Emergences de l'allégorie dans la littérature
contemporaine
(Claude Simon et Francis Ponge)
André Bellatorre
Marseille et Université de Provence
L'allégorie dans sa conception classique a tendance, au vingtième siècle, à devenir
une curiosité esthétique. Christian Vandendorpe évoque la "splendeur passée de cette
figure" et sa "misère présente".1 Pourtant on ne peut
manquer de voir émerger dans la littérature contemporaine quelques signes qui témoignent
de sa vitalité même si les formes qu'elle prend sont peu orthodoxes.
Les allégories fabuleuses de Claude Simon
On sera peut-être étonné de voir cette figure à pareille fête chez le moderne Claude
Simon. L'allégorie cependant apparaît à plusieurs reprises dans son roman L'acacia
2 où elle est associée à l'un de ses leitmotive : la
guerre. Ainsi, à travers la chevauchée hallucinée des troupes françaises en déshérence
dans la débâcle de 1939, l'histoire ou plutôt l'Histoire avec un grand H (pour ne pas
dire, à l'instar de Georges Perec, "avec sa grande Hache") surgit sans crier gare. Dans
un premier temps, toute la troupe des cavaliers est assimilée à une myriade d'insectes
"uniformément engloutis dans des ténèbres d'encre" dévorant les campagnes et s'abattant
"avec des froissements d'élytres" sur une fantômatique charogne déjà puante. Métaphore
filée donc aux résonances déjà fantastiques et poétiques mais le texte ne s'en tient pas à
cette analogie et va soudain prendre un autre tour:
(...)non pas la matrice mais (...)le cadavre noir de l'Histoire. Puis il pensa que
c'était l'Histoire qui était en train de les dévorer, d'engloutir tout vivants et
pêle-mêle chevaux et cavaliers, sans compter les harnachements, les selles, les armes, les
éperons même, dans son insensible et imperforable estomac d'autruche où les sucs digestifs
et la rouille se chargeaient de tout réduire, y compris les molettes aux dents aiguës des
éperons, en un magma gluant et jaunâtre de la couleur même de leurs uniformes, peu à peu
assimilés et rejetés à la fin par son anus ridé de vieille ogresse sous forme
d'excréments3.
Après avoir imaginé le cadavre noir de l'Histoire entouré d'insectes-soldats, c'est
elle même qui, s'émancipant cavalièrement de son embourbement descriptif, va donner lieu à
une véritable séquence narrative celle de l'ingestion, digestion, déjection de la
troupe par une "Histoire" qui n'est plus un cadavre mais une ogresse. Le pouvement, on
le voit, s'est inversé. Les consommateurs (insectes) sont devenus objets de
consommation et la charogne s'est muée en Histoire-ogresse.Nul doute que cette conversion
symbolique est porteuse d'une leçon même si elle ne nous est pas ici livrée. Mais surtout
l'allégorie de l'ogresse amène l'histoire à s'incarner de façon énigmatique, les soldats
devenant de la chair à Histoire comme on dit de la "chair à canon". L'avènement incongru
et intempestif de ce monstre produit un véritable décollage de la fiction. On bascule dans
le registre fantastique ("les sucs digestifs", le "magma gluant et jaunâtre" évoquent
irrésistiblement une créature apocalyptique, sorte d'alien avant la lettre) mais aussi
dans le merveilleux avec l'irruption de l'ogresse qui aimante particulièrement les peurs
infantiles du narrateur liées à un vieux fond mythique (il est vrai que nous sommes dans
une nuit d'encre). L'allégorie est ici le vecteur d'une régression inouïe et
remarquablement dense. La marche des soldatsdans la nuit devient un récit fantasmatique où
sont convoqués les différents registres, les différentes phases du cycle digestif et les
différents stades du symbolique (oral, anal). Il s'agit bien en effet d'une opération
allégorique dont on retrouve un certainnombre de marques : les deux niveaux de sens
mettant en jeu l'histoire d'une part et l'Histoire de l'autre, la personnification qui
est aussi une mutation (l'ogresse), la séquence narrative (les différents moments du
repas de l'Histoire-ogresse).
Claude Simon se propose de dire la guerre de toutes les façons possibles puisque tout
récit reconstitué après coup est selon lui mensonger. Le discours allégorique joue donc un
rôle essentiel dans son dispositif narratif. Au sens fort, il permet de dire la guerre
autrement. Il dégage ainsi la poétique simonienne d'un possible envasement dans un seul
registre celui du réalisme (fût-il hallucinant) et de l'univocité. En doublant son récit
de guerre d'une fiction fantastique, il lui donne une dimension polyphonique.
