L'expérience concentrationnaire

Entretien avec Luba Jurgenson

Maître de conférences de littérature russe à la Sorbonne - Paris IV, romancière et traductrice, Luba Jurgneson est l’auteur de L'expérience concentrationnaire, est-elle indicible? publié aux Editions du Rocher. Dans ce remarquable essai, elle mène une analyse comparative des plus grands récits littéraires sur l’univers des camps nazis et soviétiques afin de mieux comprendre leur genèse. Elle aboutit à une grille de lecture qui rend compte des motivations et des limites d’une écriture qui se veut à la fois littérature et témoignage.

 

par Alexandre Prstojevic

Alexandre Prstojevic: Luba Jurgenson, vous êtes écrivain, traductrice et maître de conférences à l’université Paris-IV Sorbonne. Vous venez de publier, aux Éditions du Rocher, L’Expérience concentrationnaire est-elle indicible ? Quand et comment avez-vous eu l’idée de ce livre ? Quelles étaient les principales difficultés que vous avez rencontrées lors de sa rédaction?

Luba Jurgenson: Ce livre a mûri très longuement. D’abord, j’ai abordé le thème des camps dans un texte de fiction, Education nocturne, (1994) à travers le monde concentrationnaire nazi. Dans ce roman, il y a une courte séquence sur Auschwitz, mais c’est surtout l’avant et l’après qui m’intéressait. A l’époque, j’ai lu un très grand nombre d’ouvrages sur les camps. Je cherchais à comprendre ce qui a permis la concentration et la déportation. Je voulais surtout briser l’image du peuple qui se laisse conduire à l’abattoir dans la résignation, je voulais montrer que les choses étaient organisées de telle manière que la résistance était pratiquement impossible. Je me suis beaucoup servi, à l’époque, des travaux de Raul Hilberg, qui montre parfaitement les mécanismes de l’isolation qui affectent les Juifs avant la déportation et rendent celle-ci possible. Il me semble aujourd’hui que l’élaboration de ces mécanismes est le propre de l’Etat totalitaire. Les groupes sociaux destinés à la liquidation dans le système soviétique ont été également l’objet d’un ostracisme social par le biais d’une propagande omniprésente et d’un dépouillement progressif. La mise à mort est précédée d’une « mise à nue » : nous sommes face à une logique où être et avoir se confondent. Cependant, dans le cas du système soviétique, les choses ont souvent été plus complexes du fait que les exclus étaient définis par leur appartenance à une classe et non par leur race : les critères de sélection étaient bien plus fluctuants que dans le cas de l’Allemagne nazie. D’autant plus que l’assimilation parfaite des Juifs allemands, dont ces derniers étaient persuadés eux-mêmes, n’était, comme on l’a vu, qu’un mythe. Les Juifs allemands qui pensaient être parfaitement intégrés l’étaient, en fait, au sein d’associations que les Allemands dédaignaient dès lors qu’elles étaient perçues comme juives. Ce qui a rendu relativement facile l’isolation et, plus tard, la concentration. J’ai imaginé, dans ce roman, l’histoire d’un Juif qui se croit si bien intégré qu’il en « oublie » de se déclarer mais, une fois démasqué, parcourt le processus de la mise à l’écart à toute vitesse et non progressivement, comme la plupart de ses coreligionnaires. Une sorte d’accélération cinématographique qui accentue l’absurde. Une partie importante de ce roman interroge l’état psychologique du survivant. Aujourd’hui, je n’écrirais pas cette histoire de la même façon. Le fait d’avoir travaillé les textes sous un autre angle, celui de leur rôle dans l’histoire de la littérature, a modifié pour moi l’approche de la question. Deux écrivains ont beaucoup compté dans ce changement de ton : Chalamov et Primo Levi. Il est impossible d’écrire de la même manière quand on a beaucoup travaillé sur Chalamov. Aujourd’hui, par un hasard qui ne me paraît pas si fortuit que cela, j’ai la possibilité de reprendre ce livre pour une traduction vers le russe. J’en ai profité pour retirer notamment le passage qui traite du camp. Il ne me paraît plus du tout possible de représenter le camp. En revanche, le restituer, par des témoignages après-coup, et montrer ce qui empêche ces derniers d’advenir, paraît juste. Ainsi, l’Expérience concentrationnaire m’a permis aussi de faire le point sur ce que j’ai écrit auparavant. Tout cela pour dire qu’il s’agit d’un long cheminement. Lorsque j’ai quitté l’Union soviétique en 1975 et que j’ai pu lire les premiers livres de Soljenitsyne, j’ai su immédiatement que je tâcherais de comprendre le fonctionnement de l’Etat totalitaire, d’une part parce que j’en venais et que je l’avais expérimenté, d’autre part, parce que ma famille s’y était heurtée. Deux de mes grandes tantes sont mortes à Auschwitz. Je crois avoir dit cette nécessité dans Une autre vie, un livre sur l’exil. Directement ou indirectement, tout ce que j’ai écrit aborde ce thème.

