Les fictions du possible

Entretien avec Françoise Lavocat au sujet de son ouvrage La Théorie littéraire des mondes possibles, Paris, CNRS Editions, 2010.

 

propos recueillis par Raphaël Baroni


Voici le premier ouvrage de référence en français sur la théorie des mondes possibles appliquée à la littérature, dans une perspective diachronique large. Qu'est-ce qu'un monde de fiction ? Dans quelle mesure une théorie née dans le cadre des mathématiques, de la logique et de la sémantique peut-elle éclairer les rapports entre les mondes de la fiction, entre la fiction et le monde ? Que permet-elle de dire de l'influence de la fiction sur les croyances, et des usages existentiels et moraux qu'en font les lecteurs ? La théorie des mondes possibles est ici confrontée à des œuvres qui n'appartiennent pas toutes aux domaines traditionnellement envisagés comme mondes alternatifs. De Rabelais à Woody Allen, de Cervantès à Philip Roth, de Charles Perrault à Paul Valéry, la théorie des mondes possibles est mise à l'épreuve d'œuvres et d'époques pour lesquels elle n'avait pas été initialement pensée. Est ici proposée une histoire des mondes de la fiction qui prenne en compte leurs configurations référentielles, variables selon les genres, les cultures et les temps.

R.B : Françoise Lavocat, dans l’introduction de votre ouvrage, vous définissez les « mondes possibles » de la fiction comme un « alternative crédible du monde réel ». Pouvez-vous préciser en quelques mots cette définition, et notamment l’importance de la « crédibilité » que vous mentionnez ? Cette dimension de crédibilité a-t-elle quelque chose à voir avec l’efficience de la fiction ?

FL : La définition des mondes possibles comme « alternative crédible au monde réel » n’est pas de moi. Je la cite (Théorie littéraire des mondes possibles, p. 50), comme une proposition de Thomas Pavel. Il l’exprime dès 1983 («Incomplete Worlds, Ritual Emotions», Philosophy and Literature, oct. vol 7, n° 2, pp. 48-58) et la reprend dans Univers de la fiction (Seuil, [1986], 1988). Pour T. Pavel, qui recommande un usage « distant » de la théorie des mondes possible, « la possibilité […] n’est absolument pas de nature purement logique » (p. 63, sq) : elle renvoie globalement à l’attitude « réaliste » que nous adoptons à l’égard des personnages et des mondes fictifs. Cela signifie, toujours dans la perspective de Pavel, que nous y croyons, c’est-à-dire que nous leur accordons une valeur de vérité globale, à peu près comme nous traitons les informations factuelles, les mythes, les êtres surnaturels de la religion (ibid., p. 27). Un des objectifs principaux d’Univers de la fiction, qui est de flouter le tracé de la frontière entre fait et fiction, amène à valoriser les mondes fictionnels proches du monde réel : le possible, pour Pavel, rejoint le vraisemblable.

La conquête de la vraisemblance comme rationalisation des mondes imaginaires a sans aucun doute joué un rôle dans l’acceptation de la notion de fiction (comme le montre Anne Duprat dans Vraisemblances, Poétiques et théorie de la fiction, du Cinquecento à Jean Chapelain, Champion 2009). Néanmoins, la notion de « monde possible », dans ma perspective et celle des contributeurs de l’ouvrage, n’est pas rabattue sur celle de vraisemblance (Théorie littéraire des mondes possibles, p. 23-24). Si la définition la plus rigoureuse des logiciens, de monde possible comme « ensemble de propositions », n’est pas retenue par tous, nous avons généralement compris « monde possible » comme un  état de choses alternatif, défini par l’oeuvre, qui devient le monde de référence du lecteur ou du spectateur à partir duquel sont accessibles d’autres mondes possibles, actuels ou fictionnels.

La perspective que j’ai personnellement adoptée dans ce travail ne privilégie pas le point de vue du lecteur. Mais lorsque l’on s’intéresse aux processus cognitifs qui permettent au lecteur de « s’immerger » dans un univers fictionnel, de construire une image de monde, d’éprouver de l’empathie pour un personnage, on s’aperçoit que les œuvres homologues au monde actuel ne jouissent d’aucun privilège par rapport aux univers féériques ou délibéremment irréalistes. Par conséquent, je doute que le critère de la crédibilité détermine prioritairement l’efficacité de la fiction. 

