Le tournant de l’analyse du discours dans les études littéraires

Entretien avec Ruth Amossy et Dominique Maingueneau

 

Ruth Amossy, professeure à l’Université de Tel Aviv, est spécialiste de littérature française, d’analyse du discours et de rhétorique. Elle est actuellement directrice du département de français et responsable du programme de rhétorique au sein du département d’Etudes générales de la Faculté des Lettres. Elle a publié plusieurs ouvrages sur la question du cliché, du stéréotype et de la doxa. Elle a élaboré une approche dite de l’argumentation dans le discours, à partir de laquelle elle travaille actuellement sur des corpus divers (archives de la Grande Guerre, médias, textes littéraires).

Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud et docteur d’Etat depuis 1979, Dominique Maingueneau a enseigné la linguistique à l’Université d’Amiens jusqu’en février 2000 avant de rejoindre l’Université Paris XII où il est actuellement professeur. Il est également membre du Centre d’Etude des Discours, Textes, Ecrits et Communications (CEDITEC) et l’auteur de nombreux ouvrages sur l’analyse du discours et la linguistique du discours littéraire. Il est co-directeur, avec P. Charaudeau, du Dictionnaire d’analyse du discours.

 

par Raphaël Baroni

Raphaël Baroni (à Dominique Maingueneau): Dans votre texte de présentation aux actes du colloque tenu à Cerisy en septembre 2002, Ruth Amossy et vous-mêmes prenez acte de l’émergence d’un nouveau champ d’étude : « l’analyse du discours littéraire », ou plutôt, l’analyse du discours dans les études littéraires (titre de l’ouvrage). Vous indiquez également que le projet de ce colloque résulte de « la conscience qu’il s’ouvrait un espace nouveau de problématisation du texte – et pas seulement du texte littéraire – dont de nombreux chercheurs ont déjà pris la mesure dans leurs travaux. » Pensez-vous que l’analyse du discours annonce l’émergence d’une nouvelle discipline fédératrice qui pourrait, à terme, remettre en cause les découpages classiques au sein de l’institution académique ?

Dominique Maingueneau : Il me semble qu’il faut distinguer entre deux niveaux d’intervention de l’analyse du discours. A un premier niveau, les préoccupations pour le discours sont en train d’envahir l’ensemble des sciences humaines et sociales ; c’est le résultat d’une reconfiguration générale du savoir, dont l’existence de l’analyse du discours est un symptôme privilégié. A un second niveau l’analyse du discours intervient dans le monde des « humanités », c’est-à-dire de disciplines qui ont de fortes traditions d’étude des textes : rhétorique, philologie, stylistique en particulier. L’ouvrage que nous publions, à la suite du colloque de Cerisy, en est un témoignage. Il est compréhensible que dans ce domaine les résistances soient les plus fortes. En effet, comme vous avez raison de le souligner, certains découpages académiques sont inévitablement mis à mal dans les facultés de lettres quand on raisonne en termes de discours. Comme je le fais remarquer dans ma contribution au volume, avec la réflexion sur le discours on voit progressivement émerger une population de chercheurs issus de régions très diverses et qui partagent un outillage intellectuel commun bien plus considérable que celui qu’ils partagent avec les collègues de leurs disciplines « d’origine » : les manières de faire et de penser d’un spécialiste traditionnel de Mallarmé et d’un analyste du discours littéraire sont plus éloignées les unes des autres que celles de ce même analyste du discours et d’un analyste du discours juridique. Cela ne manque pas d’avoir des conséquences importantes. On ne peut pas néanmoins en conclure que l’analyse du discours jouera le rôle d’une discipline « fédératrice », si l’on veut dire qu’il y aura unification sous la houlette du discours des anciennes humanités et des sciences humaines. Même au niveau des humanités cette « fédération » me paraît problématique. En fait, j’ai plutôt l’impression qu’il va se produire des phénomènes de décloisonnement entre disciplines, mais à côté du maintien de frontières. Etant donné le rôle que joue la littérature dans une société, on ne peut pas réellement penser que les approches fondées sur la discursivité vont recouvrir l’ensemble des pratiques universitaires, surtout en matière d’enseignement. En revanche, tout ce qui relève de la démarche inaugurée par la « poétique » aristotélicienne va sans nul doute trouver à se restructurer autour de l’analyse du discours. Il est difficile de prévoir comment se feront les réorganisations institutionnelles dans le détail ; vraisemblablement, on va voir émerger des décloisonnement locaux sur le fond du décloisonnement généralisé qu’autorise l’analyse du discours.