La principale difficulté pour mener à bien l’Expérience concentrationnaire était d’abord d’ordre esthétique : comment passer d’une écriture de fiction à une analyse rigoureuse et trouver un métalangage pour parler de ce qui était au cœur même du langage. L’œuvre de fiction passe par d’autres chemins pour une recherche de la vérité. L’autre question était d’ordre méthodologique. Après avoir émis l’hypothèse que les œuvres générées par l’expérience concentrationnaire pouvaient présenter des motifs communs, un peu comme par exemple, les œuvres du folklore, qui ont à l’origine des rituels semblables, je me suis heurtée à la difficulté que présentait le classement de ces motifs et des tonalités différentes qui structurent ces œuvres. L’Archipel du Goulag n’a finalement pas grand-chose à voir avec les récits de Borowski. C’est seulement après avoir compris qu’il y existait différents niveaux d’écriture que j’ai pu trouver une « clé » pour entrer dans ces textes.

A P : Dans L’Expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, vous retracez le parcours de l’individu qui, perdu dans la masse de détenus condamnés à l’anonymat, puis à la mort physique, tente de garder une conscience de soi et qui, une fois libéré, se trouve confronté à un autre type d’anonymat, celui-ci littéraire. En effet, soumis à la dictature du matériau qui résiste à la mise en forme romanesque traditionnelle, son dire semble perdu dans la masse des témoignages sur les camps. Peut-on affirmer que la question fondamentale que pose la littérature des camps est celle du « je » et de sa capacité à résister à l’étau historique et poétique qui l’écrase ?

