Nicolas Leskov, entre tradition et modernité

entretien avec Catherine Géry

 

Vous venez de traduire et préfacer, pour le compte des éditions L'Age d'Homme, six récits de Nicolas Leskov. Qu'est-ce qui vous a guidée dans votre choix?

Catherine Géry:L'ensemble de ces contes possède une unité stylistique et structurelle qui justifie une réunion en volume. En effet, ce corpus circonscrit dans l'oeuvre de Leskov une décennie tout à fait particulière, marquée par le choix du récit court (le skaz ou conte oral populaire), l'importance grandissante du personnage du conteur et l'aboutissement des jeux sur le langage. Du Gaucher (1881) aux Conteurs de Minuit (1891), Leskov élabore un style pseudo oral et pseudo populaire, saturé de créations verbales pour la plupart élaborées sur le principe de l' " étymologie populaire ". La veine semble se tarir après 1891 : Les Conteurs de minuit signent à la fois un aboutissement et un renoncement, comme si avec ce texte, qui pose parfois un évident problème de lisibilité, l'écrivain était arrivé à l'épuisement d'un procédé d'écriture et aux limites du récit. L'abandon partiel par Leskov des créations verbales correspond d'ailleurs à la raréfaction dans son oeuvre du skaz sous une forme que notre auteur a contribué à rendre classique pour la littérature russe.

Effectivement, il est curieux de voir à quel point l'oeuvre de Leskov reste liée au skaz, cette forme narrative que le public français connaît mal, et qui a pourtant joué un rôle important dans le développement de la prose moderne...

Catherine Géry:Leskov peut être à juste titre considéré comme le représentant emblématique d'une forme de narration ou d'une écriture qu'il a profondément rénovée, voire réinventée à partir du modèle oral du conte populaire. Sur la base d'une structure archaïque, Leskov va poser les jalons d'une certaine modernité dans la prose russe. C'est pourquoi le skaz tel qu'il a été élaboré par Leskov sera largement réutilisé par les écrivains du siècle suivant (Zochtchenko par exemple). Aussi serait-il vain d'établir des correspondances littéraires avec les contemporains de l'auteur ; les plus pertinentes sont à aller chercher chez ses prédécesseurs et successeurs. Car les skaz écrits par Leskov sont plus qu'un réservoir de traditions génialement remaniées : l'archaïsme y devient facteur et instrument de modernité. Le retour aux anciennes formes n'est en aucun cas synonyme ici de " restauration archéologique ".

Cela vous a -t-il posé des problèmes particuliers de traduction?

Catherine Géry:Je suis partie d'un constat simple : un travail de traduction fidèle aux principes de l'auteur ne doit pas accentuer les aspects uniquement archaïsants de sa prose, ce qui aurait pour conséquence d'en amortir sensiblement les effets subversifs, mais préserver le mélange de registres de langue qui en fait tout l'intérêt. L'apport majeur de Leskov au skaz est d'avoir dépassé le slavophilisme littéraire et poétique qu'on trouve à la base de ce type de récit, et qui se traduit généralement par l'exhumation d'une langue archaïsante, la restitution d'un genre oral, avec pour objectif apparent la reconstruction d'une identité historique autour du mythique peuple russe garant d'une tradition nationale qui serait mise en péril par les influences culturelles de l'Europe occidentale.

Cette interprétation traditionnelle du skaz ne rend en effet pas compte d'un discours narratif au carrefour des influences linguistiques et culturelles : le conteur de Leskov est un personnage au carrefour de toutes les influences, un " déclassé ", c'est-à-dire un personnage issu du peuple qui tente d'assimiler la culture des classes possédantes largement européanisées avec lesquelles il est en contact (le skaz intitulé Léon, fils de majordome nous fournit ici un exemple frappant). L'expression linguistique en est un jeu permanent avec le lexique russe " populaire " (archaïsmes, dialectismes ou vulgarismes) et les emprunts aux langues de l'Europe occidentale (barbarismes, néologismes, création de mots-valises, etc.). L'exploration d'une parole poétique transcendant tous les clivages et assumant sans contraintes toutes les influences d'où qu'elles viennent signe à la fois la modernité et l'aspect subversif des skaz de Leskov dans le contexte de la littérature russe du XIXe siècle.

