Vox Poetica

Emergences de l'allégorie dans la littérature contemporaine
(Claude Simon et Francis Ponge)


 

André Bellatorre
Marseille et Université de Provence

L'allégorie dans sa conception classique a tendance, au vingtième siècle, à devenir une curiosité esthétique. Christian Vandendorpe évoque la "splendeur passée de cette figure" et sa "misère présente".1 Pourtant on ne peut manquer de voir émerger dans la littérature contemporaine quelques signes qui témoignent de sa vitalité même si les formes qu'elle prend sont peu orthodoxes.

Les allégories fabuleuses de Claude Simon

On sera peut-être étonné de voir cette figure à pareille fête chez le moderne Claude Simon. L'allégorie cependant apparaît à plusieurs reprises dans son roman L'acacia 2 où elle est associée à l'un de ses leitmotive : la guerre. Ainsi, à travers la chevauchée hallucinée des troupes françaises en déshérence dans la débâcle de 1939, l'histoire ou plutôt l'Histoire avec un grand H (pour ne pas dire, à l'instar de Georges Perec, "avec sa grande Hache") surgit sans crier gare. Dans un premier temps, toute la troupe des cavaliers est assimilée à une myriade d'insectes "uniformément engloutis dans des ténèbres d'encre" dévorant les campagnes et s'abattant "avec des froissements d'élytres" sur une fantômatique charogne déjà puante. Métaphore filée donc aux résonances déjà fantastiques et poétiques mais le texte ne s'en tient pas à cette analogie et va soudain prendre un autre tour:

    (...)non pas la matrice mais (...)le cadavre noir de l'Histoire. Puis il pensa que c'était l'Histoire qui était en train de les dévorer, d'engloutir tout vivants et pêle-mêle chevaux et cavaliers, sans compter les harnachements, les selles, les armes, les éperons même, dans son insensible et imperforable estomac d'autruche où les sucs digestifs et la rouille se chargeaient de tout réduire, y compris les molettes aux dents aiguës des éperons, en un magma gluant et jaunâtre de la couleur même de leurs uniformes, peu à peu assimilés et rejetés à la fin par son anus ridé de vieille ogresse sous forme d'excréments3.

Après avoir imaginé le cadavre noir de l'Histoire entouré d'insectes-soldats, c'est elle même qui, s'émancipant cavalièrement de son embourbement descriptif, va donner lieu à une véritable séquence narrative celle de l'ingestion, digestion, déjection de la troupe par une "Histoire" qui n'est plus un cadavre mais une ogresse. Le pouvement, on le voit, s'est inversé. Les consommateurs (insectes) sont devenus objets de consommation et la charogne s'est muée en Histoire-ogresse.Nul doute que cette conversion symbolique est porteuse d'une leçon même si elle ne nous est pas ici livrée. Mais surtout l'allégorie de l'ogresse amène l'histoire à s'incarner de façon énigmatique, les soldats devenant de la chair à Histoire comme on dit de la "chair à canon". L'avènement incongru et intempestif de ce monstre produit un véritable décollage de la fiction. On bascule dans le registre fantastique ("les sucs digestifs", le "magma gluant et jaunâtre" évoquent irrésistiblement une créature apocalyptique, sorte d'alien avant la lettre) mais aussi dans le merveilleux avec l'irruption de l'ogresse qui aimante particulièrement les peurs infantiles du narrateur liées à un vieux fond mythique (il est vrai que nous sommes dans une nuit d'encre). L'allégorie est ici le vecteur d'une régression inouïe et remarquablement dense. La marche des soldatsdans la nuit devient un récit fantasmatique où sont convoqués les différents registres, les différentes phases du cycle digestif et les différents stades du symbolique (oral, anal). Il s'agit bien en effet d'une opération allégorique dont on retrouve un certainnombre de marques : les deux niveaux de sens mettant en jeu l'histoire d'une part et l'Histoire de l'autre, la personnification qui est aussi une mutation (l'ogresse), la séquence narrative (les différents moments du repas de l'Histoire-ogresse).

Claude Simon se propose de dire la guerre de toutes les façons possibles puisque tout récit reconstitué après coup est selon lui mensonger. Le discours allégorique joue donc un rôle essentiel dans son dispositif narratif. Au sens fort, il permet de dire la guerre autrement. Il dégage ainsi la poétique simonienne d'un possible envasement dans un seul registre celui du réalisme (fût-il hallucinant) et de l'univocité. En doublant son récit de guerre d'une fiction fantastique, il lui donne une dimension polyphonique.