L J :  Je n’aime pas beaucoup le mot dictature. Il laisse supposer que, dans la pression qu’exerce le matériau, un rouage de la machine concentrationnaire tourne encore comme en camp. Or, je crois que cette pression est d’un tout autre ordre, à la fois extérieur et intérieur. Elle affecte le « je » là où il manque à lui-même. La prise de parole met en lumière l’impossibilité de faire coïncider l’anonymat de la mort concentrationnaire avec l’acte d’écrire ; ce dernier suppose l’engagement individuel et la responsabilité de celui qui parle, pour relater un événement qui s’enracine dans le collectif. Autrement dit, celui qui parle le fait aussi du lieu de celui qui ne parle pas (du lieu du mort). Aussi, quelque chose demeure irrémédiablement perdu, et cette perte est elle-même inscrite dans le texte. D’une certaine manière la littérature va ainsi au bout de ses propres possibilités, telles que nous les connaissons. Je crois que l’expérience des camps nous oblige à repenser l’individu et le problème de l’identité. Par rapport au roman traditionnel, avec son héros « mémoriel », qui se construit et se maintient grâce à l’ordonnancement des événements sur l’axe de la continuité romanesque, le héros des textes dont il est question ici est, lui, discontinu. La littérature des camps annonce une nouvelle réalité de l’être, une réalité « trouée », fragmentée. C’est en pointillé que des séquences de la vie du « je » croisent des événements et alors, quelque chose se produit, il y a de l’être. Voilà qui inverse tout ce que nous savons, toute l’expérience des siècles précédents. A ceci près que la littérature, elle, s’est aventurée dans ces « trous noirs » avant que fussent décrits les camps. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’elle les a pressentis, ni qu’elle les a provoqués, car on n’en sait rien. On peut juste dire que le « je » discontinu a existé avant la littérature des camps, chez Kafka, par exemple ; on pourrait aussi trouver de très nombreux exemples dans l’avant-garde russe, chez Daniil Harms, par exemple, ou Velimir Khlebnikov et d’autres futuristes, ou encore chez un Sigismund Krzyzanovski. Certes, ces textes coïncident avec l’émergence de l’Etat totalitaire et du discours totalitaire. C’est là quelque chose de très troublant, qui n’a pas été suffisamment exploré. Pour en revenir au « je » : je crois que s’il y a résistance ­ et il ne peut y avoir d’autre forme de résistance que la survie, une forme de « volonté involontaire », un acharnement à demeurer vivant ­ le « je » n’y est qu’indirectement impliqué, dans la mesure où il subit une torsion, dégradé en « tu » ou en « il » et coupé des autres occurrences qui en forment le tracé, mais s’affirmant en dépit de cette coupure et justement, peut-être, par les béances qui ponctuent son parcours.

A P: En vous appuyant sur l’expérience personnelle de l’écrivain et sur la chronologie de l’écriture, vous postulez l’existence de trois séries de textes sur les camps (« livre 0 », « livre 1 », « livre 2 »). Qu’est-ce qui vous a incité à établir cette tripartition ? Pourriez-vous nous la présenter plus en détails ?

L J: C’est justement cette distinction qui a rendu ce travail possible. Que l’œuvre sur le camp soit stratifiée, je l’ai compris à partir des textes d’écrivains qui ont consacré de nombreux ouvrages à ce thème, comme Chalamov, Soljenitsyne, Primo Levi. Le « livre 1 », c’est le texte écrit généralement tout de suite après le camp, dans l’urgence. Le « livre 2 » est une réflexion sur le système concentrationnaire. Certes, l’équilibre entre ces deux niveaux n’est pas le même pour tous les auteurs. Soljenitsyne est plus porté à explorer le niveau 2 et Chalamov le niveau 1. Mais il ne suffisait pas de dire qu’il y a un niveau consacré au « comment » et un autre, au « pourquoi » du camp. En fait, ce qui m’a réellement permis d’établir cette distinction, c’est la phrase de Primo Levi, où il dit qu’il considère son premier livre comme une mémoire prothèse. C’était ça, la clé. Le témoignage du niveau 1 devient le document sur lequel vont s’établir les textes du niveau suivant. Tous les écrivains sans exception font un retour sur leur propre écriture. Dans leur démarche « obsessionnelle » (n’a-t-on pas reproché à certains de ne pouvoir décoller du thème du camp ?) ils ne reviennent pas sur les événements, mais sur leur propre mémoire et la façon dont celle-ci travaille les événements. C’est là que l’idée ou plutôt le pressentiment d’un niveau zéro est apparu. S’il y a besoin d’une mémoire prothèse, c’est que quelque chose est perdu. En relisant le texte de Mascolo, Pour un effort de mémoire, sur la façon dont Robert Antelme, croyant mourir, lui raconta son expérience du camp qu’il a d’abord mémorisé dans les moindres détails, puis oublié tout aussi radicalement (au moment même où l’Espèce humaine fut terminé par son auteur), j’ai pensé que grâce à cette manipulation presque « génétique » du souvenir, dont Mascolo se fit le dépositaire provisoire, ce « prêt de mémoire », on tenait là quelque chose de l’ordre du « modèle » du manuscrit zéro. On pouvait observer ce qui d’habitude demeure caché. Le livre zéro doit disparaître pour qu’émerge l’écrit. Il est ce point obscur par lequel le futur narrateur s’enracine dans l’expérience de la mort collective. Il faut qu’une conversion s’opère pour que le survivant puisse prendre la parole, ce qui suppose un résidu demeurant au-delà des mots. On pourrait comparer ce processus avec, par exemple, celui qui est à l’origine de la Cavalerie Rouge d’Isaak Babel, un texte extrêmement violent sur la guerre civile. Babel s’est servi de son journal intime qu’il a écrit pendant la campagne. On y trouve des notations, « décrire ceci », « développer cela » etc. Et, finalement, émergent dans le livre les épisodes absents du journal. Le texte final est le résultat d’une sélection, mais surtout, de nombreux ajouts et développements. Le survivant, lui, n’ajoute rien. Il sélectionne, certes, mais ne maîtrise pas ce qu’il sélectionne. Il écrit sous la dictée, mais il faut qu’il ait d’abord oublié pour que la voix puisse se faire entendre. Il y a là un lien avec la littérature moderne, où l’oubli jour un grand rôle. J’ai été frappée de voir que pour Chalamov, par exemple, l’oubli de l’expérience est la condition même du surgissement d’un texte. Dans ses carnets, il dit en parlant du poète que celui-ci doit, pour pouvoir écrire, connaître le monde, tant de villes et de nuits d’amour. Mais pour écrire, il faut qu’il ait oublié toutes ces choses. Il me semble qu’on touche ici la manière dont l’écriture issue des camps façonne l’écriture tout court.

