Danilo Kis, portrait de famille

par Lakis Proguidis

 

Ni Darmolatov, ni Soljenitsyne

D'habitude, on attend qu'un enfant dise que le roi est nu. Après, tout devient plus facile : les gens sortent de leur profond sommeil pour découvrir une réalité qu'ils n'imaginaient même pas auparavant et que domine la "nudité" du roi.

L'homme aime prévoir et programmer. Pourquoi ne pas avoir des enfants éternels, des grands enfants, des gens formés pour rester enfants pendant toute leur vie, des enfants professionnels? Le plus souvent, on confie ce rôle aux poètes. Le mécanisme est parfait à un détail près : qui montrera du doigt le poète nu ?

Dans Un tombeau pour Boris Davidovitch (1976), sur cette scène shakespearienne où les rois sont remplacés par les inspecteurs de police, dans cette comédie sanglante où on distingue à peine le révolutionnaire du criminel et le prêcheur du terroriste, dans cette boucherie biblique qui fait périr au fond de la Sibérie, ou au Nord glacial russe, la fine fleur de l'Europe révolutionnaire, dans ce roman embrassant à la fois la lucidité de Joseph Conrad (Sous les yeux de l'Occident, 1911) et le rire sarcastique de Leo Perutz (Où roules-tu, petite pomme?, 1928), dans cette fresque de cruauté, dans ce laboratoire kafkaïen de chair humaine, Danilo Kis n'oublie nullement le rôle du poète. C'est avec la biographie d'un poète, A. A; Darmolatov (1892-1968) que se termine ce roman composé de sept histoires. Histoires autonomes et indépendantes, mais toutes liées par un fil presque imperceptible au "tombeau" de Boris Davidovitch, à son saut final dans le four de la chaudronnerie du camp, à ce non lieu, à ce "non-tombeau", à ce trou noir de l'existence, car de Davidovitch, après ce saut, il ne restera plus rien, ni sépulture, ni os, ni cendre, ni nom pour l'inclure dans les encyclopédies et les dictionnaires. Dans ce livre l'Histoire n'est pas seulement l'orchestration d'ambitions diaboliques, d'absurdités et expériences, elle fait le nettoyage des vies qu'elle-même a brisées. Et cette liquidation, cette mise au propre se complète donc, à la fin du roman, par les travaux et les jours du poète A.A. Darmolatov.

Darmolatov n'est pas complice de l'Histoire. Il n'en est pas absent non plus, enfermé dans sa tour d'ivoire. Esprit sensible et éclectique, il est tout simplement l'homme qui ne veut pas voir et connaître tout. Il fait le tri, rectifie légèrement, rend la réalité un peu plus vivable et agréable. Il ne nie pas le noirceur; il passe outre. Et il est toujours applaudi, vénéré, couvert d'honneurs. La société voit en lui son miroir fidèle, son témoin, son alter ego d'éternelle bonté, d'optimisme et de courage. Dans les années dix, Darmolatov écrit sur "le tourbillon vertigineux des hélices d'avion" et sur " les tours du Kremlin dans l'océan de l'air"; dans les années vingt, il rédige des poèmes "cosmopolites"; dans les années trente, il exprime son admiration pour "le canal mer Blanche - mer Baltique" fraîchement creusé - les bagnards sont retirés du tableau - et écrit un poème lyrique pour la Géorgie. Les sujets ne manquent pas. Darmolatov est un très bon poète doué d'une riche et puissante imagination. D'ailleurs, notons-le bien, il n'est pas aveugle devant le Mal. N'est-il pas, lui aussi, un persécuté? N'a-t-il pas déjà préparé sa valise, et non sans y avoir fourré Ovide pour le cas où les sbires frapperaient à sa porte?

En 1947, à l'occasion d'une commémoration, on invite Darmolatov à Cetinje (Monténégro). Le narrateur du Tombeau, jusqu'ici omniscient mais non impliqué dans son récit, se dévoile et participe, subitement, à l'action. Il était là, enfant, et il regardait sur l'estrade les sommités qui prenaient part à la rencontre poétique. De ce souvenir lointain il nous rapporte un fait qui l'avait beaucoup impressionné : les testicules de Darmolatov étaient d'une taille exceptionnelle, tellement son pantalon était gonflé à cet endroit-là. Plus tard, on a su que le grand poète était frappé d'éléphantiasis. L'enfant n'avait donc vu que les premiers signes de la maladie. Observation par ailleurs très utile, car c'est grâce à elle que Kis, le romancier, a pu trouver la dernière phrase de son roman : "pour écrire il ne suffit pas d'avoir de couilles".