L'allégorie simonienne va aussi, dans ce même roman, apparaître sous une forme et un registre très différents. En effet, le narrateur de L'acacia n'hésite pas à recourir à la fable allégorique pour évoquer ce même leitmotiv: le souvenir traumatique provoqué par la débâcle de l'armée française en 1939. Le narrateur redevenu un homme "normal" veut avec ses propres mots "faire exister l'indicible" en une sorte de témoignage narratif pour répondre à ceux qui l'interrogent. Les mots se bousculent presque sans liens:

    (la bataille (...) (cette - mais comment dire? battue, poursuite, traque, farce, hallali?) et où il avait joué le rôle de gibier - et ce qui s'en était suivi : l'interminable et humiliant cortège des captifs serpentant à travers bois et colline(?)4

Devant son échec à trouver les mots pour dire son expérience de la guerre et le fil de son histoire, il a recours à un récit oblique, celui de la chèvre, du loup et du chasseur:

    La chèvre que le chasseur attache à un piquet pour faire sortir le loup du bois. Ou dans l'espoir qu'une fois la chèvre mangée le loup voudra bien s'arrêter - tout au moins le temps de la digérer. Avec pour rendre la chose plus comique ce déguisement de carnaval et à califourchon sur un cheval fourbu avec cette différence que la chèvre a tout de même deux cornes pour se défendre et que le déguisement ne comportait comme accessoires qu'un sabre de fer blanc et une pétoire à six coups. Et avec cette différence encore que le loup était déjà sorti du bois et qu'une fois la chèvre avalée il avait aussi mangé le chasseur. Sauf que d'après ce que j'ai compris il n'y avait même pas de chasseur.5

Fable extrêmement corrosive, on le voit, qui signale en filigrane l'incurie du commandement militaire et dans laquelle il n'est pas difficile de trouver une correspondance entre les chèvres et les soldats de l'avant-garde militaire et en particulier ce colonel qui affronte de façon suicidaire les batteries ennemies en levant dérisoirement son sabre avant d'être abattu, le loup et les troupes allemandes qui n'ont fait qu'une bouchée de l'avant-garde française et l'hypothétique chasseur qui figurerait les réserves attendues en vain de l'armée française. Fable enchâssée dans la fiction romanesque où l'on ne manquera pas de lire le motif de la dévoration-digestion qui décidément traverse en permanence l'imaginaire simonien. Les allégories (celle de l'Histoire et celle de cette fable), si elles sont très différentes dans leur forme, semblent cependant appartenir à un territoire fantasmatique commun lié à l'oralité. L'humour si rare dans les oeuvres du romancier vaut bien sûr d'être remarqué. Il résonne lui aussi comme un lointain écho de l'enfance dont les signes sont ici nombreux: des "déguisements" de "carnaval" à "la pétoire à six coups" et au "sabre de fer blanc", du registre de langue qui est à l'avenant ( "à califourchon") à la fable qui semble renvoyer irrésistiblement à La chèvre de monsieur Seguin. Chez Claude Simon, l'allégorie est donc propice à la remontée, d'une façon ou d'une autre, de traces de l'enfance dans le territoire romanesque. Mais cette fable est aussi remarquable en ce qu'elle met en jeu de façon spectaculaire un élément de la poétique du romancier : le recours à l'épanorthose. Rappelons que, pour Fontanier, cette figure, qu'il nomme aussi " Rétroaction ", consiste à "revenir sur ce que l'on dit, ou pour le renforcer, ou pour l'adoucir, ou même pour le rétracter tout à fait, suivant qu'on affecte de le trouver, ou qu'on le trouve en effet trop faible ou trop fort, trop peu sensé ou trop peu convenable."6 Ainsi, "la fable de la chèvre" se met tout entière sous le régime de cette figure. Le narrateur rectifiant à outrance son propos en usant et en abusant de ces opérateurs d'épanorthose que sont les "ou", "tout au moins", "avec cette différence que (...) et avec cette différence encore", "sauf que d'après ce que j'ai compris...". Le texte simonien régresse dans tous les sens du terme. Par les vertus de sa fable allégorique, il peut dire autrement (la guerre) mais tout en se disant (en faisant résonner les accents de l'enfance) et en indiquant la façon dont il se dit (cette poétique de la reprise et de la rectification qui vaut au plan de la fable est évidemment emblématique d'un roman tout entier placé sous le signe de la réticence). La fiction de la fable raconte allégoriquement la guerre et la narration de la fable révèle la poétique du romancier. Mimesis et Poiesis. Lucien Dallenbach parle des romans de Claude Simon comme de textes qui "en même temps qu'ils racontent une histoire, racontent toujours-en quelque sorte en direct- la narration de cette histoire et les problèmes posés par sa génération" 7 On est bien dans ce cas de figure avec cette fable qui dit à elle seule la guerre (la débâcle) mais aussi quelque chose d'une autre guerre au sein du roman lui-même. Les données de la fable sont, en effet, dans une perpétuelle tension créatrice, mises en cause. Cette fable allégorique nous paraît ainsi délivrer deux leçons, l'une relevant de la politique au sens large (une mise en cause radicale du commandement militaire), l'autre de l'art poétique (au nom d'une écriture romanesque plurielle et polyphonique). Ces deux excursions narratives placées sous le signe de l'allégorie provoquent d'ailleurs par un mélange des genres, un étonnement, un recul du lecteur. Elles appellent, à leur façon, un type de lecture peu confortable mais créative.