RB : Vous évoquez également une forme de « réticence » des études littéraires quand il s’agit d’étudier ou de faire usage d’une théorie des mondes possibles. Pouvez-vous expliquer brièvement la raison de cette réticence et les profits que l’on pourrait malgré tout tirer d’une telle approche ?

FL : Si l’on ne se contente pas d’un tranfert conceptuel permettant d’utiliser les notions de « monde » et de « possible » de la façon la plus vague et la plus métaphorique, la théorie des mondes possibles, qui provient de la logique formelle et de la philosophie analytique, présente quelques aspects techniques (les théoriciens des mondes possibles font souvent appel à des rudiments de langage formel). Cette apparence de rigueur, ainsi que la difficulté réelle que présente l’élaboration d’outils interdisciplinaires est actuellement rejetée par une partie de la communauté universitaire, désabusée du structuralisme et du formalisme. La théorie littéraire elle-même n’a plus le prestige qu’elle avait dans les années 1970. De nombreuses voix s’expriment aujourd’hui pour prôner la simplicité, la mise en relation de la littérature avec la vie, l’expérience, les affects, l’intuition.

Cette orientation est en partie inspirée par le sentiment de l’urgence qu’il y a à sauver les sciences humaines, la littérature et l’enseignement de ces disciplines. Cela conduit souvent à rechercher une forme de proximité avec un lectorat non spécialisé et à rejeter la posture de l’expert. Les littéraires manifestent aujourd’hui plus que jamais une certaine distance à l’égard de la science, qui n’est favorable ni à la logique ni à des théories comme celles des mondes possibles. De même, et pour les mêmes raisons, « le cognitive turn » n’a jusqu’ici concerné qu’une minorité de spécialistes de littérature, surtout en France.

Par ailleurs, la logique semble à beaucoup un instrument inadéquat pour aborder la littérature, qu’on l’envisage d’un point de vue externe (celui du lecteur) ou interne (à partir du texte lui-même). Enfin, les théories qui mobilisent l’attention d’un grand nombre de chercheurs depuis quelques décennnies (celles du reader response, les études culturelles, les études de genre, etc) sont assez éloignés des prémisses et des objectifs de la théorie des mondes possibles.

Cette théorie ne permet en effet certainement pas d’aborder tous les aspects du phénomène littéraire ; elle ne rend pas non plus compte de l’ensemble des caractéristiques de la fiction. Néanmoins, elle a permis d’orienter le regard vers des objets jusque là passés inaperçus ou de les voir autrement (je pense à la question du personnage) ; elle rend compte de quelques uns des traits constitutifs de la fictionnalité (en particulier l’organisation modale du monde fictionnel). Cette théorie est particulièrement opératoire pour aborder certains corpus, en particulier ceux qui se spécialisent dans la création d’univers (comme Le Seigneur des anneaux, les jeux vidéos) ou qui thématisent le passage d’un monde à l’autre. Mais elle ne leur est pas non plus réservée : dans la Théorie littéraire des mondes possibles, il est question de Cervantès aussi bien que de Woody Allen ou de Philip Roth. 

Pour résumer, les apports majeurs de cette théorie à l’analyse littérature, et plus largement l’étude des artefacts culturels, sont à mes yeux les suivants :  

1) Elle permet tout d’abord de décrire des constellations de mondes. L’accent mis par les logiciens sur les relations d’accessibilité engage à envisager l’œuvre non comme un monde clos mais à travers ses relations à d’autres mondes. La référence au monde réel, telle qu’elle est mise en œuvre par des clefs, par l’allégorie ou par le jeu (quand il s’agit de mondes virtuels intéractifs) est constitutive de la qualité ontologique du monde fictionnel.
Envisager l’œuvre comme un monde possible implique aussi qu’elle devienne le monde de référence à partir duquel sont accessibles d’autres mondes possibles : ces mondes peuvent être aussi bien les œuvres référées par elle (dans les termes de Genette, l’intertexte et l’hypertexte) que les œuvres qui se réfèrent à elle : les suites, les continuations, les réécritures, les adpatations, envisagées comme les possibles de l’œuvre. Je renvoie à cet égard plus particulièrement au travail de Marc Escola et de Sophie Rabau. Dans une perspective un peu différente (exploitée par Daniel Ferrer), la théorie des mondes possibles peut aussi intéresser ceux qui se penchent sur la génétique des textes (les brouillons et les différentes étapes du travail de l’auteur, les variantes, constituent plusieurs possibles de l’œuvre).