Est-ce que c'est justement cette ambiguïté qui explique les difficultés auxquelles l'oeuvre de Leskov s'est heurtée en Russie...

Catherine Géry: Oui, certainement. Mais bien que reconnu par ses pairs, Leskov fut également frappé d'ostracisme de son vivant pour ses positions jugées réactionnaires par les " clercs " de la littérature dite progressiste, qui décidaient du devenir des écrivains. On peut noter que cette accusation a tout autant porté sur les options idéologiques de sa prose que sur ses options esthétiques. Dans un contexte où les convenances littéraires étaient très fortes, l'originalité de l'oeuvre de Leskov fut ressentie comme une véritable " gifle au goût du public ". Le sort qu'il a connu sous l'Union Soviétique n'est guère plus enviable : certains de ses textes furent interdits, et les autres (dont le célèbre Gaucher) singulièrement réduits à la seule restitution de la réalité populaire de l'époque, avec toutes les implications idéologiques que suggère une telle attitude. Ainsi s'est dessinée l'image paradoxale d'un écrivain fin connaisseur de la " vie nationale " et frappé du sceau de l'infamie réactionnaire, à la fois amoureux du peuple et ennemi de classe...

Mais actuellement, c'est une autre image de Leskov qui semble s'imposer?

Catherine Géry:Effectivement, les études leskoviennes en Russie sont en plein renouveau, avec des colloques qui tentent de réévaluer l'héritage de l'écrivain dans la littérature russe au XXe siècle, ou la publication en cours de ses oeuvres complètes à Moscou. La réhabilitation à laquelle nous assistons aujourd'hui nous place d'ailleurs face à une question fondamentale pour la littérature : quel est le pouvoir de la fiction et celui des mots qui fait que l'oeuvre d'un auteur, neutralisée pendant près d'un siècle pour les raisons que nous venons d'exposer, ressurgisse dans la Russie post-communiste pour nourrir à nouveau et le débat littéraire, et la réflexion sur l'identité russe ? Car il faut souligner que nul ne semble plus conscient de la force du récit de fiction et de l'importance du langage dans leur fonction cognitive que N. S. Leskov. Son parcours dans les lettres russes, qui l'a mené d'un engagement politique farouche par le biais du journalisme ou du roman " social ", à un recours à d'anciennes formes narratives comme le conte, va dans le sens d' une valorisation toujours plus grande de la fiction. Mais on a voulu voir dans cet abandon de la polémique ouverte un désengagement complet vis à vis des réalités sociales et psychologiques contemporaines et une trop grande esthétisation de la pensée. Le désir d'intervenir et d'agir sur le monde, caractéristique du jeune Leskov-journaliste, ne disparaît pourtant nullement dans la prose de la maturité, ne serait-ce que parce que le skaz est sous-tendu par un jeu et une réflexion permanents sur le langage et se présente sous la forme d'une véritable conception du monde. Le héros du skaz, c'est le conteur lui-même, et l'action du skaz, c'est la parole de ce conteur, censée traduire librement ses " flux de conscience ". Le choix des codes narratifs est également un choix politique, dans le sens où c'est la place de l'homme dans le monde, un homme défini comme un " porteur de récit ", qui est indirectement débattue dans les contes. La fiction est envisagée par Leskov et ses personnages comme un véritable outil de connaissance. Le skaz permet, pour reprendre la terminologie de Georges Lukacs, la coïncidence des structures sociales, culturelles et mentales, et des structures narratives et esthétiques. Leskov se livre ainsi à une exploration systématique du monde " populaire " russe : ethnographie, mythologie, images religieuses, images mentales. On comprend dès lors que cette forme narrative ne trahit pas au départ les objectifs " réalistes " de l'écrivain, mais qu'il s'agit ici d'un réalisme difficilement réductible à la notion à la fois étroite et assez confuse que nous a léguée le XIXe siècle, et qui ne pouvait non plus convenir aux tenants soviétiques du " réalisme socialiste " qui en a récupéré les éléments les plus conservateurs.

