yeux, relevant plus du sacré que du théâtre tel que nous le connaissons aujourd’hui en Occident. Lorsque vers le début de ces pièces vous voyez le rideau des coulisses lentement se lever, puis le personnage masqué, le shite, s’avancer précautionneusement sur le pont qui mène à la scène, d’un pas tel qu’il donne l’impression de glisser plus que de marcher, vous ne pouvez guère retenir dans votre corps une sorte de frisson comme devant une apparition surnaturelle. D’un coup, d’un seul, vous vous retrouvez devant quelque chose de très nouveau, mais aussi de terriblement ancien, et vous croyez enfin comprendre quelque chose à des rites archaïques dont le nô auquel vous assistez serait au terme de plusieurs siècles le rejeton très lointain.

Pure illusion, bien sûr, dont il convient de se défaire dans le cadre d’un travail à visée scientifique. Néanmoins, cette émotion-là peut avoir une valeur non pas épistémologique, dans l’ordre de la vérité, mais opératoire, en ce qu’elle désigne la possibilité d’un ailleurs ou d’une altérité radicale par rapport à nos habitudes esthétiques. Ce dépaysement si facile à obtenir avec le nô, il est loisible d’en dériver la force interrogative vers des objets a priori beaucoup plus familiers tels que la tragédie grecque, sans pourtant devoir fonder ce rapprochement sur une hypothétique relation historique entre les deux termes (un esprit aventureux pourrait cependant l’imaginer, puisque les conquêtes d’Alexandre le Grand permettraient en théorie l’influence du modèle dramatique grec, via le théâtre indien, sur le théâtre chinois et enfin japonais, mais il ne s’agit ici que de pures spéculations).

Au sens de Marcel Detienne, et malgré quelques caractéristiques formelles approchantes (le chœur, le masque, la musique, la danse, etc.), la tragédie grecque et le nô sont deux incomparables. Or, cette inanité de toute comparaison naïve permet justement une interrogation plus en profondeur sur l’écart qui nous sépare de la tragédie d’une manière peut-être aussi radicale que nous sommes coupés du nô, sauf évidemment que le plus souvent nous en avons moins conscience, élevés que nous sommes par toute la tradition occidentale dans l’idée d’une filiation qui mènerait de la Grèce antique jusqu’à nous. Filiation à la fois vraie et fausse, comme y insiste à juste titre Florence Dupont. Ainsi la reconnaissance du rôle particulier que jouent dans le nô les lieux géographiques n’autorise-t-elle aucune inférence directe quant à la fonction des lieux dans la tragédie, mais elle peut et doit nous libérer de nos habitudes de lecture et d’interprétation et nous conduire éventuellement à imaginer ou fantasmer la possibilité d’une tragédie ancrée dans les lieux qu’elle évoque, une tragédie qui ne trouverait sa cohérence et sa justification que dans la réalité externe, d’une façon toute contraire à notre conception moderne de la littérature. La comparaison des deux incomparables permet de mettre en place un troisième point de vue qui, ne s’identifiant ni à l’un ni à l’autre terme, leur est parfaitement extérieur – le nôtre –, et ce triangle de relations permet d’objectiver tour à tour chacune des trois positions.

En l’occurrence, je ne revendiquerais pas l’idée d’archéologie, puisque je ne prétends nullement sur ce point précis parvenir à quelque certitude concrète sur la réalité ancienne de la tragédie, mais bien celle de poétique, si est poétique toute création fantasmatique ou toute mise en résonance du lecteur : même un texte de savoir doit être en mesure d’utiliser les ressources poétiques du langage et du discours pour émouvoir le lecteur, ébranler ses convictions et ses habitudes et, finalement, réussir à le faire penser – car la poésie n’est pas antinomique de la pensée.

J’ai été sensible à la manière dont vous avez comparé deux principaux corpus qui ont permis de sauver la tragédie grecque de l’oubli. En croisant l’enquête historique et la réflexion poétique, vous démontrez que notre perception de la tragédie et du tragique repose sur un effet d’optique qui est le résultat du choix d’un pédagogue de l’époque romaine et des aléas de l’Histoire…

Je suis heureux que vous releviez ce point, car il s’agit à mon sens de l’un des apports les plus originaux du livre, susceptible de renverser de manière aussi radicale que durable notre compréhension de la tragédie grecque. La chose est d’autant plus étonnante qu’elle se fonde sur des observations fort simples qui auraient dû être faites depuis longtemps. Mais nous savons bien depuis Poe et sa Lettre volée que le plus visible n’est pas toujours le plus évident…

Voici comment l’argument pourrait se résumer. Notre connaissance de la tragédie s’appuie pour l’essentiel sur 32 pièces d’Eschyle, Sophocle et Euripide, ce qui est vraiment très peu par rapport à l’œuvre de ces auteurs (ainsi n’avons-nous que 7 tragédies de Sophocle sur les 123 qu’il aurait composées, et les proportions sont comparables pour les deux autres), mais c’est encore moins par rapport aux centaines, voire aux milliers de tragédies produites dans la période. On peut aisément calculer que nous ne disposons que de 1 ou 2 % du corpus total : le naufrage est colossal. La question est donc double. Une de fond : dans quelle mesure nos 32 tragédies sont-elles représentatives du corpus global ? Et une seconde, subsidiaire : peut-on répondre à cette question en l’absence précisément de ce corpus perdu ?