Dans notre appréhension de ces problèmes je crois que nous sommes un peu victimes du repli des études littéraires sur elles-mêmes depuis quelques décennies. Quand on y réfléchit, des disciplines comme la rhétorique ou la philologie n’étaient en rien réservées aux corpus littéraires ; il en va de même pour la stylistique à l’origine, même si elle s’est peu à peu repliée sur ces corpus. La sémiotique aussi a nourri une ambition fédératrice à partir des années 1960 ; mais je ne pense pas qu’elle ait réussi. En d’autres termes, c’est la « littérarisation » des études littéraires qu’il faut interroger, davantage que les entreprises qui visent à décloisonner.

Raphaël Baroni : En rapprochant les études littéraires de la linguistique du discours, vous en appelez à un élargissement du corpus strictement « littéraire ». Vous affirmez notamment que cet élargissement s’impose « quand on accepte de prendre en compte la diversité du fait littéraire, dans l’histoire comme dans l’espace : l’isolement d’un ensemble de textes comme "littérature" est un fait récent, qui peut constituer un obstacle pour le chercheur. Des problématiques comme celles de l’interdiscursivité ou du dialogisme, les recherches sur les genres de discours, obligent précisément à repenser l’autonomie des corpus littéraires. » Pensez-vous en conséquence qu’il faille abandonner la distinction même de la littérarité ou est-il envisageable au contraire de la renouveler en en proposant une redéfinition « pragmatique ».

Dominique Maingueneau : De toute façon, ce déplacement des critères de littérarité vers une définition de type pragmatique est déjà en train de se faire. Du moins, il me semble que le principe en est largement accepté par les spécialistes de littérature. Tout le problème est de savoir ce que l’on entend par « pragmatique » ; cette notion oscille en effet entre une conception étroite et une conception large. Dans sa conception « large » elle n’est pas toujours facile à distinguer d’une approche en termes de discours ; dans sa conception étroite, qui la lie à la dimension illocutoire ou à une conception inférentielle de l’interprétation, elle ne peut renouveler la question de la variation de la « littérature » à travers le temps et l’espace. Même la conception large de la pragmatique, qui privilégie – dans un cadre interactionniste - la mise en présence deux partenaires d’un acte communicatif, n’y suffit pas. Il y a en effet des dimensions de la discursivité qui excèdent une appréhension purement communicationnelle de l’activité verbale ; en particulier la question de l’interdiscours et celle des formes de subjectivation qui se construisent à travers la diversité générique. Je verserais volontiers au dossier deux ordres de considérations :

1. La problématique des « discours constituants » que je défends depuis une dizaine d’années me paraît de nature à faire évoluer la réflexion sur cette question essentielle. Ce qu’on appelle communément « littérature » émerge à l’intérieur d’une zone de discours (qui contient en particulier les discours religieux, philosophique, scientifique) qui sont adossés à l’Absolu. Dans le cas de sociétés fondées sur la récitation de mythes fondateurs, ces discours que nous distinguons sont intriqués. Si l’on adopte cette perspective, on ne peut pas se contenter d’opposer le littéraire au reste des productions verbales d’une société. Plutôt que de s’en tenir à une coupure élémentaire entre discours littéraire et non-littéraire, une analyse conséquente doit s’appuyer sur des concepts et des méthodes dont une part notable est valide pour d’autres types de discours. Prendre en compte les relations entre les différents « discours constituants » et entre discours constituants et non-constituants peut sembler un détour coûteux, mais il accroît significativement l’intelligibilité du fait littéraire.

2. Un autre avantage de l’analyse du discours sur des approches pragmatiques est de ne pas prendre en compte la seule communication littéraire, mais d’élargir la question à un réseau de discours connexes : au XVIIe siècle par exemple, au-delà des genres il y a des lieux de légitimation, des textes qui sans être proprement littéraires participent de son exercice. Il en va de même au XIXe siècle pour la presse, sans laquelle la littérature ne serait pas ce qu’elle est, avec toutes les tensions que cela implique.

Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’admettre que la littérature est travail sur des frontières. Cela ne signifie pas que quelque chose de l’ordre du littéraire n’est pas présent dans toute société humaine, mais seulement qu’il participe de configurations variables.

Raphaël Baroni (à Ruth Amossy) : Dominique Maingueneau et vous-même signalez que le colloque de Cerisy faisait écho à celui de 1966, qui avait joué un rôle important dans la promotion de la Nouvelle Critique. Vous mettez en évidence, notamment, le fait que les théories de l’énonciation linguistique et les courants pragmatiques, de même que la recontextualisation du sens par les sciences du langage, ont profondément renouvelé l’approche des études littéraires. Pensez-vous malgré tout que nous conservons aujourd’hui certains acquis de la période structuraliste, et si c’est le cas, quels sont-ils, quel rôle jouent-ils dans l’analyse du discours ?

Ruth Amossy : Dans le domaine littéraire, les approches inspirées du structuralisme visaient à promouvoir une analyse interne des textes délivrée de la tyrannie d’une "intention d’auteur" préalable à l’écriture. Elles remplaçaient le principe d’un sens univoque dont l’écrivain serait le seul détenteur, par celui du texte comme producteur de significations multiples échappant en partie au contrôle du sujet écrivant. A l’impossibilité d’un sujet plein maîtrisant le sens de son œuvre se joignait le refus de la fameuse séparation du fond et de la forme qui primait dans la critique dite traditionnelle. D’où une attention accrue au texte lui-même, et un examen approfondi des structures et des formes à travers lesquelles il se construit sur tous les plans. Je ne pense pas qu’on puisse revenir sur ces acquis, qui sont fondamentaux, et qui ont en son temps complètement bouleversé notre approche de l’œuvre littéraire.

Le problème réside plutôt dans le fait que le structuralisme, en réagissant contre l’histoire littéraire, a privilégié une approche synchronique qui a d’une part posé l’immanence de son objet d’étude, et a d’autre part reconduit l’opposition texte/contexte en inversant simplement les priorités. L’AD [analyse du discours, note de l’éd.] considère que l’énoncé ne peut être coupé de l’énonciation, et que les significations se construisent dans la dynamique d’un échange entre participants pris dans une situation de communication donnée. En bref, le dit est fonction d’un dire, qui lui-même ne peut se comprendre en-dehors des données situationnelles dans lesquelles il s’effectue. Dans cette perspective, le contexte n’est pas évacué : bien au contraire, il fait partie du texte et remet en question la fameuse division texte/contexte.

Raphaël Baroni : Vous inscrivez vos travaux, qui privilégient une approche sociocritique de la littérature, dans le prolongement de la rhétorique. En quoi la nouvelle rhétorique diffère-t-elle de l’ancienne et quel est l’avantage de situer une analyse du « discours persuasif » dans le prolongement d’une discipline qui avait presque totalement disparu de l’univers académique ? Cela signifie-t-il que l’analyse du discours se préoccupe à nouveaux de cerner des phénomènes qui avaient été provisoirement occultés par l’approche décontextualisée de la Nouvelle Critique ou y a-t-il une différence fondamentale dans la manière contemporaine d’envisager la dimension persuasive des actes de langage ?

Ruth Amossy : Parmi les approches nées dans les années 1960 et 1970, la sociocritique me semble être l’une des seules à avoir tenté, avec les moyens de l’époque, de penser la dimension sociale du texte littéraire en montrant comment elle s’inscrit dans le discours même. Elle se proposait de dévoiler les modalités particulières selon lesquelles le texte littéraire disait la société de son temps. Aussi prenait-elle en compte le discours social (l’interdiscours dans la terminologie de l’AD), la doxa et ses stéréotypes, la façon dont le discours nouveau les reprenait ou les retravaillait (la dimension dialogique), les genres reconnus et les structures institutionnelles dans lesquels s’élaborait la parole nouvelle, etc. Dans un sens, on peut considérer que cette mission préfigure celle de l’AD. Cependant celle-ci change la donne dans la mesure où elle ne reste pas prise dans le cadre systémique de la sociocritique – en d’autres termes, elle examine le discours littéraire comme le résultat d’un processus d’énonciation dont les différentes composantes doivent être prises en compte. Qui parle à qui, de quel lieu et dans quelles circonstances, dans quels cadres socio-institutionnels, en réaction à quelle parole préexistante et dans quelle visée ? – telles sont quelques-unes des questions essentielles qui se posent. Dans cette optique, il me semble que l’AD permet de saisir la socialité du discours littéraire – de montrer comment il s’élabore à travers des modèles sociaux et institutionnels qui le conditionnent en partie ; mais aussi comment la reprise et le retravail de ces modèles lui permettent de dévoiler quelque chose sur la société de son temps.