A P: Dans la première partie de votre ouvrage, vous insistez sur l’importance de l’expérience corporelle pour la littérature des camps. La mémoire de l’écrivain, est-elle réellement « inscrite dans le corps » ?

L J: J’ai repris là une expression de Chalamov. Je crois que c’est par le corps que le texte s’écrit. Par exemple, David Rousset, après sa libération, a été malade, et lorsqu’il s’est réveillé à l’hôpital, il s’est rendu compte qu’il avait tout oublié de son expérience. Il a ressenti cela comme une perte irréparable. Mais ensuite, au fur et à mesure qu’il retrouvait ses forces, la mémoire lui revenait, chaque kilo récupéré apportait des souvenirs. Le corps est le principal acteur de l’œuvre sur le camp. Il est cet objet qui doit être éliminé au bout de la chaîne de production du néant et, en tant que tel, il porte en lui le scandale de la survie. Dans la logique concentrationnaire, il est toujours en trop, et c’est de cela qu’il porte témoignage. Dans tout procès réel ou virtuel, le corps est l’ultime pièce à conviction, il est en soi un témoin. Il est ce lieu où se réalise l’état extrême de l’individu. Car le corps concentrationnaire est déjà un texte, marqué par le camp comme pourrait l’être un livre.

A P: Dans la deuxième partie de votre ouvrage, vous consacrez des lignes éclairantes à l’emploi du mot « enfer » qui « désigne un lieu imaginaire, un lieu de culture ». Vous analysez de nombreux passages de V. Chalamov ou de P. Lévy dans lesquels L’Enfer de Dante est abondamment cité, interprété, commenté. Or, tout au long de votre ouvrage, vous insistez sur le fait que la réalité des camps est incompatible avec notre mémoire collective, opposée à notre « code » culturel. Vu sous cet angle, la métaphore de l’enfer avec ses résonances littéraires, est-elle la preuve qu’une représentation authentique du camp est impossible, ou, au contraire, s’agit-il de l’intégration d’une nouvelle expérience dans ce qui constitue désormais une conscience culturelle commune ?