L'allégorie simonienne va aussi, dans ce même roman, apparaître sous une forme et un
registre très différents. En effet, le narrateur de L'acacia n'hésite pas à
recourir à la fable allégorique pour évoquer ce même leitmotiv: le souvenir traumatique
provoqué par la débâcle de l'armée française en 1939. Le narrateur redevenu un homme
"normal" veut avec ses propres mots "faire exister l'indicible" en une sorte de témoignage
narratif pour répondre à ceux qui l'interrogent. Les mots se bousculent presque sans
liens:
(la bataille (...) (cette - mais comment dire? battue, poursuite, traque, farce,
hallali?) et où il avait joué le rôle de gibier - et ce qui s'en était
suivi : l'interminable et humiliant cortège des captifs serpentant à travers bois et
colline(?)4
Devant son échec à trouver les mots pour dire son expérience de la guerre et le fil de
son histoire, il a recours à un récit oblique, celui de la chèvre, du loup et du chasseur:
La chèvre que le chasseur attache à un piquet pour faire sortir le loup du bois. Ou dans
l'espoir qu'une fois la chèvre mangée le loup voudra bien s'arrêter - tout au moins le
temps de la digérer. Avec pour rendre la chose plus comique ce déguisement de carnaval et
à califourchon sur un cheval fourbu avec cette différence que la chèvre a tout de même
deux cornes pour se défendre et que le déguisement ne comportait comme accessoires qu'un
sabre de fer blanc et une pétoire à six coups. Et avec cette différence encore que le loup
était déjà sorti du bois et qu'une fois la chèvre avalée il avait aussi mangé le chasseur.
Sauf que d'après ce que j'ai compris il n'y avait même pas de chasseur.5
Fable extrêmement corrosive, on le voit, qui signale en filigrane l'incurie du
commandement militaire et dans laquelle il n'est pas difficile de trouver une
correspondance entre les chèvres et les soldats de l'avant-garde militaire et en
particulier ce colonel qui affronte de façon suicidaire les batteries ennemies en levant
dérisoirement son sabre avant d'être abattu, le loup et les troupes allemandes qui n'ont
fait qu'une bouchée de l'avant-garde française et l'hypothétique chasseur qui figurerait
les réserves attendues en vain de l'armée française. Fable enchâssée dans la fiction
romanesque où l'on ne manquera pas de lire le motif de la dévoration-digestion qui
décidément traverse en permanence l'imaginaire simonien. Les allégories (celle de
l'Histoire et celle de cette fable), si elles sont très différentes dans leur forme,
semblent cependant appartenir à un territoire fantasmatique commun lié à l'oralité.
L'humour si rare dans les oeuvres du romancier vaut bien sûr d'être remarqué. Il résonne
lui aussi comme un lointain écho de l'enfance dont les signes sont ici nombreux: des
"déguisements" de "carnaval" à "la pétoire à six coups" et au "sabre de fer blanc", du
registre de langue qui est à l'avenant ( "à califourchon") à la fable qui semble renvoyer
irrésistiblement à La chèvre de monsieur Seguin. Chez Claude Simon, l'allégorie est
donc propice à la remontée, d'une façon ou d'une autre, de traces de l'enfance dans le
territoire romanesque. Mais cette fable est aussi remarquable en ce qu'elle met en jeu de
façon spectaculaire un élément de la poétique du romancier : le recours à l'épanorthose.
Rappelons que, pour Fontanier, cette figure, qu'il nomme aussi " Rétroaction ", consiste à
"revenir sur ce que l'on dit, ou pour le renforcer, ou pour l'adoucir, ou même pour le
rétracter tout à fait, suivant qu'on affecte de le trouver, ou qu'on le trouve en effet
trop faible ou trop fort, trop peu sensé ou trop peu convenable."6 Ainsi, "la fable de la chèvre" se met tout entière sous le régime de
cette figure. Le narrateur rectifiant à outrance son propos en usant et en abusant de ces
opérateurs d'épanorthose que sont les "ou", "tout au moins", "avec cette différence
que (...) et avec cette différence encore", "sauf que d'après ce que j'ai compris...".