L’argumentation dans le discours telle que je la conçois est une branche de l’AD. Elle consiste à prendre en compte dans le discours sa dimension ou sa visée argumentative. Elle considère en effet que toute parole tente d’influencer l’autre, de lui faire voir ou penser le monde d’une certaine façon, d’orienter le regard ou de susciter des interrogations. Certains discours ont un but argumentatif avoué (ce que j’appelle une visée), d’autres persuadent de façon détournée et souvent non programmée et non délibérée (c’est leur dimension argumentative). Le dispositif d’énonciation, le cadre générique, l’espace discursif dans lesquels se déploient le discours, sont essentiels, et ils sont nécessairement en prise sur le social et l’institutionnel. C’est donc dans le champ de l’AD telle qu’elle reprend, relance et infléchit l’entreprise sociocritique, que j’inscris l’argumentation. Pour ce faire, il est clair qu’il faut se tourner vers la rhétorique, et en particulier la nouvelle rhétorique de Perelman, d’inspiration aristotélicienne, en lui empruntant des notions essentielles (comme l’importance de l’auditoire et des prémisses, par exemple). Il faut réutiliser à bon escient les outils de la rhétorique et des concepts-clé comme l’ethos, en prenant soin de maintenir la perspective socio-historique de départ. On reste ainsi dans le cadre d’une approche communicationnelle centrée sur les fonctionnements discursifs et refusant de dissocier le formel (le texte) du socio-institutionnel (le contexte). Ce retour à la rhétorique me semble aux antipodes de celui de la Nouvelle Critique qui s’était tournée vers une rhétorique des figures permettant une analyse formelle du texte en synchronie.

Raphaël Baroni (question commune) : Vous constatez que « la pragmatique comme l’analyse du discours ne constituent pas des domaines unifiés dont les visées et les méthodes feraient l’objet d’un consensus. » Quels sont, selon vous, les principaux défis que l’analyse du discours doit relever aujourd’hui ? Pensez-vous qu’il soit nécessaire de voir émerger un consensus ou privilégiez-vous la voie d’un dialogue à partir d’ancrages disciplinaires dont les visées et les méthodes qui continueront de diverger partiellement ?

Ruth Amossy & Dominique Maingueneau : Le principal défi que les problématiques d’analyse du discours doivent relever aujourd’hui, c’est avant tout de se faire reconnaître. Nous voulons dire par là que bien souvent elles ne sont acceptées qu’à condition d’apparaître comme des rectifications locales de ce qui existe, non comme une mise en cause de notre abord traditionnel des textes. Assumer « l’ordre du discours », pour reprendre la formule de Foucault, cela engage une transformation profonde de nos habitudes puisqu’il y a à la fois mise en cause de partages institutionnels et de présupposés heuristiques, en particulier des oppositions immémoriales entre texte et pratique, texte et contexte, ou des schémas stratificationnels dans lesquels le textuel « exprime » ou « reflète » une réalité en amont.

Quant à voir émerger un consensus, nous ne sommes pas sûrs que cela ait grand sens de le souhaiter. Etant donné que le discours est au point de croisement de l’ensemble des champs qui traitent de la culture (de la sociologie aux humanités) et qu’il s’inscrit par ailleurs dans l’orbite des sciences du langage, on voit mal comment un consensus pourrait émerger, même à l’intérieur d’un seul pays, voire d’un continent. La seule chose qu’on peut souhaiter de manière réaliste est que le dialogue soit ouvert entre les diverses tendances d’analyse du discours et que les chercheurs explicitent leurs présupposés.

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