Le problème a beau paraître insoluble, il n’a jamais gêné grand-monde : l’habitude a toujours été de faire en gros comme si les tragédies conservées étaient les plus dignes de l’être, sans trop s’inquiéter de la fragilité de cet acte de foi. La seule chose que nous a apprise la philologie, c’est que la plupart de ces tragédies dérivent d’un choix scolaire datant de la fin du IIe siècle environ de notre ère, dont la tradition s’est maintenue dans les manuscrits byzantins : une sorte d’anthologie qui nous serait parvenue sans aucun mode d’emploi ni d’indication sur les critères de sa constitution. Sachant le caractère arbitraire de toute anthologie, même – ou surtout – la mieux intentionnée, il y a là de quoi sérieusement se faire du souci quant à la représentativité de notre corpus, mais comment démontrer ce caractère arbitraire sans corpus de référence ?

Or, ce corpus de référence est là devant nous, sauf que jusqu’ici on ne s’était pas aperçu de son existence. Il s’agit de 7 tragédies d’Euripide transmises par un tout autre canal que le choix scolaire, que les spécialistes appellent communément les tragédies « alphabétiques » parce que leurs titres se suivent dans l’ordre alphabétique du grec : une telle bizarrerie s’explique par le fait qu’elles proviennent de la copie byzantine fragmentaire de quelques rouleaux d’une édition complète d’Euripide dont les œuvres étaient selon l’usage antique classées alphabétiquement.

Mon hypothèse est la suivante : le fait que ces 7 tragédies d’Euripide soient issues non pas d’une sélection arbitraire comme les 10 autres, mais du pur hasard de l’ordre alphabétique, ce fait-là change tout ; il est possible en effet de les considérer comme un échantillon statistiquement représentatif des tragédies d’Euripide puisqu’il a été constitué de façon totalement aléatoire. Et la comparaison des tragédies du choix scolaire avec ce corpus de référence est tellement édifiante qu’elle me surprend encore moi-même. Lorsque vous vous rendez compte, par exemple, que presque toutes les tragédies alphabétiques ont un dénouement heureux tandis qu’il est malheureux dans presque toutes les autres, vous comprenez d’un seul coup pourquoi Euripide a souvent été considéré à l’époque moderne comme le moins tragique des trois grand dramaturges. S’il apparaît ainsi, c’est parce qu’à la différence d’Eschyle et de Sophocle les tragédies que nous avons conservées de lui sont constituées de deux familles de pièces distinctes : les unes qui finissent mal, héritées du choix scolaire ; les autres qui finissent bien, extraites par hasard d’une édition complète du poète. Mais si comme pour Eschyle et Sophocle nous n’avions gardé d’Euripide que les premières, alors il apparaîtrait sans doute non pas comme le moins, mais comme le plus tragique des auteurs : c’est dire combien notre lecture de la tragédie dépend de la transmission des pièces elles-mêmes.

Heureusement, grâce aux tragédies alphabétiques d’Euripide, nous avons à présent un accès à toute la partie immergée de l’iceberg, c’est-à-dire à toutes les tragédies qui n’ont pas été retenues par le choix du IIe siècle. D’où au moins deux enseignements majeurs à tirer. D’abord, on ne peut plus faire comme si notre corpus reflétait fidèlement la totalité des tragédies de la période : si paradoxal que cela paraisse, il faut maintenant s’habituer à l’éventualité que la majorité des tragédies grecques aient pu finir bien. L’enquête doit bien sûr être poursuivie en s’appuyant comme j’ai déjà commencé à le faire sur les fragments retrouvés, eux aussi de nature aléatoire, mais l’hypothèse, qui a déjà pour elle un certain degré de probabilité, est tout de même assez décoiffante.