L J: Je crois que cette métaphore montre avant tout que la circulation entre les espaces réels et littéraires est plus complexe que nous ne le croyons et qu’elle est susceptible de varier au cours de l’Histoire. Le recours à cette métaphore doit peut-être nous faire penser, avec Blanchot, le fait littéraire comme le lieu privilégié de la mort. L’Enfer de Dante est le couronnement d’un genre qui structure toute l’histoire littéraire, à savoir le voyage dans l’au-delà. Or, la littérature des camps va plus loin que Dante : elle rapporte une expérience de la mort en direct. La référence littéraire sert à la fois de bouée de sauvetage au lecteur à qui elle montre que le contrat qui le lie au narrateur n’est pas complètement rompu. Elle est aussi la continuation d’un dialogue littéraire qui se poursuit jusque dans l’horreur absolue. Elle est, en ce sens, la trace du livre zéro. Vu sous cet angle, le littéraire ne peut être interprété comme secondaire par rapport à l’événement, il s’élabore simultanément à l’événement, lequel se construit à son tour dans et par le littéraire.

A P: La question principale que vous posez à propos des camps est celle de la reconnaissance culturelle de l’univers concentrationnaire : « La littérature des camps a affaire à un espace réel, qui se donne dans la perception. Cet espace réel est ontologiquement nouveau : il refuse de passer dans la sphère du reconnaissable. » (p. 179) Cette incompatibilité avec le monde « civil », avec le réel des gens libres qui lisent le témoignage de l’écrivain, qui se trouve au départ de toute expérience concentrationnaire semble imposer des procédés littéraires qui peuvent faire penser à la fiction romanesque ? Est-ce que l’enrichissement de la langue, et des procédés de la représentation inhérente à une telle démarche, c’est ­ comme le craignait Varlam Chalamov ­ l’appauvrissement de l’aspect factuel, véridique du récit ?

L J: Cette question en contient en fait deux, qui sont, bien sûr, liées. La notion d’espace nouveau est inséparable de l’aspect « collectif » de nos perceptions qui fait que tout objet est appréhendé en fonction de sa finalité et interprété, intégré dans notre mémoire par le biais de sa téléologie. Si nous pouvions oublier un instant à quoi servent les objets qui nous entourent, nous aurions un aperçu sur le néant. Apparemment, le camp rapproche d’une telle expérience, car son objectif est précisément le néant. Bien sûr, on peut répondre à cela que la plupart des camps soviétiques n’étaient pas des camps d’extermination et que leur finalité était le travail ou la rééducation des détenus ; parmi les camps nazis certains poursuivaient également d’autres buts que l’anéantissement des détenus. Mais lorsqu’un système concentrationnaire existe, il a finalement toujours pour horizon la mort, même si la mise à mort n’est pas systématiquement pratiquée. Toutefois, il est certain que les camps soviétiques étaient des entreprises. La situation actuelle de la région de la Kolyma, totalement sinistrée après le démantèlement des camps, montre justement que l’unique raison de sa mise en valeur était l’existence du Dalstroï, l’entreprise qui utilisait le travail des détenus. Qu’est-ce qui était donc premier : la volonté d’isoler voire d’anéantir les éléments indésirables ou l’objectif économique ? Il semblerait, d’après les documents, qu’au plus fort des répressions, le centre privilégiait le premier objectif, en envoyant à la Kolyma un grand nombre d’intellectuels qui ne pouvaient qu’y périr, tandis que les autorités locales réclamaient surtout une force de travail valide. Mais ces demandes des responsables locaux reflètent, davantage qu’une volonté politique, le fait qu’ils subissaient eux-mêmes la pression du plan et de la norme et craignaient pour leur vie.

La recherche d’une forme communicable pour incarner le néant de l’espace concentrationnaire suppose une sorte de « traduction ». La langue du camp, pauvre mais sémantiquement très chargée, s’enrichit jusqu’à pouvoir dire sa propre insuffisance. Les vides dont est faite en grande partie la langue du camp, parviennent, sous une forme codée, jusqu’au lecteur, et lui renvoient de nombreuses métaphores du manque, par exemple, l’image du corps tronqué, de l’organe amputé, tranché, d’une prothèse, etc.