La "figue de paroles" de Francis Ponge

On sait que ce poète n'a pas fait son deuil du naufrage de la rhétorique au dix-neuvième siècle. Son objectif, bien sûr, n'est pas d'exhumer l'ancienne rhétorique mais d'en inventer, à travers son oeuvre, une nouvelle, "non euclidienne", paradoxale, puisqu'elle ne sera plus un corps de préceptes antérieurs et extérieurs aux poèmes. Une "rhétorique par objet et par poème" tel est l'objectif que s'assigne Francis Ponge.

Ses textes, on le sait, décrivent les choses les plus humbles, les plus prosaïques, les plus dépourvues d'aura poétique mais en même temps ils nous parlent d'autre chose et figurent en acte cette nouvelle rhétorique. C'est cette double postulation que Ponge a appelée "rhétorique de l'objet". Son projet est d'établir une correspondance entre les objets décrits et la situation d'écriture. Ainsi, on trouve dans son oeuvre de nombreuses métaphores figurant les pages blanches qui deviendront "carrés blancs du linge" dans La jeune mère ou "mille drapeaux blancs" dans La lessiveuse mais aussi les stylos "à plume rentrée" dans La cheminée d'usine. Quant à la peau de L'orange, elle prend la forme d'un " épais tampon buvard ", sans parler des Mûres qu'une " goutte d'encre remplit " et qu'on trouve dans les " buissons typographiques ". Mais l'analogie n'est pas l'unique solution poétique à la recherche du lien entre l'objet et le texte; il est aussi possible d'établir entre eux un rapport d'ordre homologique. C'est le cas dans L'huître, l'un des poèmes les plus célèbres du Parti pris des choses, où les parties du mollusque sont proportionnelles aux paragraphes du texte. Tout cela est bien connu. Mais le projet pongien ne se limite pas à cette économie mimétique. Le poème sera réussi si un lien s'établit entre le poème et sa leçon rhétorique. C'est ce que Ponge explique en répondant à une question sur les critères de l'achèvement d'un texte :

Il y a aussi un autre critère d'achèvement. Je me suis aperçu que la moindre machine verbale que j'ai agencée à propos de la moindre des choses contient une espèce de morale, d'art poétique 8

Il est clair que, pour Ponge, le poème sera réussi s'il prend une dimension allégorique qui livre une leçon éthique ou esthétique; s'il devient en quelque sorte un " manifeste indirect ". On voudrait ici lire à la lumière de ces critères un de ses derniers grands textes : La figue (sèche) avec sa " fabrique " Comment une figue de paroles et pourquoi. 9

C'est en 1977 que Francis Ponge décide de publier l'ensemble de son "dossier" sur "La figue" comprenant à la fois les différentes versions du "poème" et la (ou les) version (s) finale (s) (parue (s) dans la revue Tel Quel  et le recueil Pièces) dans un ouvrage au titre déconcertant. Avec cette "figue de paroles", Ponge se montre extrêmement radical car il se résout cette fois "sans retenue" à exposer "tout le grand nombre de feuillets" qu'il lui a fallu "gâter" pendant près de dix ans pour "mener à son achèvement" cette "figue sèche". Cette poétique de la rature (qui n'est pas sans rapport bien sûr avec la pratique simonienne de l'épanorthose) fait rupture avec celle qui a prévalu dans le Parti pris des choses où les textes sont, pour la plupart, bouclés "à double tour".