La théorie des mondes possibles permet donc de décrire des configurations référentielles,  d’en élaborer des typologies.  Cette perspective est particulièrement féconde pour décrire les œuvres en série (je renvoie au travail d’Anne Besson et de Vincent Ferré), ainsi que les histoires contrefactuelles, qui se sont multipliées au XXe siècle (comme Plot Against America de  Philip Roth, 2004 ;  Inglorious Bastards, de Tarentino, 2009).

2) Le second apport majeur de cette théorie est de permettre d’envisager l’organisation d’un monde fictionel en terme de modalités, concernant le possible (aléthique), la valeur (axiologique), le savoir (épistémique) et l’obligation (déontique). Comme le suggère Lubomir Doležel (Heterocosmica, 1999), la manipulation la plus productive, dans la fiction, consiste à mettre l’un des systèmes modaux en position dominante. On peut alors analyser finement l’inscription, dans l’œuvre, de ce système modal et le mettre en relation avec des données génériques, culturelles, historiques.

3) Enfin la théorie des mondes possibles a puissamment contribué au retour du personnage, en lui donnant le statut non plus de non existant, mais d’habitant d’un monde. Les théories de Meinong (1916) ou de Rescher (1973) (on peut référer à un objet mental), celle de la désignation rigide de Kripke (Socrate est Socrate dans tous les mondes possibles, même dans celui où il n’a pas bu la ciguë, 1980), le réalisme modal de David Lewis (tous les mondes possibles existent réellement, 1986) ont été traditionnellement mobilisés pour défendre l’idée selon laquelle le personnage existe d’une certaine façon. Il excède tellement sa condition d’être de papier qu’il peut passer d’une œuvre à l’autre : c’est le phénomène étudié par Richard Saint Gelais sour le terme de transfictionnalité.

RB : Une partie de l’ouvrage est consacrée à la dimension diachronique du phénomène. Vous affirmez que les modalités d’engendrement et les configurations des mondes possibles « diffèrent selon les périodes historiques » (p. 8). Pouvez-vous rapidement évoquer certains aspects de cette variation historique ? Peut-on affirmer que les « mondes possibles » sont eux-mêmes conditionnés par un horizon des possibles historiquement déterminé ?

FL : C’est en effet une des orginalités de l’ouvrage que d’avoir privilégié la dimension diachronique, en sollicitant des chercheurs spécialistes de l’antiquité (Sophie Rabau), de la renaissance (Marie-Luce Demonet, Anne Duprat), du dix-septième siècle (Marc Escola, Christine Noille-Clauzade). L’articulation de la théorie et de la perspective diachronique est depuis longtemps centrale dans mon travail personnel et collectif, comme en témoigne Usages et théories de la fiction, les théories contemporaines à l’épreuve des textes anciens (2004). La théorie littéraire des mondes possibles répond au même double objectif : tester les théories contemporaines, invariablement pensées à partir de corpus du dix-neuvième et du vingtième siècle, en les confrontant à des textes antérieurs ; renouveler l’approche des textes anciens, en particulier de la période moderne, les seizième et dix-septième siècles.

Je suis consciente du fait qu’une théorie logique qui se réclame de l’objectivité n’est pas envisagée, normalement, sous l’angle historique. Les mondes narratifs n’en sont pas moins des artéfacts culturels. Si l’on admet que dans les œuvres, les systèmes modaux et les configurations référentielles varient, on peut supposer que ces différences relevent de différences génériques, historiques et culturelles. Il y a une solidarité évidente entre le statut ontologique des mondes fictionnels et leur organisation. Or, le concept même de fiction, comme monde imaginaire autonome, se fait difficilement jour entre le seizième et le dix-septième siècle, au sein de controverses et de débats concernant l’héritage de Platon et d’Aristote (je renvoie aux travaux de Mawy Bouchard, 2006, de Teresa Chevrolet, 2007, d’Anne Duprat, 2009). C’est en tenant compte de ce contexte intellectuel que Christine Noille-Clauzade a pu parler de différents « styles de fictionnalité ». 