Le texte simonien régresse dans tous les sens du terme. Par les vertus de sa fable
allégorique, il peut dire autrement (la guerre) mais tout en se disant (en faisant
résonner les accents de l'enfance) et en indiquant la façon dont il se dit (cette poétique
de la reprise et de la rectification qui vaut au plan de la fable est évidemment
emblématique d'un roman tout entier placé sous le signe de la réticence). La fiction de la
fable raconte allégoriquement la guerre et la narration de la fable révèle la poétique du
romancier.
Mimesis et Poiesis.
Lucien Dallenbach parle des romans de Claude Simon comme
de textes qui "en même temps qu'ils racontent une histoire, racontent toujours-en quelque
sorte en direct- la narration de cette histoire et les problèmes posés par sa génération"
7 On est bien dans ce cas de figure avec cette fable qui
dit à elle seule la guerre (la débâcle) mais aussi quelque chose d'une autre guerre au
sein du roman lui-même. Les données de la fable sont, en effet, dans une perpétuelle
tension créatrice, mises en cause. Cette fable allégorique nous paraît ainsi délivrer deux
leçons, l'une relevant de la politique au sens large (une mise en cause radicale du
commandement militaire), l'autre de l'art poétique (au nom d'une écriture romanesque
plurielle et polyphonique). Ces deux excursions narratives placées sous le signe de
l'allégorie provoquent d'ailleurs par un mélange des genres, un étonnement, un recul du
lecteur. Elles appellent, à leur façon, un type de lecture peu confortable mais créative.
La "figue de paroles"
de Francis Ponge
On sait que ce poète n'a pas fait son deuil du naufrage de la rhétorique au dix-neuvième
siècle. Son objectif, bien sûr, n'est pas d'exhumer l'ancienne rhétorique mais d'en
inventer, à travers son oeuvre, une nouvelle, "non euclidienne", paradoxale, puisqu'elle
ne sera plus un corps de préceptes antérieurs et extérieurs aux poèmes. Une "rhétorique
par objet et par poème" tel est l'objectif que s'assigne Francis Ponge.
Ses textes, on le sait,
décrivent les choses les plus humbles, les plus prosaïques, les plus dépourvues d'aura
poétique mais en même temps ils nous parlent d'autre chose et figurent en acte cette
nouvelle rhétorique. C'est cette double postulation que Ponge a appelée "rhétorique de
l'objet". Son projet est d'établir une correspondance entre les objets décrits et la
situation d'écriture. Ainsi, on trouve dans son oeuvre de nombreuses métaphores figurant
les pages blanches qui deviendront "carrés blancs du linge" dans La jeune mère ou "mille
drapeaux blancs" dans La lessiveuse mais aussi les stylos "à plume rentrée" dans La
cheminée d'usine. Quant à la peau de L'orange, elle prend la forme d'un " épais tampon
buvard ", sans parler des Mûres qu'une " goutte d'encre remplit " et qu'on trouve dans les
" buissons typographiques ". Mais l'analogie n'est pas l'unique solution poétique à la
recherche du lien entre l'objet et le texte; il est aussi possible d'établir entre eux un
rapport d'ordre homologique. C'est le cas dans L'huître, l'un des poèmes les plus célèbres
du Parti pris des choses, où les parties du mollusque sont proportionnelles aux
paragraphes du texte. Tout cela est bien connu. Mais le projet pongien ne se limite pas à
cette économie mimétique. Le poème sera réussi si un lien s'établit entre le poème et sa
leçon rhétorique. C'est ce que Ponge explique en répondant à une question sur les
critères de l'achèvement d'un texte :
Il y a aussi un autre
critère d'achèvement. Je me suis aperçu que la moindre machine verbale que j'ai agencée à
propos de la moindre des choses contient une espèce de morale, d'art poétique
8
Il est clair que, pour
Ponge, le poème sera réussi s'il prend une dimension allégorique qui livre une leçon
éthique ou esthétique; s'il devient en quelque sorte un " manifeste indirect ". On
voudrait ici lire à la lumière de ces critères un de ses derniers grands textes : La figue
(sèche) avec sa " fabrique " Comment une figue de paroles et pourquoi.
9
C'est en 1977 que Francis
Ponge décide de publier l'ensemble de son "dossier" sur "La figue" comprenant à la fois
les différentes versions du "poème" et la (ou les) version (s) finale (s) (parue (s) dans
la revue Tel Quel et le recueil Pièces) dans un ouvrage au titre déconcertant. Avec cette
"figue de paroles", Ponge se montre extrêmement radical car il se résout cette fois "sans
retenue" à exposer "tout le grand nombre de feuillets" qu'il lui a fallu "gâter" pendant
près de dix ans pour "mener à son achèvement" cette "figue sèche". Cette poétique de la
rature (qui n'est pas sans rapport bien sûr avec la pratique simonienne de l'épanorthose)
fait rupture avec celle qui a prévalu dans le Parti pris des choses où les textes sont,
pour la plupart, bouclés "à double tour".