Bien entendu, nous rejetons facilement les écrivains du type Darmolatov. Surtout quand leur parodie, comme c'est le cas dans le Tombeau, est si magistralement exécutée.Le parcours réussi de ce poète choisi pour clore ce roman, ce bréviaire de tortures, nous fait trembler de colère : "Quel culot de passer à côté de tant de souffrances sans rien avoir vu !" Pour écrire il faut donc autre chose que des "couilles", signe ici d'un égoïsme outré. Il faudrait, peut-être, participer, souffrir, suivre Davidovitch jusqu'au bord du four, saigner et témoigner, écrire avec la douleur et les gémissements des victimes ... Le partage de la souffrance nous attire comme des somnambules. Car, au fond, nous ne croyons pas que l'indifférence puisse être rachetée autrement que par l'identification avec le souffrant. Nous nous disons sûrement que pour écrire sur les camps, la voie du pathos est beaucoup plus fertile. Face au calvaire des persécutés, il ne nous reste finalement qu'une seule solution dans le piège Soljenitsyne.

De ce piège, nous sommes bien avertis par le roman de Kis. Roman qui me semble être écrit en grande partie comme le contre-modèle d'Une journée d'Ivan Denissovitch (1962).Le titre seul, Un tombeau pour Boris Davidovitch, est un indice suffisant de l'intention de Kis.L'opposition est d'autant plus percutante qu'à la consonance des noms des victimes est liée la dissonance de leurs expériences : une "journée" pour l'un, un "tombeau" pour l'autre.

Une journée. Un camp soviétique. Le récit de ce qui se passe depuis le réveil jusqu'au coucher d'Ivan Denissovitch. Journée peut-être meilleure que d'ordinaire : il suffit d'un morceau de pain supplémentaire ou de la satisfaction d'avoir fait avancer le travail, même forcé. Mais une journée qui reste quand même à l'extrême limite du supportable. Une parmi des milliers et des milliers de journées dans ces endroits inventés spécialement, dirait-on, pour éprouver la résistance humaine. Une journée d'injustice, d'isolement du reste du monde, de froid, de famine, d'humiliations, de travail forcé, de fatigue, de maladie, de tortures, de bagarres avec les codétenus, de peur, d'ignorance totale de l'avenir. Vraiment, rien n'u manque. Une journée, donc, à l'image de toutes les journées. Pourtant, la communauté, victimes et bourreaux confondus, reste humaine. Au bord de l'abîme, au bord de la banqueroute de la vie, l'humanité avance de telle quelle, inaliénable. Chez Soljenitsyne, ce n'est qu'un fragment de cette humanité éternelle qui est mis au bagne. Et on se dit que probablement ce ne peut pas être un hasard. Tant de souffrance, ce ne peut pas être pour rien.Ce n'est qu'une épreuve. L'espoir, magré tout, existe. Il y a sûrement quelque part un oeil qui voit tout, qui enregistre et qui, un jour, rendra justice.

Un tombeau.Qui n'en est pas un. Car Boris Davidovitch part en fumée. Pas seulement son corps. Tout. Sa naissance, son nom, ses traces. Boris Davidovitch est effacé des registres de l'humanité. Il n'est pas retourné au néant, il est néant. Personne ne peut reconstituer son passage sur tere, personne ne gardera indemne sa mémoire. Il n'y a que ces bribes, ces témoignages épars et déjà contradictoires que l'écrivain tente à grand-peine de sauvegarder. D'ailleurs, il ne le fait pas en vue de reconstituer, comme on dit, la vie d'un révolutionnaire notoire. Ce qu'il veut c'est plutôt saisir l'ultime expérience de ce rejet de l'homme hors de l'existence, de cette annihilation autrement inimaginable. N'oublions pas que Davidovitch était un enfant de ce siècle qui a vu l'homme se flatter d'être devenu l'accoucheur de l'Histoire, et que lui-même avait magnifiquement joué ce rôle. L'inimaginable tient au fait que ceux qui ont programmé l'Histoire, qui l'on aidée à "s'accomplir", en sont systématiquement proscrits par elle. Evidemment pas dans le sens du vieux cliché des révolutions dévorant leur enfants. Le roman de Danilo Kis nous parle d'une expérience unique, spécifique de ce siècle - en ceci il diffère complètement de celui de Soljenitsyne, qui ne nous fait rien connaître, qui s'inscrit dans les variantes infinies, mais identiques au fond, de la souffrance rédemptrice de la Passion christique. Grâce au Tombeau nous apprenons qu'entre l'homme et l'Histoire, complices par principe, s'est instaurée durant ce siècle une tension jamais connue auparavant. L'homme vit désormais face à l'Histoire un de ses plus grands paradoxes : plus il la sert, moins elle a besoin de lui.