Le second enseignement, c’est que notre corpus est en fait biaisé idéologiquement et esthétiquement : il est le produit d’une sélection non seulement partielle, mais partiale, peut-être d’inspiration stoïcienne, qui en privilégiant les dénouements malheureux a notamment préparé toute la conceptualisation moderne autour de l’idée de tragique. Et ce qui est vrai de la tragédie grecque l’est aussi de toute la littérature antique : notre corpus est pour la plus grande partie le produit d’une transmission sélective dont nous ignorons la plupart du temps les critères. Ce constat doit nous conduire à la plus grande prudence avant d’opérer toute interprétation et toute généralisation en cette matière, car il nous faut prendre conscience que la plupart de ce que nous lisons de l’Antiquité a déjà été lu, choisi et préparé pour nous – conscience douloureuse qui nous prive de la croyance illusoire en un accès immédiat aux textes. Sans cette prise de conscience, nous resterons de simples jouets de la tradition manuscrite et de ceux qui l’ont constituée au fil des millénaires, les victimes passives d’un filtre qui s’est interposé entre les œuvres et nous. Nulle réflexion sur la littérature antique ne peut faire l’économie d’une prise en compte de l’histoire des textes.

En lisant votre brillante démonstration de la place que les filtres du temps et de l’Histoire jouent dans la constitution de notre conception de la littérature, je songe au déjà célèbre mot d’ordre de Fredric Jameson – certes, prononcé dans un autre contexte et avec d’autres présupposés idéologiques – : « Historicisez toujous! ». Votre œuvre – et pas seulement Le Tombeau d’Œdipe – participe, me semble-t-il à une évolution des esprits dans le domaine de la théorie littéraire française qui repose sur le double constat de l’affaiblissement des pouvoirs de la littérature et d’usure de la théorie issue du structuralisme qui mettait l’accent sur l’analyse du texte sans tenir compte, ou pas assez, du cadre socio-historique dans lequel celui-ci a été créé et lu.

À votre avis, après avoir, sur le modèle des sciences exactes, cherché les universaux de la littérature, le moment est-il venu pour la théorie de retourner à une certaine souplesse interprétative qui redonnerait la légitimité à l’approche historique dans l’analyse du fait littéraire ? De façon plus générale, les études littéraires doivent-elles réassumer aujourd’hui leur identité – leur caractère « humain(iste) » – face à la pression qu’elles n’ont cessé de subir depuis l’avènement de la modernité et qui les a entrainées dans une sorte de course à la légitimité avec les sciences dites « dures », course – évidemment ! – à l’avance perdue, comme l’a montré, à partir de l’exemple de l’historiographie, Carlo Ginzburg dans son article « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire » (in Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989) ?

La théorie ou l’histoire, donc ? Sans faire de réponse à la normande, j’aurais tendance à répondre : les deux, car cet antagonisme prétendu apparaît surtout comme un héritage de la polémique autour de la Nouvelle Critique il y a un demi-siècle. L’histoire intellectuelle de ma génération en a en bonne partie effacé les traces, il me semble. Comme tous ceux de mon âge, en effet, mes études littéraires ont reçu l’empreinte du mouvement théorique venu des années 1960 et 1970, dont la dynamique était encore sensible à la fin des années 1980. Or, les années 1990 ont vu le retour de cette histoire littéraire tellement honnie dans les décennies précédentes – pas tout à fait la même, toutefois, mais une histoire ayant intégré en quelque sorte les acquis de la réflexion théorique sans se cantonner à l’événementiel pur ni à la stricte explication philologique. Il s’est agi – il s’agit encore – d’une hybridation féconde dont j’ai senti concrètement les conséquences en travaillant à ma thèse de doctorat, qui prit alors un tournant historique beaucoup plus marqué.

De fait, il n’y a pas d’histoire sans théorie, car il n’y a pas de théorie sans histoire. Historiquement situé malgré sa prétention à une généralité intemporelle, le discours théorique est justiciable d’une approche diachronique ; exprimant les attendus et les présupposés d’une époque ou d’un groupe donnés, il n’a de validité qu’autant qu’il reconnaît ses propres limites historiques et sociales. Il faut donc faire une histoire de la théorie, et la faire avec d’autant moins de scrupules que cette histoire importe infiniment à la réflexion théorique. Tandis en effet que l’histoire des sciences exactes est sans commune mesure avec la pratique scientifique même, dans le cas de la littérature l’opposition entre histoire et théorie relève de la légende ou de l’intoxication idéologique : si l’histoire ne conceptualise pas ses objets, elle vire à l’annalistique et manque la continuité ; si la théorie n’historicise pas les siens, elle devient totalitaire, c’est-à-dire insignifiante à force de généralité, et c’est la discontinuité qui fait alors défaut. La reconnaissance de cette discontinuité ou non-permanence, la prise en compte d’une altérité toujours plus grande qu’on ne suppose, supprime ipso facto l’illusion d’une relation immédiate à l’objet et par contrecoup rend indispensable l’enquête, laquelle se dit en grec – ce n’est pas un hasard – historia.