Ce qui saisit d'emblée le
lecteur de La Figue c'est l'existence d'un texte placé sous le signe de la pluralité:
multiplication des métaphores qui viennent s'offrir comme une véritable chaîne analogique,
pluriel des isotopies (militaire, érotique, alimentaire, monétaire) qui se tressent à
partir de l'objet, enfin pluriel des versions successives qui s'échelonnent pendant dix
ans.
Pour savourer pleinement
cette "figue de paroles", il faut consommer le texte par les deux bouts. Il est
remarquable en effet qu'à l'incipit et à la clausule de chaque version, il soit question
de poésie. C'est à cela précisément que nous allons porter attention:
Pour ne savoir pas trop ce
qu'est la poésie (nos rapports avec elle sont incertains), cette figue sèche, en revanche
(tout le monde voit cela), qu'on nous sert depuis notre enfance aplatie et tassée parmi
d'autres hors de quelque boîte, comme je la remodèle entre le pouce et l'index avant de la
croquer, je m'en forme une idée aussitôt toute bonne à vous être d'urgence quittée.10
Autrement dit, cette
figue sèche tient lieu de poésie. Ce qui va être dit pour la figue vaut aussi pour la
poésie. La figue figure la poésie. Ainsi cette figue qui n'est qu'une "pauvre chose " en
apparence, à l'image de cette chapelle romane "bâtie sans beaucoup de façons" et que
"l'herbe et le temps" ont rendu "extérieurement presque informe" mais qui recèle
intérieurement un "autel rutilant " et " scintillant ", cette pauvre figue sèche mérite
notre " considération ". On retrouve là un motif récurrent de la poésie pongienne qui se
place sous le signe du sapate.11 Le figue est un fruit
sapate donc auquel le poète voue " un bref culte ". Mais surtout un fruit délectable "dont
nous puissions à peu de chose près manger tout : l'enveloppe, la pulpe, la graine ensemble
concourant à notre délectation" et que nous "réclamons comme notre tétine". Le caractère
allégorique de ce propos ne fait aucun doute puisque dès " l'attaque " le poète a pris
soin de placer énigmatiquement ce fruit sous le signe de la poésie. Ponge pourrait
appliquer à la figue le finale de son poème La cruche : " Tout ce que je viens de dire de
la cruche, ne pourrait-on le dire, aussi bien des paroles?". A travers cette figue, il
serait question d'une certaine forme (" informe ") de poésie, d'une prose qui ne paierait
pas de mine à première vue mais dont l'enveloppe textuelle devrait être "franchie" pour
en apprécier la saveur. Une prose "bonne à croquer" en quelque sorte. Tout est bon dans la
figue comme dans le texte de Francis Ponge. Tout peut être consommé dans la figue-fruit
comme tout peut être lu dans la " figue de paroles "(y compris les brouillons). On
pourrait s'en tenir là et voir dans La figue une nouvelle leçon rhétorique qui n'est pas
insignifiante. Mais ce serait occulter à l'autre bout du " poème ", ce "petit ergot
caudal" qui revient avec entêtement (il " nous tient tête ") dans chaque version de la
"fabrique" pongienne:
Mais avant de finir il me
faut dire un mot encore de la façon particulière au figuier de sevrer son fruit de sa
branche (comme il faut faire aussi notre esprit de la lettre) et de cette sorte de
rudiment, dans notre bouche: Ce petit bouton de sevrage-irréductible-qui en résulte.
Pource qu'il nous tient tête, sans doute n'est-ce pas grand-chose, ce n'est pas rien. Posé en maugréant sur le bord de l'assiette, Ou mâchonné sans fin comme on fait des proverbes : Absolument compris, c'est égal.
Ce "petit bouton ligneux"
qui, lui aussi, rend compte du texte dans son ensemble ne se laissera pas facilement
oublier. Or, cette double figuration ne manque pas de faire problème car les deux images
du texte se font concurrence et installent en son sein une relative belligérance. Le poème
" monte sur ses ergots " : tout est comestible dans la figue-fruit comme dans la
figue-texte, nous l'avons vu, sauf précisément cette " queue de figue ", " ce petit bouton
de sevrage ", cet " ombilic ", ce " rudiment " qu'on n'arrive pas à avaler. Doit-on le
rejeter comme non comestible " sur le rebord de l'assiette "? ou " le mâchonner sans fin
comme on fait des proverbes " ?