 

Sablier contre Labyrinthe

Quand nous parlons de l'existence, de ses dilemmes, impasses, transformations et fissures, de son implication dans des situations hors du commun, nous sommes obligés de nous référer à des démonstrations romanesques. Notre dialogue sur l'existence ne peut être soutenu que par des hypothèses (romanesques), par des vies (personnages) conçues et complétées par un "dans l'hypothèse où". Comment est menée une démonstration romanesque? En inventant de fond en comble les axiomes, les lois et les théorèmes nécessaires pour mettre en relief une, et seulement une, hypothèse existentielle; autrement dit, en inventant la forme totale appropriée à cette hypothèse.

Le plus souvent, on néglige les exigences de la forme totale - j'insiste : de la forme dans le sens de l'adéquation entre "une hypothèse existentielle" et sa "mise en relief". On se con-tente, et ceci devient de nos jours presque le seul souci de l'écrivain, de ses succédanés : figures de rhétorique, style, tropes, acrobaties langagières, personnages typés, effets de ponctuation, labyrinthes, concepts, écriture, pastiches et autres "mises en abyme". En somme, rien que des procédés. Des "mises en forme". Des manières. Du "comment" et de la théorie sur le "comment". Une machine qui s'amplifie vertigineusement et qui peut faire tourner l'illusion littéraire à l'infini.

Je parle de "procédés", et pour cause. Car Kis risque d'être éclipsé sous par leur puissance néfaste, par leur capacité à occuper l'ensemble de l'espace littéraire. Prenons, à titre d'exemple, le rapprochement qu'on a effectué entre le romancier d'Un tombeau pour Boris Davidovitch et Borges en l'appelant souvent "le Borges des balkans".

Kis, Borges : le jour et la nuit. Les deux univers ne sont pas comparables. Bien sûr qu'il y a des "procédés" communs chez les deux artistes. Bien sûr que Borges, avant Kis, avait exploré des formes littéraires où le lecteur est pris par une sorte de vertige ne sachant plus distinguer si l'expérience précède l'expression ou si ce n'est pas l'inverse. Mais la seule chose importante, c'est que leurs projets esthétiques divergent, que les formes qu'ils ont chisies, magré les apparences, s'opposent.

Borges, de tempérament plutôt poétique, prend l'homme dans sa dimension anthropologique et a-historique. L'oeuvre littéraire est chez lui comme la quintessence d'un monde éternellement bercé entre le rêve et la réalité. C'est comme un filtre qui fait dilater le corps jusqu'à l'infini, qui conduit nos sensations aux limbes de la création, là où il n'y a plus de frontière entre la certitude et l'incertitude. C'est la poétique d'un univers plotinien où nous nous sentons comme des émanations d'archétypes enfouis au commencement du temps, où le sens bifurque dans des labyrinthes sans fin et où les êtres et leurs oeuvres sont des variantes et des combinaisons de données déjà stockées dans une bibliothèque universelle. C'est une expérience esthétique unique, je dirais même merveilleuse, qui ne nous est toutefois presque d'aucune utilité quand nous voulons parler concrètement du monde : sur les "labyrinthes" administratifs il serait mieux de "consulter" kafka (Le Procès) et pour l'homme piégé par sa "bibliothèque" il faudra toujours se souvenir de Canetti (Auto-da-fé).