Si l’on ne retrouve pas une telle complémentarité de l’histoire et de la théorie dans les sciences exactes, c’est que le modèle épistémologique de ces dernières ne convient pas aux sciences humaines et sociales : voilà ce qu’il faut sans cesse rappeler aux autorités scientifiques à tous les niveaux, du local jusqu’à l’international, sous peine de voir la standardisation des procédures d’évaluation et de financement de la recherche priver à terme de tout moyen de survie les études littéraires. L’une des différences majeures porte sur le type d’objet étudié : le nôtre est foncièrement construit, même si nous n’en avons pas toujours conscience. Car les œuvres ne sont pas données comme telles : leur reconnaissance en tant qu’œuvres provient d’un choix conceptuel ou d’une tradition historique, et le périmètre de cette sélection doit être explicité et le cas échéant redéfini. Faut-il parler du roman populaire dans les histoires de la littérature ? que faire de Marc Levy, Guillaume Musso et Gérard de Villiers ? quelle place accorder aux écritures intimes et aux manuscrits par rapport aux œuvres publiées ? Faire l’impasse sur ces questions fondamentales reviendrait à considérer comme un donné ce qui relève en fait d’une construction intellectuelle et sociale élaborée par un groupe (corporations, milieux artistiques, etc.) ou une institution (école, musées, disciplines universitaires, etc.). Nos objets d’étude n’ont pas de limite fixe ; ils se découpent différemment suivant les cas : ainsi peut-on au choix séparer ou non le texte de son support, de son auteur, de son public, de son environnement culturel, économique, politique, etc. Autant de choix légitimes à condition d’être explicités, mais dont chacun engage un type de critique distinct : stylistique, histoire du livre et de l’édition, génétique, esthétique de la réception, sociologie, etc. Or, si dans les sciences exactes la hiérarchie et l’emboîtement des déterminismes sont donnés en majeure partie par le réel même, si la somme des mouvements quantiques explique la réaction chimique, qui elle-même s’intègre au processus physiologique, en principe sans conflit de causalité, chez nous en revanche les interactions entre les niveaux de description de la réalité restent confuses de même que l’enchaînement des causes, puisque chaque niveau est un artefact lié à la tradition, la discipline ou la méthode suivie : la sociologie littéraire n’a pas moins besoin de l’analyse stylistique que celle-ci ne doit s’appuyer sur celle-là.

Ce n’est pas là une faiblesse, mais une différence de nature : liés à la subjectivité ou l’intersubjectivité, nos objets sont humains, c’est-à-dire sociaux, et notre visée première n’est pas de modéliser (même si l’ambition modélisatrice existe bel et bien lorsqu’on cherche à faire une théorie de la narration romanesque ou à décrire l’expérience cognitive de l’œuvre littéraire), mais de transmettre et de mieux connaître. Or, ce travail de transmission est toujours à refaire, car notre rapport aux œuvres ne cesse de se modifier : l’évolution de la culture et des savoirs dans lesquels nous vivons nous éloigne en permanence des œuvres du passé ou du moins altère la lecture ou l’interprétation que nous en faisons. De même qu’une traduction d’Homère doit être refaite périodiquement de manière à s’adapter à l’évolution de la langue et de la littérature, de même la transmission doit-elle être toujours réactualisée, les problèmes reformulés, des questions nouvelles posées. Les études littéraires contribuent par là à la cohésion de la société comme à sa critique en questionnant ou en fondant les identités dont elle se compose, en assurant la transition du passé vers l’avenir, en important l’altérité du plus lointain dans le temps ou l’espace. Si les sciences exactes promettent la connaissance du monde, à l’intérieur duquel figure le corps humain en tant qu’objet, les humanités – et les études littéraires en particulier – permettent l’accomplissement de la devise delphique : « Connais-toi toi-même – en tant que sujet individuel et social ».

Sur quel sujet travaillez-vous en ce moment ? Avez-vous déjà une date approximative de publication ?

J’ai toujours quelques scrupules à évoquer mes projets en cours. Tout ce que je puis dire, c’est que je travaille à un nouveau livre sur l’histoire et la variation de l’idée de littérature, envisagée à travers une perspective particulière, qui devrait paraître en 2015 si tout va bien. Et puis je tiens aussi à continuer la réflexion sur la constitution du corpus tragique, car – les différentes rencontres que j’ai faites depuis la parution du Tombeau d’Œdipe m’en ont convaincu – le livre ouvre un champ de recherche encore en friche pour une bonne part, et certaines pistes – pour parler comme Ginzburg – méritent d’être poursuivies, notamment en ce qui concerne l’influence stoïcienne sur la formation du canon tragique. L’enquête n’est pas close – mais peut-elle jamais l’être ?

 

 


Entretien publié le 22/05/2013

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