Vous nous avez exposé la difficile postérité de l'oeuvre de Leskov en Russie et en Union soviétique. Mais qu'en est-il en France, où cet écrivain ne semble pas occuper la position que l'importance de son oeuvre pourrait laisser supposer ?

Catherine Géry : Après de longues années où la France est restée dans une relative ignorance de cette oeuvre, les traductions se sont récemment multipliées. Cependant, si l'on excepte la traduction de l'emblématique Gaucher par Paul Lequesne en 1997, la plupart des skaz composés dans les années quatre-vingt sont à découvrir ou à redécouvrir pour le public français. Leskov se présente bien encore pour nous comme un écrivain dont l'oeuvre dense, majeure dans l'histoire des lettres russes, n'a pas reçu l'audition ou la diffusion qu'elle mérite.

Les spécificités de la langue de Leskov ne sont pas étrangères à cette situation...

Catherine Géry : Les difficultés de la langue et du style jouent un rôle non négligeable, l'écrivain ayant créé un véritable dialecte poétique qui fait obstacle à la traduction : dans les skaz des années quatre-vingt, Leskov se révèle l'un des plus extraordinaires constructeurs et déconstructeurs de mots de la littérature russe. Traduire les skaz de Leskov est donc une entreprise à la fois nécessaire et complexe.

Complexe car on se trouve face à plusieurs types de difficultés. Tout d'abord, le caractère profondément national de l'oeuvre, qui s'appuie sur une large utilisation d'expressions populaires et de dialectismes connotés géographiquement et socialement, pose un premier problème qui est celui de la transcription des codes linguistiques dans une autre sphère culturelle. Les tournures spécifiques du langage du déclassé offrent ensuite des difficultés particulières de traduction en français, puisque les altérations et transformations jouent assez souvent sur un lexique emprunté à cette langue. Il faut rappeler que l'emploi de mots déformés, inventés, recomposés, du barbarisme au mot-valise, est parfois pléthorique chez Leskov. La création verbale constitue un des signes distinctifs du skaz, et charpente son unité stylistique.

Dans son article " Traduire Leskov, un problème presque insoluble ", le chercheur et traducteur américain W. B. Edgerton, auteur d'une traduction magistrale du Gaucher en anglais, a noté que près de la moitié des traductions de ce texte ont été écrites dans une langue littéraire standard. En France, on a d'ailleurs longtemps jugé bon de rendre la prose de Leskov... dans la langue de Flaubert. Bien évidemment, il n'est pas possible de respecter à chaque fois l'harmonie phonétique et sémantique souvent complexe de néologismes qui fonctionnent dans le texte comme autant de tropes. Selon la formule consacrée " Traduttore, traditore ", il faut parfois sacrifier un élargissement de sens spécifique à la valeur paronomastique du terme créé, pour rendre un jeu de mots réussi. Les relations complexes entre les unités sonores et les unités sémantiques présentent enfin un dernier obstacle à la traduction, car l'auteur accorde une coloration sémantique particulière à certains sons et certaines formes. Ce type de valeur est bien sûr soumis aux contraintes de la phonologie de chaque langue. Au système d'échos interne au mot s'ajoute de plus les relations de son et de sens du mot dans la phrase. Au vu de l'ensemble de ces difficultés et au-delà des problèmes théoriques posés par la restitution de la langue des skaz , il convient sans doute de traduire la prose de Leskov comme d'essence et de raison naturellement poétiques, et en envisager la traduction sous l'angle de la " transposition créatrice ", selon l'expression de Roman Jakobson.

 

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