Mais n'avons-nous pas aussi l'impression, en lisant les romans de Danilo Kis que l'homme a cédé sa place à son reflet, reflet miroitant désormais parmis d'autres reflets? Certes. D'où le malentendu majeur et la confusion entre les prémisses artistiques de Kis et la poétique borgésienne. Les deux nous montrent l'évanouissement de l'homme - l'homme que nous avons connu par nos manuels scolaires et par les bons vieux romans. Mais Borges et Kis ne vont pas dans le même sens. Tandis que l'homme borgésien s'évanouit, pris de vertige dans la fantasmagorie trompeuse de l'écrit et des effets de rhétorique, celui de Kis perd sa consistance parce qu'il s'implique dans une situation unique et irremplaçable, celle de son commerce étroit avec l'Histoire. Ecartons donc les impressions superficielles. L'homme de Borges et l'homme de Kis ne sont pas faits de la même étoffe : l'un concerne l'homme en général. L'autre est l'"étude" d'une situation humaine, d'une situation historiquement déterminée.

Rien, je crois, ne peut mieux illustrer cette différence à la fois esthétique et ontologique des deux écrivains que deux mots : labyrintheet sablier. (Sablier est le titre du troisième roman de Kis, le roman écrit à l'apogée de ses recherches formelles.) Ces mots représentent deux métaphores majeures, deux orientation divergentes.

Labyrinthe (Borges) : lieu où le temps perd son importance; espace d'interminables réseaux, de carrefours et de passages ne menant nulle part, où l'homme y pard ses repères. Surtout ses repères temporels. Il avance à l'aveuglette. Il se croit libre de ses pensées et des mouvements. Mais tout est piégé et son itinéraire est donnu, au détail près, d'avance. Cet homme est déjà dit. Ses pensées sont incluses dans un texte qui le précède et ses mouvements sont déjà réalisés et enregistrés dans un temps autre que le sien. Un temps absolu hors de sa portée et hors de ses calculs.

Sablier (Kis) : instrument pour mesurer le temps qui ne fonctionne qu'à condition que l'homme tende la main pour le renverser.Ainsi, par rapport à Borges qui confie le mécanisme du temps à un joueur extérieur à l'homme et à son Hisoire, Kis lie le temps directement à l'homme et à ses aventures uniques.

 

Histoire, tombeaux et documents

Sablier, la clé de voûte de toute l'oeuvre romanesque de Kis, peut nous aider grandement à la compréhension du Tombeau. Ecrit après deux autres romans, Chagrins précoces et Jardin, cendre, il prolonge et clôt un ensemble romanesque consacré aux souvenirs d'enfance de l'auteur, souvenirs liés surtout à son père (Juif déporté et disparu en 1942 dans les camps nazis). A vrai dire, les mémoies ne représentent qu'une petite partie de la matière romanesque, le reste étant la reconstitution "cubiste" de toute une époque. Mais il ne s'agit pas de collage de morceaux authentiques, historiquement valables, quoique l'on puisse facilement imaginer l'auteur dévorant des bibliothèques entières, interrogeant témoins sur témoins et feuilletant des piles d'albums de photos. il ne s'agit pas d'une recherche proustienne non plus, ayant comme but d'authentifier le passé à l'aide des mémoires d'enfance (Du côté de chez Swann). Kis part de la convention que l'enfance est l'âge du brouillard, de l'incertitude complète, du mensonge et du n'"importe quoi".

Le "n'importe quoi" de l'enfant chez Kis est une hypothèse de travail tout aussi valable que celle de Proust qui a utilisé l'enfance, dans la première partie de son roman, comme un trésor englouti par le temps. Autrement dit, à chaque oeuvre son enfant. Ce ne sont pas des caprices artistiques. Ce sont, encore une fois, comme avec Borges, des formes globales qui sont confrontées. Et si Kis choisit un enfant peu fiable, il ne le fait pas pour contredire le grand Proust, mais parce que cela servait, mieux que toute autre solution, la particularité de son oeuvre.