Ce qui saisit d'emblée le lecteur de La Figue c'est l'existence d'un texte placé sous le signe de la pluralité: multiplication des métaphores qui viennent s'offrir comme une véritable chaîne analogique, pluriel des isotopies (militaire, érotique, alimentaire, monétaire) qui se tressent à partir de l'objet, enfin pluriel des versions successives qui s'échelonnent pendant dix ans.

Pour savourer pleinement cette "figue de paroles", il faut consommer le texte par les deux bouts. Il est remarquable en effet qu'à l'incipit et à la clausule de chaque version, il soit question de poésie. C'est à cela précisément que nous allons porter attention:

Pour ne savoir pas trop ce qu'est la poésie (nos rapports avec elle sont incertains), cette figue sèche, en revanche (tout le monde voit cela), qu'on nous sert depuis notre enfance aplatie et tassée parmi d'autres hors de quelque boîte, comme je la remodèle entre le pouce et l'index avant de la croquer, je m'en forme une idée aussitôt toute bonne à vous être d'urgence quittée.10

Autrement dit, cette figue sèche tient lieu de poésie. Ce qui va être dit pour la figue vaut aussi pour la poésie. La figue figure la poésie. Ainsi cette figue qui n'est qu'une "pauvre chose " en apparence, à l'image de cette chapelle romane "bâtie sans beaucoup de façons" et que "l'herbe et le temps" ont rendu "extérieurement presque informe" mais qui recèle intérieurement un "autel rutilant " et " scintillant ", cette pauvre figue sèche mérite notre " considération ". On retrouve là un motif récurrent de la poésie pongienne qui se place sous le signe du sapate.11 Le figue est un fruit sapate donc auquel le poète voue " un bref culte ". Mais surtout un fruit délectable "dont nous puissions à peu de chose près manger tout : l'enveloppe, la pulpe, la graine ensemble concourant à notre délectation" et que nous "réclamons comme notre tétine". Le caractère allégorique de ce propos ne fait aucun doute puisque dès " l'attaque " le poète a pris soin de placer énigmatiquement ce fruit sous le signe de la poésie. Ponge pourrait appliquer à la figue le finale de son poème La cruche : " Tout ce que je viens de dire de la cruche, ne pourrait-on le dire, aussi bien des paroles?". A travers cette figue, il serait question d'une certaine forme (" informe ") de poésie, d'une prose qui ne paierait pas de mine à première vue mais dont l'enveloppe textuelle devrait être "franchie" pour en apprécier la saveur. Une prose "bonne à croquer" en quelque sorte. Tout est bon dans la figue comme dans le texte de Francis Ponge. Tout peut être consommé dans la figue-fruit comme tout peut être lu dans la " figue de paroles "(y compris les brouillons). On pourrait s'en tenir là et voir dans La figue une nouvelle leçon rhétorique qui n'est pas insignifiante. Mais ce serait occulter à l'autre bout du " poème ", ce "petit ergot caudal" qui revient avec entêtement (il " nous tient tête ") dans chaque version de la "fabrique" pongienne:

Mais avant de finir il me faut dire un mot encore de la façon particulière au figuier de sevrer son fruit de sa branche (comme il faut faire aussi notre esprit de la lettre) et de cette sorte de rudiment, dans notre bouche: Ce petit bouton de sevrage-irréductible-qui en résulte.
Pource qu'il nous tient tête, sans doute n'est-ce pas grand-chose, ce n'est pas rien.
Posé en maugréant sur le bord de l'assiette,
Ou mâchonné sans fin comme on fait des proverbes :
Absolument compris, c'est égal.

Ce "petit bouton ligneux" qui, lui aussi, rend compte du texte dans son ensemble ne se laissera pas facilement oublier. Or, cette double figuration ne manque pas de faire problème car les deux images du texte se font concurrence et installent en son sein une relative belligérance. Le poème " monte sur ses ergots " : tout est comestible dans la figue-fruit comme dans la figue-texte, nous l'avons vu, sauf précisément cette " queue de figue ", " ce petit bouton de sevrage ", cet " ombilic ", ce " rudiment " qu'on n'arrive pas à avaler. Doit-on le rejeter comme non comestible " sur le rebord de l'assiette "? ou " le mâchonner sans fin comme on fait des proverbes " ?