Il y aurait donc un
texte-figue, où tout peut se consommer car il n'est que pulpe ou confiture, les pépins
n'étant là que pour en souligner la saveur, et un texte-rudiment, qu'on peut "mâchonner",
mais qui reste immangeable, "irréductible". Tout le matériau métatextuel n'est pas
textualisé comme en témoigne la version intitulée "Gloses annexes"
12 qui rassemble précisément des éléments non intégrés aux versions
finales du texte mais ces gloses " laissées pour compte " reçoivent une motivation, dans
l'économie de l'ouvrage, par l'entremise de l'allégorie rudimentaire. Elles sont
"comprises". Le "bouton de sevrage" vient, en effet, donner sens à ces textes. Bien
qu'irréductible, ce rudiment, posé "en maugréant sur le bord de l'assiette", fait partie
du fruit. Au fond, par cette fable de la figue et du rudiment, une réponse (oblique) est
donnée à la question : comment lire "la figue" ? Il y aurait ainsi deux façons de lire le
texte, suivant qu'on choisirait le côté figue (en privilégiant les dernières versions de
la " fabrique " celles qui se consomment le plus facilement) ou le côté rudiment (en
prenant le risque de voir sa lecture arrêtée, en obligeant le lecteur à un certain
ressassement " fastidieux " et à une prise en compte de l'hétérogène et des versions
annexes). À chaque lecteur donc de remodeler sa figue.
À travers Comment une figue
de paroles et pourquoi, une certaine conception de la poésie et une certaine façon de la
lire sont à l'?uvre. Mais tout cela ne se livre que de manière oblique. Le statut du texte
pongien demeure problématique. Jean Ristat parle à propos de La figue de " textes
indécidables " de " fiction théorique ". Jean-Marie Gleize choisit le pluriel de la
nomination pour approcher cette forme:
" La figue ", texte, poème,
fragment, ou fable, apologue, allégorie philosophique, fiction métalogique et
métatechnique ou encore poème et proême, sapate et nioque
13
Ce texte indécidable a donc une dimension allégorique donnée par ce double procès
constitué par les fils poétiques et métapoétiques qui se tressent dans le poème, et par la
leçon poétique et philosophique qui se dégage indirectement de l'objet. On est bien en
présence de deux " signifiés " l'un concernant la figue, l'autre la poésie, ce dernier
n'apparaissant au lecteur qu'après avoir effectué les "jeux de transposition
nécessaires"14. On serait donc confronté à une
allégorie mais " forgée dans un nouvel alliage ". En effet, la dimension narrative est peu
présente dans les passages auxquels nous avons fait référence15. Le descriptif et le " démonstratif " occupent le devant de la scène
générique. En outre, le parcours interprétatif n'est pas balisé à l'avance, pas
d'auctoritas qui viendrait fonder, une fois pour toute, le sens du texte. Une allégorie "
sécularisée " donc. Une allégorie qui s'émancipe par rapport à un système strictement
réglé qui établissait un régime étroit d'équivalences. Mais c'est précisément cette
approche nouvelle de l'allégorie qui fait son intérêt. On peut constater en effet que tout
n'est pas joué d'avance et que la première version de la figue (celle de 1951) n'a aucune
dimension allégorique (à aucun moment il n'est question de poésie, ni d'art poétique). Il
faut attendre sept ans pour que le poète, reprenant son dossier, intitule l'une de ses
versions " L'art poétique de la figue sèche ". L'allégorie prend ici un caractère
heuristique et prospectif et devient un véritable moteur d'écriture. La recherche du n?ud
de significations qui lui est propre fait avancer le poème (ceci est très proche de
Jaccottet). Ponge a d'ailleurs souligné lui-même cette importance de la découverte
rhétorique dans Pour un Malherbe:
confer ma démarche dans
mes pièces depuis La Rage de l'expression, exprimée le plus explicitement, je crois dans
le Lézard, le Volet, etc.; je n'aperçois, moi, le symbole ou l'allégorie, ou le thème
abstrait qu'à la toute dernière minute, et quand je l'aperçois, je le dévoile, je le
récite, je le dis 16
Pour conclure, on
rappellera les différentes fonctions de l'allégorie chez Claude Simon et Francis Ponge. On
remarquera d'abord que, dans les deux cas, l'allégorie est un élément essentiel de leur
poétique. Pour Claude Simon, elle permet de répondre à la question : comment raconter
l'indicible ? (la guerre). Pour tenter de le faire, il convient de varier les angles
d'attaque (fable, personnification) et de privilégier les approches obliques. Il s'agit
alors de doubler la fiction romanesque, de la pluraliser, de la mettre en question,
suscitant ainsi un lecteur en alerte qui ne restera pas englué dans l'illusion
référentielle. L'allégorie, dans les romans de Claude Simon, donne par ailleurs, une autre
épaisseur au texte en enchâssant dans une fiction réaliste des éléments qui relèvent du
registre fantastique et merveilleux. Elle autorise ainsi dans les deux sens du terme une
régression créative (retour sur l'écriture et sur le passé).