Le sablier a une forme symétrique, une forme dont le haut et le bas son interchangeables. Toute l'oeuvre de Danilo Kis est traversée par cette bipolarité, par la réversibilité des situations extrêmes. Tout se vide dans une autre forme. Tout se retire pour qu'autre chose apparaisse ailleurs. Il ne s'agit toutefois pas d'économie divine. Ce n'est pas de la glose cosmologique. Bizarrement, une fois vidée chaque forme ne disparaît pas. Son contour, la forme de la forme, son "être ne creux" continue à exister en attendant le retour du flux, continue à présenter sa vacuité afin de reprendre vie, une vie aussi précaire que la précédente.

On comprend alors mieux pourquoi Kis a besoin de cet enfant "étrange". Tout remue, tout vibre et tout peut basculer, d'un instant à l'autre, en son contraire parce que, au "doeur du récit", frémit le monde de cet enfant. alloté par les hasards de la guerre et par les nécessités de la survie, envoûté par le désordre, séduit par l'aventure, marqué par le malheur familial, voyou et philosophe, cet enfant refait le monde à sa manière : instable, décentré, incertain, éphémère et fragile. Reste ce continuel balancement, ce sentiment vertigineux d'être pris dans le tourbillon d'un mouvement sans fin, sans attaches, de flotter sans foyer, sans rapports rassurants, sans liens définitifs avec le temps ni avec le corps.

Kis a donné à sa triloie un titre général : Le Cirque de famille. De roman en roman, le nombre de souvenirs d'enfance de l'auteur va décroissant. A la fin, dans Sablier, on en trouve très peu. certes, l'auteur les utilise encore, mais il le fait indirectement : ces souvenirs sont déjà transposés dans les discours des autres, ils sont déjà traités du dehors, d'en haut, de l'âge adulte, comme les pièces détachées d'une machine impossible à recomposer. Mais le sentiment de balancement et de réversibilité de toute situation reste tel quel tout au long de la trilogie. L'ordre des trois romans est lui-même réversible. Nous pouvons les lire dans n'importe quel ordre. L'unité de l'ensemble ne sera pas perturbée. Parce que c'est toujours du cirque : balancements, déséquilibre-équilibre, situations réversibles, va-et-vient des clowns, petits et grands manèges. Et parce que c'est toujours un sablier, nous pouvons imaginer que le troisième roman, Sablier, "coule" sans arrêt dans le premier, Chagrins précoces, et vice versa.

Une expérience esthétique et sa manifestation, la forme, ne sont pas des jeux gratuits, bien qu'ils soient inconcevables sans la présence gracieuse du jeu. Derrière, se cache un homme, un aspect de l'homme. Mais nous ne pouvons le voir qu'à la seule condition de nous familiariser avec ce qui le cache. La forme n'est pas un rideau que nous pourrions retirer pour arriver plous vite au but. Le ferions-nous, l'homme là-derrière disparaîtrait sur le coup. Parce qu'en fait l'homme est dans le rideau. Le sablier est un instrument, un jeu amusant, le mécanisme du carrousel familial et de son petit monde. Il est aussi, principalement et avant tout, la métaphore romanesque choisie par Kis pour "contenir" et dévoiler un certain homme. Mais qui peut bien être cet homme? Je ne peux pas pousser l'hypothèse plus loin que la métaphore fournie par le roman : ce doit être un homme qui coule, si on peut dire, comme du sable, d'une forme dans une autre.

A la fin de Sablier, Kis recopie une lettre de son père, la dernière de ses traces, qu'il appelle aussi "table des matières". Evidemment, celle-ci pourrait figurer au début du livre et même au début de la trilogie. En effet le roman contient, dans un désordre total, presque tous les éléments et informations inclus dans la lettre. De toute évidence combinés "arbitrairement", rapportés selon l'imagination de l'artiste à des événements réels ou inventés ou sublimés, dispersés et souvent défigurés, ce sont des éléments qui, nés dans la vie du père, prennent maintenant uen autre place dans l'univers romanesque du fils. Sablier n'est pas un roman qui econstitue une vie, qui essaie de l'expliquer à partir de ses traces. C'est le roman d'un écoulement, d'un flux : de la vie du père à l'oeuvre du fils Danilo. C'est un roman-sablier. On n'y lit pas une histoire. On regarde comment le contenu d'une forme se verse dans une autre. Nous pouvons imaginer que la lettre, le seul document de la vie du père, est située à proximité du goulot du sablier. On a juste le temps de voir s'écouler les quelques grains (les éléments de la lettre-document) et ils vont aussitôt se disperser dans l'immensité de l'oeuvre romanesque.