Il y aurait donc un texte-figue, où tout peut se consommer car il n'est que pulpe ou confiture, les pépins n'étant là que pour en souligner la saveur, et un texte-rudiment, qu'on peut "mâchonner", mais qui reste immangeable, "irréductible". Tout le matériau métatextuel n'est pas textualisé comme en témoigne la version intitulée "Gloses annexes" 12 qui rassemble précisément des éléments non intégrés aux versions finales du texte mais ces gloses " laissées pour compte " reçoivent une motivation, dans l'économie de l'ouvrage, par l'entremise de l'allégorie rudimentaire. Elles sont "comprises". Le "bouton de sevrage" vient, en effet, donner sens à ces textes. Bien qu'irréductible, ce rudiment, posé "en maugréant sur le bord de l'assiette", fait partie du fruit. Au fond, par cette fable de la figue et du rudiment, une réponse (oblique) est donnée à la question : comment lire "la figue" ? Il y aurait ainsi deux façons de lire le texte, suivant qu'on choisirait le côté figue (en privilégiant les dernières versions de la " fabrique " celles qui se consomment le plus facilement) ou le côté rudiment (en prenant le risque de voir sa lecture arrêtée, en obligeant le lecteur à un certain ressassement " fastidieux " et à une prise en compte de l'hétérogène et des versions annexes). À chaque lecteur donc de remodeler sa figue.

À travers Comment une figue de paroles et pourquoi, une certaine conception de la poésie et une certaine façon de la lire sont à l'?uvre. Mais tout cela ne se livre que de manière oblique. Le statut du texte pongien demeure problématique. Jean Ristat parle à propos de La figue de " textes indécidables " de " fiction théorique ". Jean-Marie Gleize choisit le pluriel de la nomination pour approcher cette forme:

    " La figue ", texte, poème, fragment, ou fable, apologue, allégorie philosophique, fiction métalogique et métatechnique ou encore poème et proême, sapate et  nioque 13

Ce texte indécidable a donc une dimension allégorique donnée par ce double procès constitué par les fils poétiques et métapoétiques qui se tressent dans le poème, et par la leçon poétique et philosophique qui se dégage indirectement de l'objet. On est bien en présence de deux " signifiés " l'un concernant la figue, l'autre la poésie, ce dernier n'apparaissant au lecteur qu'après avoir effectué les "jeux de transposition nécessaires"14. On serait donc confronté à une allégorie mais " forgée dans un nouvel alliage ". En effet, la dimension narrative est peu présente dans les passages auxquels nous avons fait référence15. Le descriptif et le " démonstratif " occupent le devant de la scène générique. En outre, le parcours interprétatif n'est pas balisé à l'avance, pas d'auctoritas qui viendrait fonder, une fois pour toute, le sens du texte. Une allégorie " sécularisée " donc. Une allégorie qui s'émancipe par rapport à un système strictement réglé qui établissait un régime étroit d'équivalences. Mais c'est précisément cette approche nouvelle de l'allégorie qui fait son intérêt. On peut constater en effet que tout n'est pas joué d'avance et que la première version de la figue (celle de 1951) n'a aucune dimension allégorique (à aucun moment il n'est question de poésie, ni d'art poétique). Il faut attendre sept ans pour que le poète, reprenant son dossier, intitule l'une de ses versions " L'art poétique de la figue sèche ". L'allégorie prend ici un caractère heuristique et prospectif et devient un véritable moteur d'écriture. La recherche du n?ud de significations qui lui est propre fait avancer le poème (ceci est très proche de Jaccottet). Ponge a d'ailleurs souligné lui-même cette importance de la découverte rhétorique dans Pour un Malherbe:

     confer ma démarche dans mes pièces depuis La Rage de l'expression, exprimée le plus explicitement, je crois dans le Lézard, le Volet, etc.; je n'aperçois, moi, le symbole ou l'allégorie, ou le thème abstrait qu'à la toute dernière minute, et quand je l'aperçois, je le dévoile, je le récite, je le dis 16