L’utilisation de la théorie des mondes possibles dans une perspective diachronique a permis de mettre en évidence des phénomènes jusque là passés inaperçus, ou décrits différemment. L’histoire des marqueurs de fictionnalité reste à faire. La comparaison diachronique, à cet égard, met en évidence le rôle variable du paradoxe en tant qu’opérateur de fictionnalité. J’ai aussi souligné, par exemple, la réduction de l’hétérogénéité ontologique des personnages, au cours du dix-septième siècle. Il n’est pas rare, en effet, dans le roman ou sur la scène, que cohabitent des dieux, des demi-dieux, des allégories, des personnages, des immigrants transfictionnels, des personnages à clefs, etc. Ce bric à brac ontologique tend à s’homogénéiser et se normaliser au cours de la période moderne. Cela s’explique en partie par un phénomène noté par Thomas Pavel : la migration massive des dieux de l’antiquité du territoire de l’histoire à celui de la fiction à la Renaissance (1986, 54, 55). Cette période est également marquée par un processus général de désallégorisation des personnages, des lieux et des mondes. Dans une perspective diachronique plus large, il me paraît intéressant d’identifier les périodes où le propre de la fiction semble résider dans l’autonomie de celle-ci (de la fin du dix-septième siècle à la première moitié du vingtième siècle) et d’autres ou c’est la multiplicité des relations référentielles et des mondes auquel l’œuvre donne accès qui compte : il me semble que c’est la caractérisque des œuvres médiévales, renaissantes, et contemporaines.

RB : Dans un autre ouvrage que vous avez récemment dirigé avec Anne Duprat1, vous vous êtes également intéressée à la variabilité culturelle de la notion de « fiction ». Etant donné que « fiction » et « monde possible » sont des notions étroitement liées, pensez-vous que le contexte culturel influence également la logique d’élaboration des « mondes possibles » ? Quelles sont les principales variations que vous avez constatées ?

FL : Les perspectives diachroniques et culturelles sont solidaires l’une de l’autre. Dans Fictions et cultures, qui est paru la même année que La théorie littéraires des mondes possibles (2010) mais a été élaboré deux ans plus tard, le  souci de comprendre les différentes façons d’envisager la fiction dans plusieurs époques et cultures est passé au premier plan. Il n’était alors plus question d’adopter une pespective logicienne, puisqu’il s’agissait d’esquisser un répertoire des conceptions de la fictionnalité à l’échelle du globe. La théorie des mondes possibles n’était plus l’objet principal, car cette conception, essentiellement occidentale et contemporaine, est peu répandue à l’échelle de la planète. Elle présuppose en effet une distinction entre réalité et fiction (même pour en estomper le tracé, comme le fait T. Pavel) qui n’est pas communément admise. C’est à vrai dire la notion même de « fiction » qui est étrangère aux préocuppations et au cadre de pensée de la majorité des chercheurs, en particulier dans les aires latino-américaines, Caraïbes, arabes. En revanche notre paranorama a aussi permis de souligner des convergences (entre la Chine et l’Europe, en particulier au dix-septième, dix-huitième siècle).

La théorie des mondes possibles, dans sa version la plus technique ou la plus métaphorique, n’en est pas moins favorisée par le contexte épistémologique et culturel contemporain, quelque soit sa place dans le paysage universitaire.  La notion même de monde possible date, comme on sait, du dix-huitième siècle ; mais l’analyse des variantes d’un état de choses a pénétré toutes les disciplines (physique, astronomie, climatologie, économie, médecine) à partir des années 1970. Nous sommes alors entrés dans l’ère de la prévision, de l’anticipation, du calcul des aléas. Les probabilités et la logique modale permettent en effet de tirer des conclusions à partir d’informations incomplètes, rendant possible la formalisation de vérités conditionnelles et relatives. Quelles seraient, par exemple, les conséquences d’un changement climatique de 1, 2, 3, 4, 5 degrés ? Comment se comporteraient la population et les pouvoirs publics en cas d’attaque terroriste, de pandémie ? L’apparition de la théorie mathématique des mondes possibles a profondément modelé l’imaginaire, le rapport au monde, au temps et à l’action, de notre temps. 

L’influence dans la culture mondiale de ce tournant se marque par l’abondance et la diffusion planétaire d’œuvres qui thématisent explicitement les passages d’un monde à l’autre, que ce soit, il y a une décennie, The Matrix des frères Wachowski, ou tout récement, 1Q84 d’Haruki Murakami.

 

1 Françoise Lavocat et Anne Duprat (dir.), Fiction et cultures, Paris, SFLGC, 2010.

 


Entretien publié le 01/03/2013

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