Drôle de sablier que ce Sablier, tout de même! Il n'y a que le goulot et le vase inférieur contenant la vie du roman. Mais où est l'autre vie? Qu'est-ce que cela pourrait donner si nous essayions de renverser ce sablier brisé, dépourvu de son vase supérieur? Où iraient maintenant ces grains? Kis a-t-il raté sa métaphore?

Je ne le pense pas. L'autre vase existe bel et bien. Mais pas artificiellement fabriqué, inventé pour les besoins psychologiques et artistiques du fils. Il existe tel quel, dans sa réalité la plus profonde, dans sa dimension la plus essentielle, à savoir dans sa non-existence.

J'ai parlé plus haut des souvenirs d'enfance de l'auteur. C'était pour souligner la particularité de ces souvenirs qui se plaçaient, d'emblée, hors de tout contexte nostalgique. L'enfant, dans la trilogie de Kis, nous fait plutôt penser à un sorcier, à un diablotin qui s'amuse à métamorphoser les êtres, à les mélanger et à renverser leurs destins. Il réussit tous les coups sauf un : il n'arrive pas à inventer une forme pour son père. C'est le seul ca soù l'enfant bute sur une sorte de refus absolu, comme si le contenu qui devait remplir une forme quelconque n'avait jamais existé. L'enfant se trouve donc devant le néant total. Il y a quelque part une cassure définitive. Il y a une figure chère disparue dont les traces ne peuvent pas être recoposées. Il y a une mort plus redoutable que la mort. Il y a un trou que rien ne peut compbler. Il y a un être qu'aucun souvenir ne peut sauvegarder, qu'aucune imagination ne peut recréer. L'enfant joue, certes. L'enfant a des possibilités illimitées. Il peut tout faire, sauf ce qui a été défait par une divinité hors du commun ...

Kis ne fait pas de la philosophie de l'Hisoire. il ne travaille pas dans l'abstraction. Il parle de son père. C'est-à-dire d'un reflèt, un seul parmi les myriades de reflets qui ont payé cher la collision homme-Histoire. Le père disparaît dans les camps nazis. ui aussi sans sépulture. Comme Boris Davidovitch.

 

Entre "le zéro" et "l'infini"

Si le document prend une telle importance dans la littérature de Kis, au point que le romancier le produise le plus souvent ex nihilo, c'est parce que l'homme aujourd'hui est très peu sûr de pouvoir marquer le monde par sa présence. Le document, chez Kis, est un objet de désir, le substitut d'un manque fondamental : l'homme craint qu'il n'y ait plus personne pour témoigner de son existence.

Dans Le Cirque de famille, où la lettre du père jouait le rôle à la fois d'avant-propos, d'épilogue, de précieux document, de sommaire et d'index, il y avait encore un lien authentique, quoique à la limite du palpable, entre l'eouvre et la réalité. On ne construisait pas dans le vide. L'aperception était fondée, d'une manière ou d'une autre. L'existence témoignait sur l'état du monde profond et invisible, par la parole, par les visages, par les traces écrites, etc.

Ce lien naturel et humain est rompu dans Un tombeau pour Boris Davidovitch. L'artiste n'a plus d'accès direct aux sources. D'aileurs le doute plane sur l'existence même des sources. Un réseau de connexions très faibles - quelques mots, deux ou trois phrases, certains noms et surnoms - restent encore en place comme un lointain souvenir du lien de jadis. Il n'y a maintenant que quelques signaux, transposés de nouvelle en nouvelle, juste pour indiquer que c'était en suivant la même direction que tous les héros du roman se sont perdus.

Que les gens disparaissent, il n'y a là rien de nouveau. Ce qui surpend, c'est la liquidation de leur races. non pas les traces de deux ou trois personnes, mais des milliers. Comme si ces gens s'acheminaient volontairement vers le néant. Comme s'ils se précipitaient vers le silence des siècles. Voilà quelques bribes seulement qui volent de nouvelle en nouvelle. Comme s'il n'y avait qu'un texte pour témoigner d'un autre texte, et que l'homme lui-même avait été mis hors jeu.

Comment accepter, comment expliquer cette marche silencieuse de tant de gens vers le néant?