A P: Vos références littéraires préférées sont Dante et Kafka. La littérature des camps, serait-elle tout entière contenue entre ces deux géants de la littérature occidentale ?

L J: Je ne me suis penchée que sur la littérature européenne, j’ignore donc quelles sont les métaphores utilisées par les écrivains du continent asiatique. En ce qui concerne Dante et Kafka : le premier est sans cesse évoqué par les écrivains eux-mêmes, ce qui nous oblige à repenser la figure de Dante, à ne plus le considérer comme un touriste. Dans la littérature russe, cette relecture de Dante est préparée par Mandelstam (entre autres, dans Entretiens sur Dante). Ce qui n’est bien sûr pas le cas de Primo Levi pour qui Dante fait partie de l’intime, de sa culture essentielle. Dans les deux cas, Dante est convoqué afin que surgisse une langue qui puisse être comprise par le lecteur et par le témoin en même temps, même s’il est certain que ce que le lecteur en entend est autre chose que ce que le témoin y met. Cette « traduction » s’avère moins inadéquate que la réalité brute. Ou encore, on pourrait comparer cela à un écran. Le réel du camp se déroule de l’autre côté et le lecteur, lui, ne voit que des ombres. Dante lui offre, de ce côté-ci de l’écran, une forme qui permet le décodage de ce qu’il voit, à l’intérieur de sa propre culture.

Quant à Kafka, peu d’auteur font référence à son œuvre, ce qui semble montrer justement qu’ils ne recourent pas à des métaphores plutôt qu’à des analogies. Primo Levi avoue une relation très difficile aux textes de Kafka, qui le désespèrent. Quant à Chalamov, il semblerait qu’une étude comparative vaudrait la peine d’être tentée, d’autant plus qu’il a eu connaissance de certains textes, notamment de la Colonie pénitentiaire et du Procès. Leona Toker, auteur du Return from the Archipelago, établit un parallèle entre certains textes de Kafka et les récits de Chalamov. Mais cette référence, globalement, appartient au chercheur et non pas aux auteurs eux-mêmes. Le camp peut être lu comme la réalisation de l’univers littéraire initié par Kafka. Ce n’est pas le cas de Dante. La métaphore fonctionne précisément parce que l’enfer de Dante reste une réalisation esthétique, ne bascule pas dans le réel.

A P : Vous rappelez que le propre des camps soviétiques était leur invisibilité : « […] ce lieu, bien qu’omniprésent, doit échapper au regard, à la pensée ; son mode d’être est l’absence. Les camps sont situés dans un nulle part. » (p. 233) Vous établissez une relation entre cette incroyable « géographie du néant » est la structure des romans sur les camps. Pourriez-vous revenir, pour les besoins de cet entretien, sur cette partie de votre ouvrage ?