Chez Francis Ponge,
l'allégorie correspond à un stade décisif de sa création poétique, le moment où se nouent
dans une unité singulière l'objet du poème et son art poétique. Cette figure permet en
effet de concilier l'hétérogène. Une manière de mettre en cause l'habituelle partition
entre prose métatextuelle et texte, entre poème et proême. On pourrait "réciter" les
nombreuses allégories qui jalonnent le territoire pongien et vont constituer les éléments
majeurs de sa "nouvelle rhétorique". Autant d'objets, autant de représentations de la
scène de l'écriture et autant de figurations de ses partis pris. On n'est pas très loin
apparemment de la conception des Anciens pour qui l'univers était rempli d'allégories.
Mais, pour les Modernes et pour Francis Ponge en particulier, il n'y a plus de tables de
références qui viennent fixer le code de façon transcendante. Le jeu est
ouvert.
Dans "les armoires de la
mémoire" en écho à la "figue de paroles ", on pourrait rechercher, pour finir, la solution
(mariage de l'eau et du savon) que le poète fabrique pour la toilette de son lecteur,
l'incitant à s'exercer, à son tour et à son exemple, afin, " par un jeu assez enfantin ",
d'"arrondir ses bulles littéraires". Mais n'oublions pas nous dit le poète que "Tout cela
est bien plus (?) que des métaphores continuées "17
L'allégorie chez Ponge est une invitation constante à la lecture et à
l'écriture.
A.B.
1 VANDERDORPE C, "Allégorie et interprétation", Poétique n°117, Seuil, 99,
p.75
2 SIMON C, L'acacia, Paris, Editions de minuit, 1989. 3 SIMON C., op. cit., p. 242. 4SIMON C., op. cit., p. 348. 5SIMON C, op. cit., p. 348-349. 6FONTANIER Pierre, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, p. 408-409. 7DALLENBACH L., Claude Simon, Paris, Seuil, 1988, p. 43. 8RISTAT J., "L'art de la figue", entretien avec Francis Ponge, Digraphe, Paris, Flammarion, 1978, p. 111. 9PONGE F., Comment une figue de paroles et pourquoi, Paris, Flammarion, 1977. 10PONGE F., op. cit., p. 210. 11 On trouve dans le Littré cette définition: "Présent considérable donné sous la forme d'un autre qui l'est beaucoup moins, un citron par exemple, et il y a dedans un gros diamant" Ponge se réfère à plusieurs reprises à ce terme pour définir le genre de ses textes. 12PONGE F., Comment une figue de paroles et pourquoi, op.cit., p. 90. 13GLEIZE JM, "L'or de la figue", Présentation de Comment une figue de paroles et pourquoi de Francis Ponge, Paris, Flammarion, 1997, p. 15. 14 VANDERDORPE C., op. cit., p. 75. 15Jean-Pierre Richard dans Pages paysages (Paris, Seuil, 1984 p. 226) évoquera cependant à propos de ce poème une "suite diégétique" qui concerne l'une des dimensions du texte que nous n'avons u aborder ici. Il s'agit d'une allusion à l'histoire romaine à partir des figures de Symmaque et Boèce qui concuit Francis Ponge à considérer La figue (sèche) comme une "consolation matérialiste". 16 PONGE F, Pour un Malherbe, Paris, Gallimard, 1965, p. 239. 17 PONGE F., Le Savon, Paris, Gallimard, 1976, p. 105. Cet article est publié pour la première fois dans l'ouvrage : L'allégorie (corps et âme). Entre personnification et double sens Joelle Gardes Tamine ed. Publications de l'université de Provence, 2002 . |