A cette attitude extrême, à cette sorte d'auto-bâillonnement, Arthur Koestler a donné une réponse aussi extrême. Dans son roman Le Zéro et l'infini (1940), il avançait l'hypothèse qu'un accord tacite a été signé entre l'homme et l'Histoire : aller ensemble jusqu'au bout, malgré toutes les difficultés, malgré le prix à payer. L'essentiel était d'être avec l'Histoire et d'aller dans son sens. Etre impérativement "au rendez-vous", disait-on fièrement. Accord diabolique, car la raison de l'Hisoire effaçait ainsi toute autre raison particulière. Et si tel ou tel des fidèles compagnons et partenaires était désigné comme ennemi (le proces de Moscou), il devait finalement accepter de jours volontairement ce rôle, comme un ultime service à la logique unique de l'Histoire. Ainsi, selon Koestler, il ne fallait pas tellement voir dans les exterminations massives en Russie, dans les années trente, des débats idéologiques, plitiques et historiques et leur snéfastes conséquences, mais un évolution globale vers une métaphysique de l'Histoire, vers une nouvelle foi auréolée de son propre calvaire et de ses martyres. A cette réserve prsè que ces nouveaux martyrs étaient destitués de leur popre gré de tout espoir de rachat : le dernier jugement était rendu ici-bas, il ne leur restait plus que le néant, l'anéanissement dans l'infini. Pourquoi donc laisser des traces? L'Histoire triomphante ne connaît ni doutes ni retours.

Bien que la thèse koestlérienne paraisse assez séduisante, elle n'en est pas moins discutable. Le roman de Koestler met en scène, dans un premier temps, la transformaion de Roubachof, le héros principal, qui, d'inquisiteu au service de la révolution bolcheviqaue se métamorphose en victime des purges staliniennes, et, dans un deuxième temps, son adhésion complète et sincère au réquisitoire qu'on dresse contre lui. Roubachof accepte volontiers son anéanissement, l'effacement de sa raison en faveur de celle de l'Histoire, sans possibilité de "réhabilitation"posthume. Il n'est qu'un machine qui raisonne. Même dans les souffrances physiques, même devant les pires absurdités, Roubachof reste une machine. Un pur esprit machinisé, un esprit au service de l'Histoire, assumant même sa liquidation afin de démontrer le pouvoir suprême du Maître. Cet homme, ce type d'homme peut-il exister? Jusqu'à quel degré l'intellect peut-il s'autonomiser du sort du corps?

Deux fois, dans le Tombeau, Danilo Kis répète, mot à mot, une phrase. Connaissant ses aspirations à la litote cette répétition est significative. On trouve une première fois la phrase prononcée par le narrateur dans "Le Cercle magique des cartes" - nouvelle où des bagnards criminels de droit commun jouent aux cartes la vie d'un révolutionnaire. On la retrouve dans "Chiens et livres" dans la bouche d'un Juif, Baruch David Neuman, victime des persécutions de Toulouse, en 1330, ancêtre "archétypal" du persécuté "principal" du roman, Boris Davidovitch : "Malgré tout, les souffrances provisoires de l'existence sont préférables au vide définitif du néant."Précison bien que la sérénité de l'expression cache, et révèle d'autant plus fortement, le côté inaudible d'expériences on ne peut plus inhumaines. Mais malgré tout, dit ce roman - c'est Kis qui souligne - en opposition nette avec la thèse avancée par Koestler, malgré tout l'homme ne signera jamais un contrat avec le néant. Même s'il ne voit rien, même si devant lui s'étend d'une manière irrévocable la nuit définitive de l'être, il n'acceptera jamais d'y entrer de sa propre initiative. Et s'il "capitule", s'il accepte de reconnaître sa culpabilité, il ne le fait que sous la torture, sous la menace du néant. Il le fait parce qu'il est accroché à la vie et non aux idées.

Devant le sort de Boris Davidovitch, Koestler ne voit que le problème philosophico-métaphysique. Kis, en revanche, essaie de comprendre son héros. Et comprendre, c'est autre chose que résoudre.