L J : C’est Tchaadaev, l’ami de Pouchkine, qui a dit que le problème de la Russie, c’était son espace. Je crois que cette parole reste tout à fait actuelle de nos jours (la guerre en Tchétchénie en est la preuve) et peut nous aider à déchiffrer la géographie des camps. Au cours de son histoire, la Russie s’est pensée comme un corps, d’abord en devenir, plus tard, alourdi par les espaces annexés. L’Etat nazi et l’Etat soviétique ont réalisé, chacun à sa manière, dans leur système concentrationnaire, ce qui faisait par ailleurs leur spécificité. Chacun y a dévoilé son problème : la technique, pour l’Allemagne, l’espace, pour la Russie. C’était, par ailleurs, ce qui faisait la grandeur de ces deux pays. Mais je crois que la technique était avant tout un « problème » pour l’Etat allemand, et ce n’est pas du tout un hasard si un philosophe comme Heidegger, engagé du côté de l’idéologie nazie, y a vu la question centrale de la modernité. Dans l’extermination des éléments indésirables, chaque Etat a fait de son « problème » un outil. Par exemple, au moment où la Terreur est à son comble, en URSS, l’industrialisation bat son plein et, à l’issue du second plan quinquennal, le pays possède des moyens techniques assez importants. Il n’empêche qu’à l’exception du chemin de fer (une réalisation du XIXe siècle) sur le vaste territoire des camps, la vie et la mort se passent du progrès technique. Certes, une fois qu’on a dit cela, la question n’est pas résolue. Car l’invisibilité suppose effacement et oubli programmés, et il est évident qu’à l’égard de ce programme les deux systèmes ont adopté une attitude tout à fait différente. Nous sommes aujourd’hui en mesure de juger de ce point de vue le système concentrationnaire nazi et savons que son fonctionnement était en gros conditionné par l’objectif d’extermination des Juifs. C’est dans ce but que les chambres à gaz ont été conçues, non seulement en vue de l’amélioration du « rendement », mais aussi, pour effacer l’assassinat jusque dans la conscience des victimes, poussant ainsi cette « invisibilité » à ses conséquences ultimes. Rien de tel dans les camps soviétiques. La plupart du temps, les camps étaient invisibles parce que perdus dans la vastitude. (Toutefois, même les camps situés à proximité des habitations demeuraient invisibles, pour des raisons développées dans la question 6.) L’espace se chargeait d’effacer les traces. Les détenus libérés s’engageaient à ne rien dire et tenaient leur parole, car leur existence d’après le camp se déroulait toujours dans un système totalitaire et ils risquaient à tout moment une nouvelle condamnation. Paradoxalement, le secret des camps soviétiques fut bien mieux gardé, maintenu beaucoup plus longtemps. Et aujourd’hui, en Russie, l’attitude la plus courante à l’égard du Goulag est le silence et la dénégation. Cet été, j’ai été à la Kolyma, sur les traces de Chalamov. Il ne reste absolument rien des camps, et pratiquement rien n’est fait pour en conserver la mémoire. On ne peut même pas accuser les autorités d’en avoir effacé les vestiges à dessein : la plupart du temps, il a suffi de laisser faire la nature, l’espace.

A P : Vous situez la différence fondamentale entre le roman traditionnel et le roman du camp au niveau de l’intrigue : dans la littérature des camps le biographique est débordé par le collectif, l’anonyme, la masse. Dans ce dernier, le destin de l’individu ­ le ressort essentiel du roman traditionnel ­ est connu à l’avance. Au lieu d’une destinée exemplaire, le roman du camp semble offrir à son lecteur la répétition, l’anonymat, l’effacement de l’espace-temps. Comment la littérature des camps gère ce clivage ? Peut-on, à son propos, parler d’une poétique de la répétition ?

L J : Dans la littérature moderne la répétition joue un très grand rôle. Je voudrais rappeler les procédés d’un Daniil Harms ou d’un Henri Michaux, ou encore d’un Beckett pour qui la répétition est fondamentale. Elle est à la fois ce qui donne sens et ce qui prive ce sens de sens. Il s’agit la plupart du temps de répétition de vocables ou de phrases, c’est-à-dire d’éléments matériels qui composent le texte. Or, l’intrigue ou la trame sont des éléments matériels aussi importants pour un roman que la phrase l’est pour le poème. Des strates importantes du texte romanesque sont « empaquetées » dans l’intrigue. Elle est à la fois le plus visible et le plus impalpable du livre, car elle n’est rien. Le roman porte déjà en lui une tendance à la répétition. Le roman qui a pour fond l’univers concentrationnaire accentue cette tendance : le même conflit s’y rejoue sans cesse. Dans le Premier Cercle de Soljenitsyne, c’est le motif du choix entre le bien-être personnel et la vérité. Dans les romans de Iouri Dombrovski, ce schéma est basé sur la persécution d’un innocent. La répétition est, finalement, l’autre face de l’incomplétude.

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