Pour conclure, on rappellera les différentes fonctions de l'allégorie chez Claude Simon et Francis Ponge. On remarquera d'abord que, dans les deux cas, l'allégorie est un élément essentiel de leur poétique. Pour Claude Simon, elle permet de répondre à la question : comment raconter l'indicible ? (la guerre). Pour tenter de le faire, il convient de varier les angles d'attaque (fable, personnification) et de privilégier les approches obliques. Il s'agit alors de doubler la fiction romanesque, de la pluraliser, de la mettre en question, suscitant ainsi un lecteur en alerte qui ne restera pas englué dans l'illusion référentielle. L'allégorie, dans les romans de Claude Simon, donne par ailleurs, une autre épaisseur au texte en enchâssant dans une fiction réaliste des éléments qui relèvent du registre fantastique et merveilleux. Elle autorise ainsi dans les deux sens du terme une régression créative (retour sur l'écriture et sur le passé).

Chez Francis Ponge, l'allégorie correspond à un stade décisif de sa création poétique, le moment où se nouent dans une unité singulière l'objet du poème et son art poétique. Cette figure permet en effet de concilier l'hétérogène. Une manière de mettre en cause l'habituelle partition entre prose métatextuelle et texte, entre poème et proême. On pourrait "réciter" les nombreuses allégories qui jalonnent le territoire pongien et vont constituer les éléments majeurs de sa "nouvelle rhétorique". Autant d'objets, autant de représentations de la scène de l'écriture et autant de figurations de ses partis pris. On n'est pas très loin apparemment de la conception des Anciens pour qui l'univers était rempli d'allégories. Mais, pour les Modernes et pour Francis Ponge en particulier, il n'y a plus de tables de références qui viennent fixer le code de façon transcendante. Le jeu est ouvert.

Dans "les armoires de la mémoire" en écho à la "figue de paroles ", on pourrait rechercher, pour finir, la solution (mariage de l'eau et du savon) que le poète fabrique pour la toilette de son lecteur, l'incitant à s'exercer, à son tour et à son exemple, afin, " par un jeu assez enfantin ", d'"arrondir ses bulles littéraires". Mais n'oublions pas nous dit le poète que "Tout cela est bien plus (?) que des métaphores continuées "17 L'allégorie chez Ponge est une invitation constante à la lecture et à l'écriture.

A.B.



1 VANDERDORPE C, "Allégorie et interprétation", Poétique n°117, Seuil, 99, p.75
2 SIMON C, L'acacia, Paris, Editions de minuit, 1989.
3 SIMON C., op. cit., p. 242.
4SIMON C., op. cit., p. 348.
5SIMON C, op. cit., p. 348-349.
6FONTANIER Pierre, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, p. 408-409.
7DALLENBACH L., Claude Simon, Paris, Seuil, 1988, p. 43.
8RISTAT J., "L'art de la figue", entretien avec Francis Ponge, Digraphe, Paris, Flammarion, 1978, p. 111.
9PONGE F., Comment une figue de paroles et pourquoi, Paris, Flammarion, 1977.
10PONGE F., op. cit., p. 210.
11 On trouve dans le Littré cette définition: "Présent considérable donné sous la forme d'un autre qui l'est beaucoup moins, un citron par exemple, et il y a dedans un gros diamant" Ponge se réfère à plusieurs reprises à ce terme pour définir le genre de ses textes.
12PONGE F., Comment une figue de paroles et pourquoi, op.cit., p. 90.
13GLEIZE JM, "L'or de la figue", Présentation de Comment une figue de paroles et pourquoi de Francis Ponge, Paris, Flammarion, 1997, p. 15.
14 VANDERDORPE C., op. cit., p. 75.
15Jean-Pierre Richard dans Pages paysages (Paris, Seuil, 1984 p. 226) évoquera cependant à propos de ce poème une "suite diégétique" qui concerne l'une des dimensions du texte que nous n'avons u aborder ici. Il s'agit d'une allusion à l'histoire romaine à partir des figures de Symmaque et Boèce qui concuit Francis Ponge à considérer La figue (sèche) comme une "consolation matérialiste".
16 PONGE F, Pour un Malherbe, Paris, Gallimard, 1965, p. 239.
17 PONGE F., Le Savon, Paris, Gallimard, 1976, p. 105.
 
Cet article est publié pour la première fois dans l'ouvrage :
L'allégorie (corps et âme). Entre personnification et double sens Joelle Gardes Tamine ed. Publications de l'université de Provence, 2002
.