Kis ne répond pas à Koestler par un ani-Roubachof. Son Boris n'est pas une solution, mais un mystère. Un double mystère. Premièrement, parce qu'avec son suicide, Davidovitch contredit la thèse du malgré tout.Deuxièmement, parce que son choix de disparaître sans laisser de traces semble confirmer la suprématie définitive de l'Histoire. Avec lui nous ne pouvons pas trancher. Peut-être que la souffrance a été telle que même le malgré tout, comme axiome de la vie, est annulé. Peut-être a-t-il abandonné le monde à l'Histoire. Peut-être a-t-il laissé son "non-tombeau" comme défi aux générations à venir.

Je ne crois pas que nous puissions aller plus loin que l'énigme. Je ne crois pas que Kis ait voulu dire, par son roman, autre chose que : il faut à tout prix protéger et sauvegarder l'homme-énigme.Ce n'était pas de sa part une déduction philosophique. C'était son fond artistique, sa conquête, sa découverte. C'était la rencontre de sa propre expérience (la perte du père) avec l'histoire des camps nazis et communistes.

Boris Davidovitch est l'autre moitié du père disparu. Les deux ensemble composent un seul personnage, un seul être romanesque. Les deux sont le résultat de la même quête romanesque, quête menée une fois à l'intérieur du foyer familial, et une fois à l'échelle du siècle. Les deux convergent à la même question : qu'en est-il de la présence de l'homme dans l'Histoire de ce siècle? Car il paraît que nous nous trouvons qu seuil d'un grand tournant, d'un bouleversement apocalyptique senti jusqu'aux tréfonds de notre âme. L'homme perdant, l'homme qui rate son coup, l'homme qui tombe devant l'Histoire perd aussi son image. Ce n'était pas toujours ainsi. L'homme, on pouvait lui arracher la vie mais jamais la mort. Sa mort lui appartenait et il pouvait perpétuer sa présence à travers elle. Maintenant il est devant le gouffre, devant le plus grand piège : sa chute en matière biologique, sa transformation en comestible, en pure énergie pour faire avancer la roue.

Mais ne nous hâtons pas de conclure? Danilo Kis a réussi à nous rendre proches ces êtres arrachés de la vie et de la mort.Grâce à son roman leur situation commune d'"homme sans tombeau", nous est imposée comme une énigme à la fois terifiante et inoubliable.

L'Histoire, la conception que nous nous faisons de l'Histoire, dont les systèmes nazi et communiste furent deux application spécifiques, peut tout détruire de l'homme. Son âme, son corps, ses attaches, ses convictions et ses aspirations à la postérité. Cette Histoire n'arrivra jamais, conclut l'oeuvre romanesque de Kis, à bout de son énigme.

Cette Histoire nous a légué un homme brisé, exterminé, effaçable. Caprice? Nécessité? Séduction du néant? L'homme qui pose ces questions et tant d'autres, l'homme qui veut savoir, prend déjà une avance sur son adversaire. Le mystère sera de son côté, l'énigme lui appartient. Dans l'état où son complice et ennemi suprême l'a poussé, orphelin de l'image de son père et de l'image de son prochain, perdu dans un univers où la personne humaine se décompose, la bonne réponse aux questions qui précèdent n'est pas de la première importance. En revanche, s'accrocher à l'énigme, ne faire qu'un avec elle, ce sera l'affirmation de sa valeur unique. Devant le nivellement de l'Histoire l'homme n'a qu'un attitude possible: la rage souveraine de l'enfant qui démonte son jouet pour voir ce qu'il a dans le ventre.

Ce n'est pas un hasard si l'enfant du Cirque de famille, préfiguration du futur romancier, enfant qui brouille le tableau, qui mélange les figures et déforme les témoignages, réapparaît avec son observation sur les couilles gonflées de Darmolativ à la fin d'Un tombeau pour Boris Davidovitch. Ce n'est pas l'éternel enfant innocent qui nous fait voir le roi nu. C'est un enfant qui ne voit rien et qui, au bout de la nuit, n'a plus rien à nous faire voir. Si ce n'est que l'énigme même :

J'entendis une rumeur sous la fenêtre et je pensai qu'on venait tuer mon père. Mais un violon remit tout en doute et calma ma frayeur. Celui qui jouait sous nos fenêtres n'était pas un virtuose, mais, de toute évidence, le soupirant de ma soeur Anna. (Chagrins précoces)

L.P.

 
 
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